Le Manuscrit trouvé près de Sarah G.
Marsais-Sainte-Radégonde, le 5 juillet 1933
Me voici aujourd'hui bien trop vieux pour prendre le risque de laisser tomber entre de mauvaises mains le manuscrit dont je suis le détenteur mais surtout le gardien. Ma santé vacillante me commande cette décision, aussi ai-je pris les dispositions que vous savez dans mon testament. Ainsi, commissaire Delacour, vous qui fûtes mon successeur lorsque je pris ma retraite il y a près de vingt-cinq ans, je dépose sur vos épaules cet incommensurable fardeau. Plus encore, c'est à votre qualité d'ami, davantage qu'à celle de votre intelligence acérée, que je fais appel.
Ne me jugez pas trop durement. Vous comprendrez aisément les raisons de mon geste si vous vous risquez à lire ce qui est resté enfermé dans un coffre pendant la moitié de ma vie. Il est des circonstances qui ne laissent aucun choix à un homme de bien. Pourtant, je me sens en devoir de vous fournir quelques explications. Je vous les dois puisque je vous condamne aux tourments de ce fléau qu'est le doute.
Rappelez-vous cet horrible meurtre perpétré près de la rue des Commis, lors de l'année de notre rencontre. Vous étiez alors un jeune inspecteur prometteur qui débutait sa carrière et je venais d'être promu commissaire. Inutile d'évoquer le meurtre de Sarah G., cette jeune fille retrouvée égorgée dans la ruelle qui jouxtait la pension de Madame Loiseau où je logeais. Inutile de rappeler non plus la sauvagerie avec laquelle cet acte avait été commis ; ces éclaboussures sanglantes avaient fait vomir Rimieux lorsqu'il était arrivé sur les lieux. Cette affaire me hanta bien au-delà de ce que l'on peut imaginer mais vous seul saurez bientôt pourquoi.
Souvenez-vous encore de ces mois passés à mener les investigations : ces attentes fiévreuses des résultats d'examens de l'autopsie, ces interrogatoires à n'en plus finir au cours desquels les pipelettes du quartier et les sycophantes avec lesquels nous avions l'habitude de travailler se révélèrent inutiles. Et la fosse commune fut la dernière demeure de Sarah G. sans que justice lui soit rendue.
Le soir où elle fut assassinée, j'étais chez moi. C'est son hurlement, dans la ruelle, qui m'alerta. Je dévalai les escaliers comme un fou et je passai en trombe devant Madame Loiseau qui était sortie de son logement au rez de chaussée en entendant ce cri terrible. Vous n'avez certainement pas oublié que je fus le premier sur place. Ce que vous ignorez en revanche, c'est la présence, près du corps, du manuscrit que je vous ai transmis. Sachez-le, je ne comptais certainement pas m'en emparer tout d'abord, mais lorsque je soulevai la couverture pour en lire le début, alors que j'attendais l'arrivée de l'équipe, les premiers mots me frappèrent avec une telle force que mon destin en fut scellé et lorsque j'entendis les sirènes, il me fallut prendre une décision à la hâte.
Par la suite, je ne sus jamais qu'en faire et ne parvins jamais à le restituer à l'enquête d'une manière ou d'une autre. Certes, cela aurait très certainement signifié mettre un terme à ma carrière, ou me retrouver à la circulation, mais mon cas de conscience allait en réalité bien au-delà de ces considérations.
Combien de fois l'ai-je relu depuis ce jour ? Des centaines de fois il me semble.
Regardez maintenant vers l'est. Regardez ce qui se profile, cette nouvelle peste qui se fait jour chez nos voisins. Voyez cet esprit qui obscurcit le ciel de ce pays contre lequel nous fûmes en guerre... Fixez-le avec attention.
Je suis damné. Damné pour cette lâcheté dans laquelle le doute m'a plongé. Damné pour ne pas avoir essayé d'arrêter l'infernale mécanique qui nous a conduits à la guerre. Et tandis que le temps me saisit à la gorge, alors que vidé de toute énergie et défaillant je me meurs, une autre guerre s'approche dont je sens déjà la pestilence. Et c'est vous, mon ami, que je désigne pour avoir ce courage dont j'ai manqué : celui de passer pour un fou ou de sauver le monde.
Tout est dans ces pages.
Votre dévoué Albert Lemestre
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