21 - Suzie

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Samedi 26 octobre 2019

Un souvenir de la semaine dernière me tourne en tête. Nous étions au parc, en famille.

Je poussais Émilie à la balançoire tandis que Juan empêchait Marius de transporter l’intégralité des graviers alentour dans la pelouse.

Je me souviens avoir regardé cette pelouse comme si j’y prêtais attention pour la première fois. Tondue, verte, régulière. Moelleuse, presque aussi parfaite que celle d’une publicité.

Elle m’a ramené quelques années en arrière, pendant un voyage en Roumanie.

Je me suis revue dans un grand parc de Bucarest. J’avais été étonnée par l’aspect du parc : il y avait une volonté d’aménagement de l’espace, avec des allées, un petit lac… Mais apparemment aucune préoccupation de la végétation, hormis un peu de taille.

À mes yeux de française, ce parc avait une allure négligée, il faisait terrain vague. L’herbe n’était pas tondue, était éparse et très variée. Cela m’avait plu, mais il ressemblait si peu à ceux que j’avais l’habitude de fréquenter.

J’avais alors pris conscience du travail humain derrière les parcs de chez moi, même ceux qui semblent les plus sauvages. J’avais naïvement compris que des humains avaient semé, planté, taillé, arrosé, tondu… Des heures de travail pour policer un coin de nature.

Hier, j’ai arpenté un ouvrage d’un américain ayant créé sa ferme dans un coin du Vermont[1]. Il s’attarde en début de livre sur l’historique de sa zone géographique, et cela sur des centaines d’années. J’ai été étonnée de lire qu’il y a d’abord eu une forêt sauvage, rasée par les colons pour faire des pâturages. Puis quelques siècles plus tard, à nouveau de la forêt, mais une forêt anthropique, une forêt fortement modelée par l’humain, au point où les essences originelles sont absentes et que la variété d’arbres est très faible. L’auteur explore les possibilités de rendre cet espace, non pas sauvage, car il ne l’est plus, mais plus riche, plus diversifié, de façon à mieux répondre aux besoins des humains et des animaux qui y vivent. Puis il fait le lien avec la notion de forêt-jardin (ou jardin-forêt, suivant les auteurs et les philosophies).

Cette lecture m’interpelle. J’imaginais, je crois, qu’une forêt était toujours sauvage, spontanée. Que les arbres qui poussent dans les forêts où je me promène sont issus des mêmes essences depuis des millions d’années, ou quelque chose d’approchant.

Pourtant, je sais que les coins de nature réellement sauvages, sans impact de l’Homme, se sont réduits à peau de chagrin ces derniers siècles, et plus encore ces dernières décennies.

Une rapide recherche sur internet me permet de trouver que :

‘Les espaces sauvages, terres et mers préservées par l’expansion humaine et l’exploitation des ressources naturelles (forêts, énergies fossiles, terres arables…) à une échelle industrielle, représentent aujourd’hui 23 % de la terre, selon un article publié le 31 octobre 2018 dans la revue Nature. Il y a un siècle, c’était encore 85 %. Entre 1993 et 2009, une surface équivalente à l’Inde a été perdue.’ Article du magazine Science et Vie, novembre 2018.

À quelle allure la planète redeviendra-t-elle sauvage ? Et vu la vitesse du changement climatique, les espèces animales et végétales auront-elles la possibilité de s’adapter assez vite pour reconquérir cet espace ? Ou bien seront-ce des espèces de plus loin qui prendront le dessus ? Un réensauvagement fortement marqué par l’homme… Mais y aura-t-il autre chose que des zones densément peuplées et des déserts arides ?

Frédéric dit que ceux qui auront survécu aux guerres, aux famines et aux épidémies vivront dans des bidonvilles au nord du monde à cause du réchauffement, et que les puissants auront accaparé les terres arables dévoilées par la fonte des glaces, pour peu qu’elles le soient. Ce qui ne l’empêche pas de rêver de bien autre chose, d’un monde plus humain et plus heureux. Après un argumentaire réaliste et noir, il lui arrive de se laisser aller à l’utopie la plus folle. Lorsqu’il s’anime à imaginer un Après heureux, ses sourcils se défroncent, son visage s’adoucit, et je vois un homme plus jeune et moins renfrogné, dont le rire communicatif rassemble notre groupe.

Je l’ai rencontré, ainsi que quelques autres, lors d’un café « résilience locale » au Viv’s,

Sur les groupes de discussion Facebook où l’on échange sur les effondrements à venir, il est dans l’air du temps de se voir « dans la vraie vie », histoire de créer des liens avec des gens géographiquement proches. Tout le monde voit bien que les choses s’emballent, et que ce n’est pas dénué de sens de rencontrer ses voisins avant que ça dégénère franchement.

Connaître trois cents personnes éparpillées sur la planète entière n’aura que peu d’utilité lorsque les moyens de communication se réduiront drastiquement et que la simple survie alimentaire dépendra de la capacité des gens à s’organiser localement.

Alors j’ai fini par trouver une initiative du genre à Gap. Les membres du groupe se rencontrent à intervalles réguliers autour d’une bière ou d’un café, se donnent les dernières infos politiques, climatiques, économiques… tout en proposant des actions collectives liées à la résilience et à l’autonomie. Les idées fusent : Création d’associations, diffusion de documentaires, rencontres avec les élus, projet de plantations d’arbres fruitiers, projet d’écoquartiers… Les esprits s’échauffent parfois, les caractères sont hétéroclites, voire opposés.

Je navigue entre l’optimisme béat de Julien — accentué par sa blondeur, son visage doux et son air perpétuellement surpris — et la lucidité noire de Frédéric et ses yeux verts, en passant par la gaieté communicative de Lucie — étudiante en arts et saisonnière en station de ski — et le mutisme de Bernard, que je n’ose aborder par peur de mal m’y prendre.

Il y a aussi Christelle avec ses quatre enfants et son autoentreprise de couture, Thomas qui arrive et repart sans jamais prévenir, Françoise et son sac à la Mary Poppins — je suis certaine qu’elle y cache une bibliothèque entière — et encore d’autres dont je n’ai pas retenu le nom.

Tout le monde n’est pas toujours présent, certains habitent loin, au fin fond du Valgaudemar ou de l’Ubaye. D’autres gravitent autour du groupe sans s’y investir pour autant, passant boire une mousse une fois par mois et donner des nouvelles d’initiatives locales non relayées sur internet.

Depuis deux mois que je les connais, je me fais petite, j’apprends à trouver ma place, simplement heureuse d’avoir rencontré ces drôles d’humains, attentive à ce qui existe et aux projets à venir.

Je pose mon carnet avec un bâillement satisfait et m’affale dans le canapé. J’observe Émilie, qui a bien avancé dans son projet de construction composée de kaplas, de chaises, de draps et de peluches. Elle tourne la tête vers moi et me fait un grand sourire.

— Tu défies les lois de la gravité, mon ange.

— Regarde, maman, c’est magnifique, hein !?

Je hoche la tête en souriant, puis je vais dans la cuisine préparer un goûter. Juan et Marius devraient bientôt rentrer. En ajoutant du lait dans ma pâte à gaufres, je repense à la réunion d’hier soir avec le groupe Résilience.

La discussion tournait autour des élites, des élus. Nous sommes tous abasourdis par l’absence totale d’action des politiques, des médias, des entreprises. Pour certains, c’est signe de leur totale incompétence à appréhender la situation dans sa globalité, jointe à une indifférence pour ce qui se passe à l’extérieur de leurs mondanités. Pour d’autres, c’est au contraire la preuve qu’ils sont tellement cyniques qu’ils se fichent éperdument que des gens meurent, puisqu’ils se sentent au-dessus. Julien s’est agacé.

— Mais enfin, c’est impossible que des centaines, non, des milliers de personnes soient aussi absurdes ! Pis, elles aussi, elles ont des enfants !

— Ah oui ? Et ça, c’est de la poésie peut-être ? a répliqué Françoise en agitant le dernier rapport du GIEC. Comment ils peuvent ignorer ces chiffres, ces faits, s’ils ne sont pas complètement sociopathes ?!

Lucie est intervenue en haussant le ton :

— Hey ! Mollo tout le monde ! Peu importe le pourquoi ! Concentrons-nous sur comment bouger les choses ici, avec nos élus locaux.

Il y a eu deux secondes de silence, puis la discussion a repris de plus belle, entre suggestion de lettre ouverte aux élus, happening dans un lieu public, festival de partage d’infos et d’initiatives…

On a convenu de deux dates pour des groupes de travail. Je vais participer à l’élaboration d’un courrier à destination des communes et communautés de communes. Lorsque Bernard s’est levé en marmonnant qu’il commençait tôt à la déchetterie demain, j’en ai profité pour saluer tout le monde d’un signe de la main. Les autres ont interrompu un instant leur débat sur l’intérêt de créer des jardins partagés pour nous dire au revoir, et je suis rentrée à la maison. Je me suis couchée épuisée, mais un peu moins perdue, un peu moins seule avec mes inquiétudes.

En mettant de la pâte dans le gaufrier, je pense une fois de plus à ceux d’Après. Est-ce qu’ils sauront à quel point la majorité de mes contemporains ne se préoccupe pas de nos plus importants problèmes, mais que malgré tout, certains font ce qu’ils peuvent, avec enthousiasme et peur, avec conviction et joie de vivre ?

[1] Ben Falk, Une ferme résiliente et productive pour vivre à la campagne, 2017

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