4 - Suzie

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4 mars

Contrairement à une grande partie de la population que l’on dit « active » — comme si les autres restaient sous leur couette ! —, je n’ai pas besoin de réveil-matin. Mon fils d’un an à peine se réveille régulièrement la nuit, ce qui m’épargne la sonnerie stridente de l’alarme de mon téléphone. Je me demande ce que donnera une vie où l’on se lèvera avec le soleil, où l’on se couchera avec lui aussi.
Ce matin, je me suis levée et j’ai emmené Marius dans le salon. Pendant qu’il s’amusait à se mettre debout puis à retomber sur ses fesses, je me suis lancée dans les gestes routiniers des débuts de journée. Mettre de l’eau à chauffer sur la gazinière pour le thé. Ne pas tirer la chasse d’eau pour éviter de réveiller le reste de la famille ; il est encore très tôt. Donner des croquettes à Olympe et à Sherlock. Préparer les affaires des enfants pour les amener à la crèche et à l’école tout à l’heure. Ranger deux ou trois (mille) jouets qui traînent dans le salon. Je me souviens avoir effleuré du pied un ballon bleu gonflé à l’hélium qui proclamait « Dépistage organisé des cancers », emporté par Émilie le week-end dernier et qui se dégonflait à présent sur le tapis…

Les associations de lutte contre le cancer font cela une ou deux fois par an : elles accrochent des dizaines de ballons sur les plus grands boulevards de la ville — et de toutes les villes de France, je suppose — pour rendre visibles leurs actions. Je trouve cela particulièrement représentatif de notre époque et de notre espèce : combattons le cancer en polluant encore plus !

J’ai regardé le jour qui se levait et les hauts nuages qui rougeoyaient, buvant mon thé en croquant dans une tartine de pain beurré recouverte d’une généreuse couche de confiture de myrtilles. Marius est venu chiper un croûton en babillant sous ma chaise. Puis, entendant Juan discuter avec Émilie dans notre chambre, j’ai mis du pain à griller.

J’ai conscience de mes privilèges, je crois. Je suis riche, bien sûr, par rapport à la majorité des autres humains. Je suis écolo, avec le désir de tendre vers la décroissance. Je mange bio, je récupère des invendus et j’essaie de faire pousser quelques tomates et courgettes à la belle saison. Nous ne prenons jamais l’avion et n’allons pas en vacances loin de chez nous. Nous achetons peu de choses par rapport au Français moyen. Je n’atteins pas le revenu médian, mais j’ai le luxe de pouvoir m’acheter un livre de temps en temps lorsque je le désire. De prendre une douche chaude en mesurant à peine ce que cela suppose d’énergie et de richesse. De manger à ma faim et au-delà. De pouvoir cuire ma nourriture et la conserver sans effort. De pouvoir mettre quelques économies de côté chaque mois.

Émilie est arrivée dans la cuisine en sautillant et s’est jetée sur sa tartine. Juan a effleuré mon bras d’une caresse et a pris Marius sur ses genoux. J’ai continué ma routine matinale, préparant ma tenue et mon sac pour le travail.

Je suis conseillère en insertion professionnelle. J’y suis arrivée par hasard, après plusieurs années de l’autre côté de la barrière du « travail social ». Ce milieu m’a toujours écœurée par sa condescendance, même sous sa forme bienveillante. Et pourtant je fais ce métier depuis neuf ans. Parce que je m’y sens utile. Utile lorsque je donne des clés aux gens, lorsque je débrouille avec eux le vaste bourbier qu’est cette société, lorsque je leur accorde toute mon attention et mon écoute. Et pourtant, pourtant, quoi de plus absurde qu’un métier consistant à apprendre à un être humain à se vendre ? Mes valeurs personnelles sont à l’opposé de celles de mon établissement, et nous sommes nombreux dans ce cas, vacillant entre revendications et burnout. Je discute régulièrement avec certains collègues qui me semblent si déconnectés. Hier encore, j’ai abordé le sujet avec Sabrina. Elle me disait que, vu l’explosion du chômage, c’était normal d’être coercitifs envers les demandeurs d’emploi. Agacée, j’ai répliqué que le chômage systémique est un choix politique et sociétal, et que c’est bien pratique pour tirer les salaires vers le bas.

De quel droit sanctionnerions-nous le moindre chômeur alors que, franchement, s’ils venaient tous demain en agence pour réclamer leur droit à un emploi, nous serions sacrément dépassés ! Elle a changé de sujet, me racontant subitement le mariage prochain de sa fille aînée, me noyant sous les détails des fanfreluches de la robe et du plan de table. J’ai retenu un immense soupir.

Comment les générations futures, si elles existent, verront-elles ce système dans lequel nous baignons aujourd’hui ? Comment les historiens qualifieront-ils une société où l’emploi était l’obsession ? Pas un travail utile au collectif, non. Un emploi au but aussi triste que d’obtenir un maigre salaire pour vivre. Quand bien même ledit emploi n’a aucune utilité…

L’absurdité de mon métier, ainsi que de nombreux métiers et emplois, leur sautera-t-elle aux yeux aussi brutalement qu’aux miens ? À quoi ressembleront donc nos sociétés dans un monde plus grand, plus incertain encore, plus chaud, plus imprévisible ? Notre rapport aux choses, sur tellement de sujets, va radicalement changer dans les prochaines décennies. Ça me passionne et me terrifie tout à la fois.

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