5 - Suzie
Samedi 16 mars 2019
La maison est silencieuse, je suis en train d’accompagner Marius pour la sieste — un des seuls moments où je peux « écrire » sur mon téléphone.
Le jour filtre à travers les volets entrouverts, dehors des oiseaux chantent. Il fait très doux, on se croirait en mai. Juan est parti chez des amis avec notre fille pour aider à étêter un arbre de leur jardin. L’opération me stresse un peu, un accident est si vite arrivé.
Comment appréhenderons-nous ce genre de travaux risqués s’il n’y a plus d’hôpital à la pointe de la technologie ? Comment vivrons-nous avec des handicaps et des décès qui étaient régulièrement évités au moment où j’écris ces lignes ? Nous vivrons comme nos ancêtres, bien sûr, sauf que nous aurons le souvenir, au moins les premières décennies, d’avoir connu mieux. Il va il y en avoir, du travail de deuil…
Je m’interroge sur mes plantations d’hier — cassissier, fraisiers — et je mets une alarme sur mon téléphone pour penser à les arroser ce soir. Difficile de dire si le temps va rester doux ou si le froid va revenir. Je soupèse les possibilités et conviens que le temps se rafraîchira, vu que je vis à huit cents mètres d’altitude.
Je fais la liste mentale de ce qu’il me faut : protection pour le froid, terreau, carton…
Comment ferons-nous dans un monde où le plastique n’est plus bon marché, où plus rien n’est bon marché ? Ou devrais-je dire : un monde où les choses coûtent leur vrai coût ?
En rangeant le salon tout à l’heure, j’ai trouvé un livre sur les plantes des Hautes-Alpes, à moitié englouti par le canapé. Joie ! J’avais oublié que nous avions un ouvrage de ce type. Les enfants l’ont sûrement récupéré au fond d’une de nos bibliothèques.
J’étais en train de le feuilleter lorsqu’un article lu hier m’est revenu en pleine figure : les scientifiques semblent s’accorder sur le fait qu’il est trop tard pour empêcher d’atteindre les 3 °C de réchauffement global.
À quoi donc ressemblera la flore des Alpes dans vingt ans ? Peut-être devrais-je investir dans un livre sur la flore endémique des montagnes de l’Atlas… À moins qu’un des milliers de paramètres du climat transforme mon climat local en quelque chose de totalement imprévisible. Je ris presque de cette incertitude dingue.
Comment ne pas sombrer dans le défaitisme lorsqu’on se rend compte que l’on avance comme dans… comme dans… Je cherche une image…
Comme dans des sables mouvants, voilà !
Pour rester dans les métaphores aléatoires, je dirais que ces dernières années, j’ai le sentiment de jouer à un jeu de plateau sur une table collée à la machine à laver en mode essorage !
Demain, je reprends le chemin du travail après une semaine de congés, ce qui me déprime franchement. Souvent, j’occulte la réalité des effondrements en cours pour ne pas démissionner dans l’instant. Et parfois, parfois, je parviens à respirer, à être simplement là, juste là. À profiter de l’amour que je reçois et que je prodigue. À accepter le doute dévorant, la peur rampante et l’espoir invincible.
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