En vomissant mon cœur
Vers 2 heures j'ai dégueulé dans les toilettes du Snowbird. Désolée de commencer ainsi mon récit mais c'est la vérité.
Pliée en deux, les yeux fermés et larmoyants, j'avais l'impression que tout mon estomac allait me sortir de la bouche comme une vieille chaussette à l'envers. Je me maintenais aux parois pourtant pas très propres, le corps agité de spasmes et les jambes en guimauve.
J'ai quand même pensé que c'était con de vomir ce que je venais d'ingurgiter au bar, mais après tout, je n'avais payé qu'un verre. Les autres, c'était une fille qui me les avait offerts, elle me chauffait clairement en me faisant boire et en me caressant l'avant-bras du bout de ses doigts manucurés de rouge.
Tiens, rouge c'est justement la couleur de ce que je voyais au fond de la cuvette. On aurait dit de la pastèque. J'avais souvenir d'avoir bu des mélanges vaguement roses mais pas de pastèque.
J'allais me redresser mais un flot est remonté à toute vitesse, me creusant le ventre et se déversant en jet devant moi, un peu sur le mur, un peu dans les chiottes. J'en avais le souffle court.
Je suis restée penchée à l'équerre un moment, crachant et bavant, m'essuyant la bouche d'un revers de main. Quelle saloperie pensais-je en réalisant la saleté crasse du mur où je l'avais collée pour me tenir.
Le magma rougeâtre au fond des chiottes clapotait mollement. J'ai essuyé mes larmes et j'ai fixé le bilan de ma vie qui me semblait tenir dans la cuvette et un peu sur les éclaboussures du mur aussi.
Toujours cette impression de pastèque... mais en regardant mieux j'ai vu une sorte d'abricot bien rouge, plus pointu à une extrémité et bien fessu sur le dessus. J'ai pensé à un bout de chair et j'ai commencé à flipper. J'avais dû me décrocher un organe ou un truc de l'intérieur en vomissant. Merde, merde, merde, c'est quoi cette merde !
Je me suis redressée. Je n'avais aucune douleur. Mon cœur battait peut-être un peu vite. Je me sentais aussi normale qu'on puisse l'être après avoir sévèrement dégueulé. Vague nausée, rien de méchant. Et le plus surprenant, une sorte de légèreté dans la poitrine.
Le truc qui flottait avait clairement une forme de cœur, pas le gros muscle bardé d'artères et de veines, non, celui qu'on dessine ou qu'on s'envoie en émoticône dans les messages.
J'ai tiré la chasse d'eau.
De retour au bar, j'ai commandé un truc bien vert à base de kiwi.
Je l'ai tété avec une paille en bambou et c'était délicieux. J'ai gentiment dit à la fille entreprenante qu'elle perdait son temps avec moi et elle m'a fait un doigt d'honneur très vulgaire en se barrant.
J'ai repensé à Paul et cela n'a pas fait de vrille dans ma gorge.
Cela ne m'a pas privée d'air
Cela n'a pas fait trembler mes jambes
Cela ne m'a pas remplie de colère
Cela ne m'a pas fait ronger mes ongles
Cela n'a pas fait monter mes larmes
Cela ne m'a pas fait mordre l'intérieur des joues.
Rien.
C'était bizarre après tous ces mois durant lesquels je m'étais conduite comme une cinglée, en l'appelant mille fois sans jamais parler au téléphone, en pétant les rétros de sa voiture, en gueulant après lui dans la rue, en chialant dans l'ascenseur de son boulot, en crachant sur son paillasson, en draguant ses potes, en faisant n'importe quoi pour faire bref.
J'ai simplement repensé à Paul en le conjuguant au passé.
Et ça juste en vomissant cette saleté de petit cœur rouge pastèque dans les chiottes du Snowbird.
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