2 - Suzie
28 février
J’ai trente-deux ans, deux enfants, un compagnon, une vie tout ce qu’il y a de plus banale, et mon monde, le monde de centaines de millions de personnes, de milliards d’êtres vivants, est en train de s’effondrer.
Ça me donne le vertige, cette annonce non voilée, ces premiers mots que j’écris sur l’écran tactile de mon smartphone tandis que mon fils s’endort à mon sein. J’attends de pouvoir me relever, trouver un de mes nombreux carnets, et écrire pour de vrai, avec du papier et de l’encre. Écrire mon quotidien, mon confort et mes choix, ce dont je suis témoin, localement comme mondialement. Décrire une vie qui va changer sensiblement, une génération française qui sera la dernière à connaître ce qui compose une existence banale aujourd’hui : pour une grande partie de la population, la technologie facilement accessible, l’abondance de nourriture, de services publics, l’accès évident à l’eau, au chauffage, à l’électricité. Je commence ces chroniques comme un témoignage pour les générations futures, pour peu qu’elles existent et qu’elles sachent encore lire dans quelques décennies.
Des notes qui leur feront peut-être l’effet d’une fiction, d’un enjolivement naïf ou d’une exagération irréaliste.
« Faisaient-ils vraiment leurs besoins dans de l’eau potable ? Est-ce vrai qu’ils devaient payer plus cher pour de la nourriture moins empoisonnée ? Il y avait vraiment des enfants qui ne savaient pas reconnaître une feuille de chêne ou une aubergine ? »
Je les vois presque, ces descendants, interloqués de ces choses que je m’apprête à écrire et qui constituent pour moi de telles évidences que je ne peux me rendre compte du fossé dans lequel l’humanité a commencé à plonger il y a quelques décennies, entraînant avec elle toute la planète.
À l’heure où j’imagine la lecture de mes modestes écrits, qu’en est-il de l’épuisement des sols, des ressources ? Qu’en est-il du changement climatique, de la population mondiale, des sociétés et des instances, des migrations et des guerres ?
Sommes-nous de pauvres mammifères bringuebalés dans un monde peu accueillant ? Ou avons-nous réussi à faire preuve d’un peu de résilience, une fois passées les grandes crises, les grandes guerres et les grandes famines ?
Quelle lumière ma vie de petite occidentale favorisée peut-elle donc apporter à quelques individus qui ne connaîtront probablement pas le dixième de ce qui constitue l’existence de nos jours ?
« Pouvaient-ils vraiment changer de continent en quelques heures ? Faisaient-ils réellement voler des milliers de tonnes de métal ? Achetaient-ils véritablement des tomates cultivées à l’autre bout du monde ? Est-ce vrai qu’ils pouvaient parler avec n’importe qui sur la planète de façon instantanée ? »
Quelle taille fait le monde dans vingt ans, dans cinquante ans ?
Quels sont les sons du quotidien ? Ceux qui me semblent si ordinaires, les électriques, les métalliques, les numériques… Ont-ils totalement disparu ?
À quelle échelle s’organisent-ils en société, ces humains du futur ?
Et je ressens un pincement au cœur pour tout ce qui va être perdu. Pour la biodiversité saccagée, pour les connaissances oubliées, pour les bibliothèques brûlées. Pour tout ce qu’il nous faudra redécouvrir.
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