7 - Suzie
Mercredi 10 avril 2019
Demain, je vais faire quatre cent cinquante kilomètres dans la journée pour quelques heures de formation. Je suis atterrée. Je me demande ce que l’on pensera de ça lorsque le pétrole moins bon marché ne permettra plus ce genre de fantaisies. Le coût financier et écologique de cette journée me semble tellement exagéré ! Une voiture, louée pour moi seule, dans laquelle je n’ai même pas le droit de prendre un auto-stoppeur — question d’assurance, paraît-il — que je vais déplacer sur des centaines de kilomètres pour une journée de formation payée par mon travail et à la pertinence toute relative… Je préférerais semer des radis au jardin, ou aller gratter les murs de la chambre à repeindre. Mais non, je vais me lever bien avant le jour, laisser ma famille endormie, rouler au son de la radio, m’asseoir sur une chaise et écouter, puis remonter dans mon véhicule pour revenir à Gap.
J’imagine ma journée multipliée par tous les gens, en France, qui vont avoir une journée similaire à la mienne. Je visualise les millions de fourmis que nous sommes, nous déplaçant d’un point A à un point B, installés dans nos machines roulant à cent cinquante kilomètre-heure sur l’autoroute. Mes petits gestes quotidiens me semblent inutiles. Quel impact peut bien avoir le recyclage des déchets lorsqu’on voit un centre d’enfouissement des ordures ou une rivière de plastique ? Qu’est-ce que ça peut bien faire de manger bio ou local lorsqu’on passe une heure d’attente dans les embouteillages tous les jours ? Quel intérêt peut bien avoir le fait de couper l’eau en se brossant les dents quand le moindre steak équivaut à six mois de douche ? Oui, je suis amère ce soir. Mais je ne dis pas que tous ces gestes, ces attentions, sont inutiles. Ne pas les faire serait absurde. Je pense simplement que cela ne changera pas grand-chose.
Un dessin m’a marqué il y a quelques jours. Je l’ai vu sur Facebook — la personne qui me lit saura elle encore ce que c’est que Facebook !? — On y voit une tablée de personnes sérieuses en costume-cravate, dans une salle aux grandes baies vitrées. Derrière ces fenêtres, d’immenses usines crachent de la fumée noire par des dizaines de cheminées. Un des personnages dit d’un ton docte : « Nous allons interdire les pailles en plastique à la cafétéria. » L’absurde de la situation me ferait hurler de rire si ce n’était pas aussi grave.
Je repense à la journée que j’ai passée à Jausiers la semaine dernière avec Julie, là-bas, dans la vallée de l’Ubaye, à soixante-quinze kilomètres de Gap. La montagne encore plus haute, l’air encore plus frais, le soleil encore plus proche. Sur la pause de midi, ma sœur m’a proposé d’aller faire un tour à Saint-Paul-sur-Ubaye, où elle a une maison de village. Après avoir bricolé un pique-nique rapide, nous sommes parties vers le fond de la vallée.
Une atmosphère de bout du monde. Un village suspendu dans le temps. Les hautes herbes encore aplaties par la neige tout juste fondue. Le vent qui dégringole des cimes et dont le bruit se confond avec celui de l’Ubaye qui s’enfile tout en bas. Un pont fabuleux, une centaine de mètres au-dessus de l’eau. Et le silence. Un parfait endroit pour vivre après ce monde. Je me revois manger mon sandwich, assise dans l’herbe, imaginant la vie là-bas il y a quelques décennies, et de nouveau dans quelques décennies.
Au quotidien, je vois sans cesse à quel point ma vie et celle des autres autour de moi tiennent à un fil technologique. Je vois comment une route de montagne peut devenir vite impraticable sans équipes techniques pour la réparer, sans sel l’hiver pour pouvoir l’utiliser, sans essence bon marché pour y faire rouler des voitures. Je vois comment l’essentiel de ma nourriture dépend des transports, bien que j’essaie de manger local. Je vois comment l’eau que je bois et qui me lave est dépendante de pompes alimentées par l’électricité, de même que son retraitement. Je vois comme l’essentiel des informations que j’ai au quotidien n’est accessible que grâce à internet.
Je pense aux premières générations qui subiront des changements radicaux dans leur mode de vie, celles qui auront connu le maintenant dont je parle. Comment vivrons-nous, nous qui aurons connu le confort facile des douches chaudes en tournant un simple robinet ? Comment vivrons-nous, lorsque ce qui se passe à plus de quelques kilomètres de chez nous ne sera plus que des rumeurs, alors que nous avions l’habitude d’être au courant d’un tsunami en Asie, d’une guerre en Afrique, d’un méga-incendie en Australie ? Les gens du futur verront-ils les atlas de géographie comme des faits ou comme des légendes ?
Annotations
Versions