4. Le poids du pain
Si cela ne suffisait pas à sa peine, Monique, la petite dernière de la famille, était chargée d’une mission quotidienne : ramener le pain à la maison après l’école. Cette tâche, en apparence banale, était pour elle une source constante d’angoisse. L’achat du pain impliquait un grand détour par rapport au chemin habituel et rallongeait son trajet de plusieurs kilomètres. Le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur les rues de Florange, Monique se pressait, son sac d’école battant contre ses jambes maigres, serrant la précieuse miche contre elle.
Ce jour-là, pourtant, le hasard fut cruel. La boulangerie était bondée, les files s’étiraient, et le temps semblait s’écouler plus vite qu’à l’accoutumée. Elle attendit son tour, observant les clients repartir avec leurs provisions, tout en calculant nerveusement les minutes qui s’écoulaient. Quand enfin elle put repartir, il était déjà tard. Malgré sa petite taille et ses jambes fatiguées, elle se hâta de rentrer, son cœur battant à l’idée de ce qui l’attendait.
Arrivée à la maison, elle fut immédiatement confrontée à la sévérité de son père. Bien qu’il fût généralement juste avec ses enfants, une ombre d’injustice pesait sur Monique, l’éternelle cible de sa frustration. Sans laisser à sa fille le temps d’expliquer les raisons de son retard, il la réprimanda sèchement, des paroles dures qui brûlaient autant que des coups. Ce soir-là, Monique fut corrigée pour une faute qu’elle n’avait pas commise, pour un retard causé par des circonstances hors de son contrôle. Les yeux baissés, elle encaissa en silence, la boule de pain toujours pressée contre sa poitrine, symbole muet de sa tentative de bien faire.
Privée de repas, Monique rentra dans la petite chambre glacée qu'elle partageait avec ses sœurs. L’odeur du pain encore présente sous ses doigts lui rappela cruellement ce qu’elle n’avait pas eu le droit de goûter. Elle se coucha, se cachant dans l’ombre, et étouffa ses sanglots dans l’oreiller de paille qui ne pouvait réconforter ses pleurs. L’épuisement, physique et moral, l’envahit. Si petite, elle avait déjà appris les dures leçons de l’injustice du monde, mais elle serrait les poings, nourrissant en elle une résilience farouche.
Chaque épreuve qu’elle affrontait, chaque humiliation qu’elle subissait creusait en elle une force silencieuse, une détermination inconsciente qui, elle en était certaine, finirait par l’aider à se relever.
Dans cette chambre exiguë, parfois, ses sœurs réussissaient à dissimuler un morceau de pain ou un peu de lait, qu'elles partageaient en cachette. Ces gestes furtifs de solidarité, bien que modestes, étaient pour Monique des sources de chaleur et de réconfort dans l’immensité de la froideur de son quotidien.
La situation devenait de plus en plus insupportable. Son père était devenu un tyran sans retenue. Ses punitions, autrefois mesurées, s'intensifiaient. À chaque retard, même minime, elle se retrouvait à subir des coups. Mais ce qui la brisait vraiment, c’était la manière dont il la privait de tout, même d’espoir.
Un jour, alors qu'elle revenait encore un peu en retard avec le pain, son père, dans sa colère, lui reprocha de flirter avec les garçons, une accusation totalement infondée. Monique, pétrifiée, tentait de nier, mais cela n’arrangeait rien. Ses gifles pleuvaient plus fortes à chaque mot qu'elle prononçait pour se défendre. Quand ses cris de douleur ne suffisaient plus à le faire reculer, il se lança dans une méthode implacable et cruelle : il la maintenait sous l'eau, répétant sans cesse la même question, la forçant à répéter la réponse qu'il attendait d’elle. Finalement, exténuée et au bord du désespoir, Monique finit par céder, un « oui » forcé échappant de ses lèvres, comme une soumission pour que tout cela cesse.
Les coups de ceinture qui suivirent marquèrent à jamais son corps, des souvenirs d’une douleur qui ne s'effacerait jamais, mais bien plus lourde encore était la douleur psychologique qu'elle endurait chaque jour, chaque minute.
Un jour, alors que ce scénario se répétait pour la énième fois, Monique, d'une voix tremblante mais pleine de détermination, s’écria :
— Tu es injuste, je n’en peux plus. Je n’ai rien fait de mal.
Ces mots furent un cri du cœur, un appel désespéré pour que cesse cette violence injustifiable. Et son père, dans une froide indifférence, lui répondit simplement :
— Si ça ne te plaît pas, tu n'as qu'à t’en aller.
À cet instant, Monique prit une décision. D’une clarté absolue, elle comprit que l’opportunité de fuir ce quotidien oppressant se présentait peut-être une dernière fois. À seulement 11 ans, elle quitta la maison, se réfugiant d’abord dans un coin de la ville où elle se cachait en sécurité pour attendre ses sœurs qui faisaient ce qu'elles pouvaient pour l'aider. Puis, sans un regard en arrière, elle prit la route vers Paris, espérant y trouver une vie meilleure, loin de la cruauté qu'elle avait connue. C’était un acte de survie, un dernier souffle d’espoir.
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