23. Un décor enchanté.
La remorque démarre doucement, les chevaux avançant dans un rythme paisible, leurs sabots résonnant sur le chemin de terre. Monique, un sourire aux lèvres, s’installe plus confortablement, prête à savourer cette promenade pittoresque à travers la campagne axonaise.
Dans la cour, Claude observe l’attelage qui s’éloigne, un mélange de satisfaction et de nostalgie dans le regard. Il se détourne ensuite, bien décidé à ce que tout soit parfait pour la suite des festivités.
Un peu résignée mais amusée par son absence, Monique s’appuie contre le dossier, laissant ses pensées vagabonder au gré du paysage. Jacques, à l’avant, donne un léger claquement de langue pour encourager les chevaux, tandis que Paul se penche pour poser une question sur la région.
L’attelage avance ainsi, bercé par le rythme tranquille des animaux et le charme intemporel des lieux, offrant à chacun une parenthèse de sérénité au cœur de cette belle journée d’été.
Le travail est en pleine effervescence chez les Durieux. Dès le départ des Deschamps pour leur promenade champêtre, l’équipe formée par les jeunes Durieux et leurs alliés se met au travail avec ardeur. Les fiancés des sœurs se joignent à l’effort collectif : Bernard, robuste et énergique, avec son large sourire contagieux ; François, concentré, ses mains solides ajustant les cordages ; Lucien, débordant d’idées pour perfectionner les décorations ; et Charles, méticuleux, ses gestes précis dans chaque tâche. Michel, enfin, ne reste pas en reste, apportant son énergie décontractée et ses éclats de rire.
Sous le soleil éclatant de l’été, les jeunes hommes ont retiré leurs chemises, dévoilant leurs torses sculptés par le travail et les heures passées en extérieur. La lumière joue sur leur peau hâlée, accentuant chaque muscle tendu par l’effort. Des gouttes de sueur perlent sur leurs fronts et glissent lentement le long de leurs bras et de leurs torses, scintillant comme des éclats de diamant. Bernard, un sac de lin rempli de guirlandes sur l’épaule, marche d’un pas assuré, ses biceps se contractant à chaque mouvement. François, accroupi près d’un poteau fraîchement planté, ajuste un nœud avec une précision presque artistique, ses mains rugueuses témoins d’un labeur quotidien.
Lucien, debout sur une échelle de bois, dirige l’installation des guirlandes suspendues ; son regard concentré scrute chaque détail. Un instant, il lève les bras pour accrocher une couronne de fleurs sur un fil tendu entre deux arbres, et son torse se cambre légèrement, exposant une fine pellicule de sueur. Charles, plus en retrait, s’affaire à tresser une dernière guirlande, ses doigts agiles jonglant entre feuilles et fleurs.
Le cliquetis des outils se mêle au bruit doux des oiseaux et au chuchotement du vent dans les arbres. Des voix s’élèvent, des plaisanteries fusent :
— François, serre plus fort ! Sinon, le vent emportera tout ce soir ! lance Michel en riant.
François, sans se départir de son sérieux, riposte avec malice :
— Au moins, moi, je travaille ! Et pas seulement à faire des remarques futiles !
Dans la maison, l’atmosphère est tout aussi intense mais d’un autre genre. Marie, la mère de Claude, règne sur la cuisine telle une cheffe étoilée dans son royaume. Avec son tablier soigneusement noué et un regard acéré, elle guide ses filles avec une autorité bienveillante. Les casseroles fument, les couteaux cliquettent, et les arômes d’herbes fraîches, d’ail et de viande rôtie emplissent la pièce.
Denise, les joues rouges d’avoir pelé une montagne de légumes, s’affaire à hacher des oignons ; Nicole, un torchon sur l’épaule, vérifie la cuisson des tartes. Jeanne, toujours méthodique, pèse les ingrédients pour la pâte d’un pain spécial, tandis que Simone, concentrée, ajoute la touche finale à un plateau de petits fours savoureux. Les rires discrets et les exclamations de surprise accompagnent les plats qui prennent forme.
— Maman, est-ce qu’on met une touche de thym ici ? demande Jeanne, désignant une cocotte fumante.
Marie, sans lever les yeux de la tarte qu’elle garnit, répond avec un sourire :
— Oui, mais pas trop ! Juste de quoi éveiller les papilles sans écraser les autres saveurs.
Chaque plat est une œuvre d’art, témoignant de l’amour et du soin apporté à cette célébration. Des viandes dorées, des salades colorées, des fromages affinés et des desserts exquis prennent leur place sur les plateaux qui seront disposés le soir même.
Dehors, les guirlandes sont presque terminées. Elles serpentent entre les arbres et les poteaux fraîchement érigés, formant un décor aérien et enchanteur. Les étoffes de lin, légères et ondulantes, créent une ombre douce sur la longue table qui attend le grand banquet. Les bancs sont recouverts de coussins moelleux, et les bouquets de fleurs des champs ajoutent une touche finale, conférant au lieu un charme simple mais irrésistible.
Les préparatifs avancent à grands pas, chaque détail reflétant l’effort collectif et l’amour de cette famille pour l’accueil et la fête. Cette scène, où le travail manuel se mêle à la joie partagée, est une véritable ode à l’unité et à la beauté de l’été rural.
Pendant ce temps, Jacques arrête les chevaux au sommet d’une colline ombragée. Devant eux, les ruines du Château de Fère-en-Tardenois se révèlent, majestueuses malgré l’épreuve du temps. Les Deschamps descendent de la remorque, les yeux levés vers cette structure impressionnante qui domine le paysage.
— Bienvenue au cœur de l’histoire, déclare Jacques en désignant du bras les vestiges. Ce château a traversé les siècles et reste un témoin fascinant de notre passé.
Les ruines se dressent sur une vaste motte semi-artificielle. L’enceinte heptagonale, aux contours irréguliers, est flanquée de sept tours cylindriques massives, bien qu’en grande partie effondrées. Le soleil joue sur les surfaces rugueuses de ces murailles, projetant des ombres qui donnent une profondeur dramatique aux pierres anciennes.
Au sud, un châtelet d’entrée encadré par deux tours pentagonales ouvre sur ce qui fut autrefois la cour principale du château. La végétation, qui a repris ses droits, ajoute une touche sauvage : des fougères et des lianes grimpent le long des murs, tandis que des fleurs sauvages bordent les anciennes archères. Au centre de la cour, un puits profond témoigne de la vie quotidienne des habitants d’antan.
— Ce qui est encore plus fascinant, c’est ce pont, ajoute Jacques, les yeux brillants. Il est unique.
Devant eux, un pont couvert monumental enjambe un large fossé. Long de soixante mètres, il se compose de cinq arches élégantes, soutenant une galerie Renaissance. Cette galerie, large de cinq mètres, servait autrefois de lieu de vie mondaine et de jeux, une préfiguration du célèbre château de Chenonceau. Les murs du pont portent encore des traces de motifs décoratifs, bien que le temps les ait effacés en partie.
Les invités s’avancent sur le pont, impressionnés par la solidité de l’ouvrage malgré les siècles écoulés. Monique pose une main sur la balustrade de pierre et observe le fossé en contrebas, envahi par des buissons et des herbes hautes.
— On peut presque entendre l’écho des chevaux qui le traversaient autrefois, murmure-t-elle.
Jacques sourit, satisfait de l’effet produit.
— Ce pont est un symbole de grandeur et de vision. Imaginez la vie ici, les bals, les banquets… Tout un autre monde.
Le paysage autour du château est tout aussi impressionnant. Des bois touffus encerclent la colline, et au-delà, les champs s’étendent à perte de vue. Le vent apporte avec lui des effluves d’herbe coupée et de fleurs sauvages, mêlés à l’odeur ancienne de la pierre.
— Regardez là-bas, dit Jacques en pointant l’horizon. C’est là que nous allons ensuite, dans les champs qui brillent comme de l’or sous ce soleil d’été.
Les Deschamps montent de nouveau dans la remorque, emportant avec eux l’image de ces ruines imposantes, tout en écoutant Jacques raconter les légendes qui entourent ce lieu chargé d’histoire.
La remorque s’immobilise doucement, les chevaux abaissant la tête pour souffler après la montée. Devant eux s’étend un champ infini, baigné dans la lumière douce et dorée d’un après-midi d’été. Les épis de blé, d’un or intense, se dressent comme une armée disciplinée, oscillant au gré d’une brise légère qui porte avec elle un parfum de terre chaude et de grain mûr. Les Deschamps, curieux et émerveillés, descendent lentement de la remorque, leurs pieds s’enfonçant légèrement dans la terre sèche et craquelée du chemin bordant le champ.
— Voilà mes champs de blé, annonce Jacques, sa voix empreinte de fierté. Chaque épi ici est le fruit d’un travail acharné, mais quel plaisir de voir cette mer d’or prête à être récoltée.
Monique avance d’un pas, attirée par la beauté saisissante de ce paysage. Les épis, presque à hauteur de sa taille, caressent ses mains lorsqu’elle les effleure. Leurs grains, serrés les uns contre les autres, scintillent sous le soleil comme si chaque grain contenait une petite étincelle de lumière. Le vent, en soufflant doucement, crée des vagues dorées qui se propagent à travers le champ, imitant les mouvements d’un océan tranquille.
Le bord du champ n’est pas moins spectaculaire : des bleuets et des coquelicots écarlates surgissent çà et là parmi l’herbe haute, leurs couleurs vives offrant un contraste saisissant avec le doré dominant. Plus loin, une rangée de peupliers se dresse en silence, leurs feuilles brillantes frémissant à chaque souffle du vent. Ces arbres, droits comme des sentinelles, semblent veiller sur ce paysage paisible, dessinant une ligne verte contre le ciel d’un bleu éclatant.
Mme Deschamps, captivée, se penche pour cueillir un épi. Elle observe avec attention les grains fermes, leur surface lisse et nacrée.
— Chaque épi est une petite merveille, murmure-t-elle. On ne se rend pas compte de tout ce qu’il faut pour arriver à ça.
Jacques, qui l’observe, répond avec un sourire :
— Chaque graine a son histoire. Cela commence dans la terre, puis avec le soleil, la pluie… et beaucoup d’huile de coude !
Pendant ce temps, M. Deschamps, un peu en retrait, regarde au-dessus des champs, vers le ciel. Une buse tourne lentement dans les airs, ses ailes larges ouvertes, décrivant des cercles parfaits. Elle pousse un cri strident, qui semble se perdre dans l’immensité. Il ferme les yeux un instant, respirant profondément, avant de déclarer :
— C’est un spectacle qu’on ne voit que rarement. Cette harmonie entre l’homme et la nature. Pas étonnant que vous soyez si attaché à cet endroit, Jacques.
Jacques incline légèrement la tête, touché par ces mots.
— Chaque saison, ces champs changent de visage. Au printemps, c’est une mer verte, tendre, pleine d’espoir. Et maintenant, c’est l’été, le temps de la moisson. Une période qui demande du travail, mais qui nous rappelle ce pourquoi on se lève chaque matin.
Ils restent là un moment, absorbés par ce paysage. Le silence est lourd de beauté, et chacun, à sa manière, se laisse envoûter par la quiétude du lieu. Monique, les yeux mi-clos, savoure la douceur de l’air. C’est alors que Marie, prévoyante et toujours attentive, a pensé à tout : un panier pique-nique soigneusement préparé, garni de mets simples mais savoureux, a été déposé dans la remorque.
C’est dans ce cadre idyllique qu’ils décident de faire une pause. En étendant une grande nappe de lin sur le sol, ils s’installent au cœur de la campagne axonaise, où les fleurs, les arbres et l’air frais se mêlent à la joie de partager un repas en pleine nature à l'ombre d'un vieil arbre. Le panier dévoile des trésors : du pain frais, des fromages affinés, de la charcuterie, des fruits de saison juteux et quelques pâtisseries maison. Le tout est accompagné d’une carafe d’eau fraîche et d’un vin léger, parfumé aux arômes de la campagne.
— C’est un festin, dit Monique en souriant.
Jacques, les yeux pétillants, acquiesce, puis se penche pour couper un morceau de pain. — La nature nous offre ce qu’elle a de mieux, mais il faut bien l'accompagner un peu, n’est-ce pas ?
La conversation se poursuit, fluide et légère, entre deux bouchées. Les oiseaux continuent leur chant, le vent effleure les arbres, et l’harmonie du lieu semble inviter à une digestion toute aussi douce et tranquille. Le bruissement du blé, le chant des insectes et les appels lointains des oiseaux sont les seuls sons qui les entourent. La lumière, de plus en plus intense à mesure que l’après-midi commence, baigne le champ dans une aura presque magique, comme si le temps s’était figé. Il est temps de repartir pour se mettre à l'ombre.
Le sentier forestier qu’emprunte Jacques est une invitation à la contemplation, une promenade qui semble hors du temps. Les rayons du soleil filtrent à travers le feuillage dense, dessinant des mosaïques lumineuses sur le sol tapissé de mousse. Au rythme des chevaux, Monique, assise confortablement sur la remorque, laisse son regard s’égarer sur les racines épaisses qui serpentent autour des pierres couvertes de lichens. Une sérénité palpable règne, rythmée par le doux craquement des sabots sur le sol et le murmure du vent dans les feuilles.
Monique inspire profondément et cite doucement, presque pour elle-même :
— “Sous les ombrages et les fleurs, sur l'herbe épaisse et veloutée, nous goûtons encore la fraîcheur des heures paisibles.”
Son père lui jette un regard amusé.
— Toujours Lamartine ?
Elle sourit, les yeux pétillants.
— Peut-on trouver plus approprié ?
Lorsque le sentier s’élargit enfin, une clairière se révèle, baignée d'une lumière douce et dorée. Devant eux s’étend une mer ondoyante de fleurs sauvages, un tapis vivant où les marguerites blanches s’épanouissent en parfaite harmonie avec les touches violettes des campanules et les éclats rouge vif des coquelicots. Leurs pétales frémissent légèrement sous la caresse d'une brise légère, comme animés d'une vie propre. Les verts profonds de l’herbe offrent un contraste saisissant, soulignant la richesse vibrante des couleurs.
Monique descend doucement de la remorque, comme pour ne pas troubler la sérénité du lieu. Fascinée, elle s'agenouille pour cueillir une campanule, ses doigts fins effleurant les pétales veloutés avec une délicatesse instinctive. Elle se redresse légèrement et murmure, les yeux brillant d’admiration :
— Je me demande si la nature n’est pas la première des poètes, tissant ici une tapisserie que nul pinceau ne saurait égaler.
Jacques, accoudé à un tronc robuste, lui jette un regard bienveillant.
— Vous avez l'âme sensible, madame, et vous la laissez parler. Ici, c'est le royaume du silence et de la beauté sans artifice.
Pendant ce temps, Mme Deschamps ferme les yeux et inspire profondément. L’air est chargé d’un mélange subtil de terre chaude et de fleurs, un parfum à la fois apaisant et vivifiant. Les chants d’oiseaux, le bourdonnement discret des abeilles et le bruissement du feuillage composent une symphonie naturelle.
— Un tel endroit élève l'esprit, dit-elle doucement, presque pour elle-même, les mains jointes devant elle.
Un éclat argenté interrompt soudain leur contemplation : une libellule passe, ses ailes fines capturant la lumière en éclats irisés. Elle effleure un petit étang dissimulé dans un repli de la clairière. Sur l’eau, des nénuphars flottent paisiblement, leurs larges feuilles vertes encadrant des fleurs blanches d’une pureté éclatante. Tout dans ce tableau évoque un conte féerique, où l’harmonie de la nature est un enchantement en soi.
— On dirait un tableau vivant, s’émerveille Monique, ou une scène qu’Ovide aurait décrite dans ses Métamorphoses. Peut-être que ces nénuphars sont des dryades endormies ?
Jacques éclate d’un rire chaleureux.
— Si les dryades se sont installées ici, mademoiselle, c’est qu’elles ont trouvé le plus beau refuge.
Alors que la chaleur décline doucement, l’heure du retour approche. Jacques donne un léger claquement de langue, et les chevaux reprennent leur marche, ramenant la remorque vers le village.
Lorsqu’ils approchent de l’imposante halle aux grains, Jacques ralentit. L’édifice se dresse, fier et immuable, ses arches de pierre et ses voûtes majestueuses trahissant une histoire de labeur et de prospérité. Les lourdes colonnes, qui semblent défiées par le temps, sont ornées de traces laissées par des générations de marchands et de paysans.
— Cette halle est plus qu’un bâtiment, explique Jacques, le regard empreint de fierté. C’est le cœur de notre histoire. Elle a vu passer des mains qui échangeaient bien plus que des grains : des promesses, des espoirs, des récits de vie.
Les sabots des chevaux résonnent contre les pavés, amplifiant l’écho dans la halle déserte. Ce son grave et profond semble rendre hommage à l’architecture massive qui les entoure. Monique observe les voûtes avec attention, murmurant comme pour elle-même :
— “Le passé, comme un songe, murmure à travers les pierres. Il faut savoir tendre l’oreille pour l’entendre.”
Leur retour se fait sous un ciel d'un bleu éclatant, empreint de la poésie du jour qui s’achève. Chacun emporte avec lui un fragment de cette journée, gravée dans leur mémoire comme un moment d’harmonie parfaite entre l’homme et la nature.
Alors que le bruit des chevaux s'estompe peu à peu en s'éloignant, un sentiment de calme et de continuité flotte dans l’air, comme si ce simple trajet avait permis de connecter les traditions passées et les promesses d'un avenir serein.
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