Action gratuite (Pog)
I
D'abord, ce n'est qu'un lointain murmure. Dans le désert de pierres rouges, un faible bourdonnement fait son apparition. L’horizon est légèrement perturbé par quelques volutes de poussières, à côté du soleil couchant. Puis, d'infimes vibrations parcourent la terre. De petits graviers tremblent et roulent, et quelques cailloux dévalent des monticules. De part et d'autre de la route de fortune, simple chemin aplani et remplumé de roche concassée, des nuages pulvérulents commencent à monter. Le sol fume. Pog sifflote allègrement. Un bras sur le volant et l'autre pendant à la fenêtre, il regarde distraitement les roues qui, trois mètres plus bas, dévorent la plaine aride. Huit pots d'échappements offrent à sa mélodie leur contrepoint braillard. À côté, sur la banquette du 180 tonnes, sire Andrea de Boisvilliers a décidé de bouder. La situation convient très bien à Pog. Il espère faire le plus de kilomètres possibles avant que son immense compagnon, fantôme compact revenu de la troisième croisade ne commence à se plaindre. Leur objectif n'est pas si loin. Il faut juste arriver avant l'aube, sinon ils devraient attendre le soir suivant. Pas question de supporter les plaintes d'Andrea une nuit encore ! Son visage maquillé de blanc se plisse soudain, craquelant la pellicule séchée par des heures de conduite au soleil. Au milieu de la piste, un camion —d'une taille moindre et de couleur ocre— est garé latéralement, bloquant le passage. Devant se tient une demi-douzaine de silhouettes. L'une d'elles, rabougrie et décharnée fait de grands gestes à l'intention du mastodonte mécanique. Pog s'arrête, coupe le moteur et ouvrant la porte, il saute de la cabine sans prendre la peine de déplier le marchepied. À sa hanche bat une grande sacoche de tissu. « Bien, vous êtes à l'heure. Dépêchons, la carrière est encore loin. »
Les autres commencent alors à transvaser le contenu de leur véhicule vers l'immense benne que conduit le clown. Celui-ci se tourne vers l'homme grimaçant qui les a accueillis. « Il y a tout ce qu'il faut ? »
Rasgalabalast élargit son sourire découpé au ciseau. « Oh, oui, et ben plus encore. Formidables ces technologies modernes ! Si z'avions eu ça à l'époque, z'aurions pu prendre Jérusalem en un jour !
— Ça ne sert à rien de ressasser le passé. Surtout s'il est vieux de presque un millénaire.
— Ça c'est bien vrai, ça oui ! Alors parlons du présent, continua-t-il à voix basse, j'ai retourné l'problème dans tous les sens.
— Et ?
— Y'a pas d'lézard. Pour terminer, y nous faut deux camions.
— On prend celui de nos fournisseurs ?
— J'pense pas qu'ils seront pour.
— Laisse-moi les convaincre. En cas d'impasse, Andrea pourra toujours leur taper dessus ».
Pog jette un œil vers la cabine de son camion mais leur camarade, trop haut, est invisible —probablement toujours renfrogné au fond de la banquette. Rasgalabalast émet un sifflement appréciateur. « En tous cas belle bête. On trouve de ces machins partout ? C'est grand comme une grange !
— Ils ne sont pas très courants de cette taille. Celui-là, j'ai du le voler à une exploitation minière.
— Ah bhé, j'ai hâte de pouvoir l'essayer ! »
Puis il tire de ses guenilles une bourse de cuir replète. « V'là les baies. J'en ai fait pousser juste à temps.
— Parfait. Monte dans le camion et préviens Andrea. Je vais discuter avec nos partenaires. »
Pog rajuste le col de sa chemise à carreaux et se dirige vers les cinq contrebandiers qui finissent leur ouvrage. « Messieurs, bon travail. Comme convenu, ajouta-t-il en tirant une enveloppe de sa sacoche, le salaire de vos efforts. »
L'un des gaillards, en débardeur et chapeau de cow-boy prend l'argent avec un sourire. « Ravi d'avoir traité avec vous.
— De même. Mais, continua Pog, et ses yeux cernés de bleu se plissent imperceptiblement, je souhaiterais élargir notre marché. »
Les voyous se raidissent aussitôt. Rien n'est plus dangereux dans le trafic qu'un client qui change ses conditions au dernier moment. Pog élargit son sourire. « Rassurez-vous, il ne s'agit pas de vous magouiller. J'aimerais également vous acheter votre camion. Pour disons, et il sort une autre enveloppe, le double ?
— Désolé, mais c'est non. On va pas repartir à pinces.
— J'insiste, j'en ai un besoin impérieux.
— Lâchez l'affaire. Se retrouver sans bagnole ici, on est sûrs de clamser. Y'a pas de ville à moins de quatre cent kilomètres.
— Vous pensez que sans votre camion c'est la mort certaine ?
— On connaît la région. Alors décarrez votre cul d'ici avant qu'on annule tout. »
La main de Pog replonge dans sa sacoche, escamotant l'enveloppe. Mais quand il la ressort, il tient un revolver au canon long et fin. La crosse étrangement ouvragée, complexe dentelure d'argent sur pièces d’ivoire disparaît dans sa main gantée. « Voilà, se dit Pog en logeant une balle dans la jambe de son interlocuteur, c'est toujours pareil. Tu sors une simple pétoire et tout le monde se met à hurler. Ils ne sont même pas armés. Ah, tient, trois qui fuient un qui m'attaque. Joli coup de poing. Aïe, mon ventre. Ça fait fichtre mal. Mais bon, mon bras est toujours éveillé. Boum ! »
Alors que sa deuxième victime s’effondre en gargouillant, Pog reprend son souffle et regarde Andrea de Boisvilliers, toujours prompt à réagir lorsqu'il s'agit de violence, se lancer à la poursuite des trois fuyards. Deux d'entre eux sont montés dans leur camion et prennent la tangente. Pog grimace. Il fallait trouver un autre moyen à présent. Mais c'est sans compter sur le Chevalier Fumant qui est déjà en équilibre sur le marchepied du camion. Ils sont de plus en plus loin, mais Pog voit encore distinctement la scène. Il semble qu'Andrea se soit jeté sur le camion avant qu'il ait pris trop de vitesse et tente à présent d'arracher la porte conducteur. Pog cligne des yeux. Voilà qui est fait. Au loin, le camion entame une comique série de zigzags avant de s'arrêter.
Pog tourne la tête à la recherche du dernier trafiquant. Le voici recroquevillé de terreur derrière un buisson xérophyte. Pog s’agenouille à côté de lui tandis qu'il bafouille des suppliques. « Ne me.. non —je vais partir, prenez le camion !
— Mais je croyais que tu ne pourrais pas survivre tout seul ici ?
— Si, si ! Je me débrouillerai, laissez-moi par pitié. »
Le clown ressort la seconde enveloppe et la glisse dans ses doigts tremblants. « Bonne chance alors ! » Puis il repart vers l'immense carlingue rutilante où l'attend Rasgalabalast.
Lorsqu'ils arrivent à hauteur d'Andrea, celui-ci est occupé à essayer d'empaler la tête d’une de ses deux victimes en haut de la grille de radiateur de leur véhicule. Rasgalabalast se penche à la fenêtre, intrigué. « Qu'es'tu fais Andrea ?
— J'essaye de décorer cette charrette. Mais ça tient pas bien.
— Laisse tomber.
— Ah, fit le géant en laissant tomber son jouet, tant pis. »
Alors qu'Andrea remonte dans la cabine aux côtés de Rasgalabalast, Pog prend possession du camion ravagé ; son camarade n'a pas fait dans le détail, comme d'habitude. Il y en a partout, et la banquette est tout simplement fichue, déchirée et couverte de sécrétions cérébrales. Apparemment, le chevalier a fracassé le crâne du conducteur sur le volant, que Pog essuie avec son mouchoir de poche. Ils repartent, le camion meurtri suivi du monstre roulant.
II
Tandis que la route défile sous les roues chuintantes, Pog soupire d'aise. Un petit moment de solitude, loin des sautes d'humeur d'Andrea et des élucubrations de Rasgalabalast. En surveillant la route d'un œil mi-clos, il rit une énième fois de la cocasserie du duo. Sir Andrea de Boisvilliers et l'apothicaire Rasgalabalast, membres d'une même colonne de croisés en route pour déconfire Saladin. Le premier mourut lors d'une crise de manque, en ingérant du siccatif au plomb pris dans les bagages d'un scribe. Sa toxicomanie lui fut fatale. Ce fut à Rasgalabalast d'opérer le mos teutonicus afin d'envoyer les os du chevalier en sa contrée de naissance. Cette technique consiste en l'extraction des os hors de la chair afin de les rapatrier pour un enterrement solennel, avant que le cadavre ne se putréfie. Tandis qu'il procédait à l'excarnation, le campement fut brutalement attaqué par un détachement de sarrasins qui massacrèrent les chrétiens épuisés. Rasgalabalast ne se sentait pas prêt à affronter les tortures de la servitude. Il s'excusa auprès de la dépouille du seigneur et avala un fruit de ganogue, un arbuste qui poussait exclusivement sur une petite île de la Méditerranée. Il en avait obtenu à prix d'or auprès d'un marchand nomade. Ce fruit recèle un jus corrosif qui s'enflamme après quelques secondes au contact de l'air. Les Maures virent un petit homme sortir en hurlant d'une tente, des flammes jaillissant par ses yeux et sa bouche tandis que son ventre se liquéfiait et coulait sur le sable du campement. On trouve des traces de cette histoire dans quelques chansons de l'époque. Ce qui est dommage, c'est que quelques minutes après son suicide un prompt renfort de chrétiens (deux mille hommes au bas mot) surgit et mit en fuite les agresseurs.
Pog fait sauter dans sa main la bourse que Rasgalabalast lui a confiée. Une dizaine de baies deganogue bien mûres. Sa bouche peinte de rouge s’amincit en une fine balafre souriante. Ils étaient proches. Ce serait bientôt fini.
La nuit dévore le ciel tandis qu'ils arrivent en vue de la carrière. Cratère cyclopéen ouvert dans la plaine sableuse, elle s'enfonce en cercles concentriques de plus en plus profondément. Pog se figure une coquille de patelle géante enfoncée la pointe en avant dans le sol. Là, deux cheminées de kimberlite avaient été découvertes et on les fouillait à recherche des précieux diamants. Et récemment, on en avait extrait un diamant d'une taille exceptionnelle. Plus de huit cent grammes, ce qui en faisait le plus gros diamant brut jamais découvert.
Mais voilà, le propriétaire de la mine ne comptait pas le faire savoir. Les complications d'expéditions de polissage et d'assurances devaient lui sembler trop lassante par rapport à la grande facilité d'une transaction avec le crime organisé. Pog avait appris la nouvelle dieu seul sait comment, mais ses deux partenaires ne posent jamais trop de questions. Ils sont suffisamment occupés à appréhender ce monde qu'ils viennent de réintégrer après huit siècles d'absence.
Pog repère les lumières des bâtiments où les bureaux et les dortoirs sont installés. Un groupement de bungalows métalliques couverts de poussières, et dedans, quelque part, le plus gros diamant du monde. Il stoppe le moteur et descend. Ses compagnons l'imitent et s'approchent. Ils ouvrent les portes du 106 tonnes et examinent les caisses. Des explosifs de très bonne facture. La benne en est remplie. Pog fixe quatre détonateurs et minute les mécanismes. Pendant ce temps, Rasgalabalast est remonté dans la cabine et ficelle l'accélérateur. Puis il tourne le contact et saute. Avec un certain chagrin, Pog regarde la machine foncer vers le cœur de la carrière. Andrea baille. « Pourquoi on l'aurait pas gardé celui-là ? On pouvait envoyer le camion des méchants.
— Non, il n'aurait pas pu arriver jusque là-bas. Nous n’avons pas le choix. Adieu mon tout beau. »
Et les trois hommes de se mettre au garde-à-vous, la main sur le cœur, cependant qu'un kilomètre en contrebas une explosion colossale retenti. Une boule de feu démentielle s'élance à l'assaut de la nuit et la terre tremble. Pog, Andrea et Rasgalabalast montent alors dans le camion restant et filent vers les installations humaines.
III
Harold Verang est le patron de cette exploitation. C'est donc à lui qu'incombe la gestion et la maintenance de l'endroit. Ainsi, lorsqu'une explosion manifestement cataclysmique se produit dans sa mine, il agit avec rapidité et efficacité. Il envoie ses assistants s'informer de la situation et rentre dans son chalet privé pour se reposer. Dans quelques jours, il aurait disparu sur une quelconque plage lointaine avec de l'argent à ne plus savoir qu'en faire. Pour un diamant de cette taille, il avait négocié le prix fort. Son intérieur est plutôt coquet, mais ce n'est rien à côté de ce qu'il compte s'offrir. Mobilier de bois vernis et tableaux passés, quelques fleurs séchées également. Le plus important, dans sa chambre à coucher : un vrai lit avec un matelas bien rembourré sur un sommier à ressorts. Les ouvriers dorment dans un entrepôt sur des rangées de couchettes en bois. C'est là l'avantage du patronat. Il possède également une grande penderie où il entrepose ses affaires. Il s'en approche, l'ouvre, et se retrouve nez à canon avec un clown poussiéreux et hilare. « Bouh ! »
Peu après, tandis que M. Vergang est ligoté sur une chaise, Pog fait sauter dans sa main la boite renfermant la précieuse pierre. Il l'ouvre et contemple ce gros caillou terne, un peu allongé. Qui croirait voir là un quelconque diamant ? Mais il est habitué à déceler la réalité des êtres derrière leur apparente banalité. « Eh bien, Cher Monsieur, voilà qui est parfait. Nous n'aurons pas besoin de vous couper plus de doigts.
— On s'arrête alors ? fit Andrea d'un ton déçu.
— Il faut partir maintenant.
— Oui, renchérit Rasgalabalast, les gars vont finir par rev'nir. Et crache ça ! C'est pas hygiénique ! »
Andrea lâcha la phalange qu'il mâchouillait et s'essuya la bouche. « On ne devrait pas le terminer lui ? Sinon y va crier quand on sera partis et ils vont vite nous poursuivre.
— Ne t'en fais pas, dis Pog, je suis sûr qu'il se taira.
— On le bâillonne ?
— Non, j'ai plus amusant. »
Il lui glisse un baie de ganogue entre les dents et lui ferme la mâchoire de force. Pendant qu'il lui maintient la bouche close, il l'informe des propriétés du fruit. « … ainsi si vous décidiez d'ouvrir la bouche avant d'avoir pu tout avaler, vote tête se transformera en feu de Bengale. Je compte sur vous, et mâchez bien.
— Le pauv'. Les baies de ganogue ça a un goût vraiment dégueulasse.
— Ah oui, c'est vrai que tu as déjà fait l'expérience. »
Rasgalabalast étire un sourire noir. « Avec du recul, c'était plutôt marrant. »
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