1 - Moustache
Le chat avait une moustache énorme.
Enfin non.
Ses vraies moustaches étaient parfaitement normales, quoique un peu longues. C’était plutôt les tâches de son pelage qui faisaient illusion. Claires, elles se démarquaient sur sa fourrure gris souris et formaient le motif insolite de bacchantes qui tombaient jusque dans son cou. Pour compléter le tout, il donnait l’impression d’avoir d’épais sourcils, ou plutôt un monosourcil qui ne mettait pas vraiment en valeur ses yeux vert lichen.
Ce chat somme toute peu banal menait jusque-là l’existence féline la plus ordinaire qui soit. Jusqu’au jour où il décida d’escalader un immeuble rouennais parmi tant d’autres, étage par étage, de balcon en fenêtre et de gouttière en colombage. Puis de passer une tête curieuse - son expression rehaussée par son monosourcil - dans une cuisine d’où s’échappait une fragrance gourmande. Un mélange de sucre et de fleur d’oranger, rehaussé par les crépitements de la pâte à crêpes en train de cuire.
Les longues moustaches de l’animal frémirent et il ne put résister à tant de tentations. Il se faufila dans la pièce, ses pupilles se rétractant de gourmandise alors qu’il approchait de la pile de crêpes fumantes.
- Tiens, depuis quand tu as un chat ? demanda une voix grave à laquelle il ne prêta pas la moindre attention.
- Quel chat ? Hé !
Cette exclamation eut le mérite de faire sursauter le chat qui, bien conscient de son larcin, se dépêcha de déguerpir par là même où il était entré. Avec, bien entendu, une crêpe dans la gueule sur laquelle il trébucha une ou deux fois. Heureusement, son agilité naturelle lui permit de s’en sortir sans une égratignure, laissant derrière lui deux colocataires surpris par ce chapardage. L’un d’eux, le premier à avoir parlé, esquissa un sourire ému.
- Je n’ai jamais autant entendu le son de ta voix, Léandre, c’est merveilleux !
Les jours qui suivirent ne furent pas différents. Le chat-pardeur était devenu tant accro aux crêpes qu’il ne pouvait plus y résister. La différence était qu’il fut accueilli plus calmement. À la place du « Hé ! » indigné du fameux Léandre, il eut droit à un regard intrigué de sa part et à des mouvements lents tandis qu’il poussait vers lui une écuelle d’eau et une crêpe. Il la dévora, sur place cette fois, son monosourcil arqué tandis qu’il veillait à ne pas se faire attraper. Léandre n’en fit rien.
- On devrait lui donner un nom, lui proposa un jour son colocataire, Marlon.
- Pourquoi ?
- Il a l’air de se plaire ici ! Pourquoi pas Mono ou Astérix ? Rapport à…, commença-t-il en désignant les attributs poilus du félin.
Ces propositions furent accueillies par l’expression sceptique du jeune homme et une oeillade méprisante du chat.
- Bon, allons au plus simple : Moustache ?
C’était manifestement trop simple mais mieux reçu. Inévitablement, après quelques ajustements, un nom adéquat fut trouvé et c’est ainsi que le chat Eustache trouva sa place dans la colocation de Léandre et Marlon.
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