25 - Suzie
Juan et moi profitons du calme de la soirée. Les enfants sont endormis depuis longtemps. Le seul bruit de fond est le ronron du lave-vaisselle. Sur mon ordinateur posé sur la table basse, je ferme la vidéo qui joue le générique de fin de l’épisode de série que nous venons de regarder. J’embrasse mon chéri et attrape mon carnet pour écrire un peu avant d’aller me coucher.
— Allez, je vais préparer mon sac pour demain ! annonce Juan.
— D’accord ! À tout à l’heure.
Dimanche 17 novembre 2019
Ces derniers temps, je me suis un peu déconnectée de mes émotions. Comme si j’étais arrivée à saturation. J’ai décidé de ne plus regarder de documentaires sur les crises, quelles qu’elles soient. De lire moins d’articles de journaux sur internet recensant les drames du jour et les nouvelles catastrophiques… Mais au final, je verse dans un excès de distraction.
Je m’immerge avec délectation dans une série policière, meublant les rares moments de calme que la vie quotidienne m’octroie, entre travail, enfants, courses, ménage, cuisine, tâches administratives… Encore une fois, je m’interroge sur ce que j’écris ici. Comment expliquer à un éventuel lecteur ce qu’est une série policière ?
S’il y a encore des vivants dans quelques décennies, il y a assurément des livres, même peu. Et si ces vivants savent lire, alors ils connaissent la puissance des mots, le pouvoir d’un texte. À quel point une histoire peut faire voyager, au point d’oublier notre propre existence le temps de quelques heures. Ils savent sûrement ce que cela fait d’être happé par le rythme des pages qui défilent, par la plume d’un auteur habile, par les rebondissements d’une histoire bien menée.
Toutes les histoires ne sont pas de même qualité, mais même un roman médiocre permet de sortir de son propre cerveau afin de souffler un peu.
Les images se forment dans la tête, les personnages se dessinent, flous ou précis, il y a presque de la musique…
Toi qui me lis, si tu es là, imagine.
Imagine une société dont un des piliers est le divertissement, le voyage mental. Où il existe des médias aussi prenants, voire plus, qu’un bon bouquin. Où la télévision et internet permettent d’accéder en permanence à des milliers de films.
Pour préciser ce que j’écris plus haut, une série policière, c’est, pendant quelques heures ou dizaines d’heures, suivre un ou plusieurs personnages élucidant des crimes, des meurtres, souvent commis par des psychopathes. C’est à la fois glauque, captivant et… étrangement reposant.
Pendant une petite heure (durée moyenne d’un épisode de série), je suis plongée dans les États-Unis des années 1970, je suis l’histoire d’un agent du FBI (un genre de super policier) dont le rôle est de comprendre le fonctionnement des tueurs en série. C’est inspiré d’une histoire vraie, mais librement adapté. C’est « inutile » et agréable.
Mon univers regorge de ce genre de créations, évoquant des dizaines d’univers différents. Il y a assez de séries et de films pour passer sa vie entière devant un écran à vivre dans des histoires imaginées par d’autres.
Certains le font, d’ailleurs.
Pour énormément de personnes, moi incluse, le quotidien consiste à échanger sept ou huit heures de vie par jour contre un salaire, en réalisant un travail quel qu’il soit (professeure, conseiller, maçonne ou fleuriste…), à gérer la maintenance quotidienne sur quelques heures tôt le matin et/ou le soir, puis à décompresser avec un film, une série, un livre, internet, un jeu vidéo…
Et vraiment, des centaines de millions de personnes vivent ainsi, peut-être des milliards à présent.
Est-ce que cela semble terrifiant, ou tentant ? De l’intérieur, c’est très confortable. Les œuvres cinématographiques (films, séries…) peuvent être si captivantes. Elles créent parfois même des engouements collectifs incroyables. Elles posent souvent des questions de société primordiales : les droits des femmes, les conquis sociaux, l’acceptation des différences… Elles montrent aussi le pire de l’humanité.
Comme à chaque fois que j’écris sur mon monde, je me sens écartelée, car tout est si vaste. Tout est à la fois abject et fabuleux.
Oui il y a des réalisations d’une débilité abyssale (de mon point de vue), et il y a aussi des œuvres magistrales. Oui j’aimerais vivre à une autre époque, mais celle-ci me manquerait énormément. Parce qu’il y a un potentiel jamais atteint par l’humanité. Et pourtant nous saccageons tout.
Je m’interromps pour aller chercher une tablette de chocolat dans un placard de la cuisine. Tiens, je pourrais écrire sur la quantité exagérée de sucreries accessibles dans ce monde ! En laissant fondre un morceau de chocolat sur ma langue, j’écris encore quelques lignes.
Il est difficile de choisir quoi écrire, quoi préciser. Sûrement que la majorité de ce que j’écris n’a pas d’intérêt ou de signification pour toi, personne d’Après. Et que ce qui est signifiant est noyé sous le reste.
J’essaie d’oublier l’inutilité générale du résultat et décide de me concentrer sur le processus. Écrire me fait du bien. Cela m’oblige à prendre du recul, à imaginer un futur… peut-être pas enviable, mais déjà un futur existant. C’est pour moi thérapeutique, et c’est sûrement suffisant.
Je referme mon carnet. Juan est en train de fermer son sac de matériel d’escalade. La joue contre son dos, je lui dis que je vais me coucher. Il me répond qu’il arrive de suite.
Le lendemain, après une journée chargée, je rejoins mon groupe favori. Les projets foisonnent, et nous nous retrouvons maintenant plusieurs fois par semaine, pour celles et ceux qui le peuvent. Tout semble urgent, et l’inquiétude gagne tout le monde, y compris l’imperturbable Bernard. Je suis en train de boire une gorgée de ma bière lorsque ce dernier relève la tête de son journal et tonne de sa voix éraillée : « Bon sang de bois, on vient de mettre le pied sur une foutue pente savonneuse ! »
De surprise, Christelle en fait tomber sa clope sur sa jupe. Tout le monde se retourne vers Bernard.
Il brandit son journal dont la première page affiche : « Quatre pays de la zone euro entrent en récession ».
— C’est le début des choses sérieuses ! Ça fait un moment que la crise nous pendait au nez.
— Oh, d’accord. Mais en même temps, on a des indicateurs inquiétants tous les jours dans les journaux et sur internet. Ce n’est peut-être pas le début de cette crise cataclysmique qu’on nous annonce, temporise Christelle.
Bernard secoue la tête.
— Vous vous souvenez de la crise de 2008 ? Ça a commencé pareil. Mais celle-là, elle va être au moins trente fois pire. Les pays vont chavirer.
Il dit cela d’un air si définitif que nous sommes tous ébranlés. Et puis, c’est rare d’entendre sa voix, à Bernard.
Mon regard balaie les personnes présentes. Celles qui commençaient à être grisées par la bière semblent avoir dessaoulé sec. Julien est bouche bée, cherchant sûrement quelque chose d’optimiste à dire, mais visiblement il hésite à contredire Bernard.
Devant le silence hébété du groupe, Françoise se lève et interpelle Margot :
— Une tournée de rhum, s’il te plait !
En attendant nos verres, Lucie, Thomas et moi nous mettons à chercher frénétiquement sur nos téléphones les dernières informations disponibles sur internet.
Bien sûr, nous avons tous vu passer des dizaines d’articles inquiétants ces derniers mois, que ce soit sur l’économie ou d’autres sujets. Mais rien d’aussi affolant et… incontestable ! Et je me demande comment on passe d’une inquiétude diffuse et de signes incertains à un fait irréfutable, comme le début d’une récession européenne.
Je ne comprends rien à l’économie, c’est pour moi un fatras sans fin dans lequel naviguent des experts qui ne racontent jamais les mêmes choses. Un bordel inabordable. Alors, trouver un signe déterminant au milieu de tout ça, ce n’est pas vraiment dans mes compétences.
En quelques minutes, avec quelques recherches ciblées, nous commençons à trouver des articles de ces derniers jours informant de ce début de récession. Comme d’habitude, sur des médias confidentiels ou spécialisés pour commencer, puis sur les médias officiels qui annoncent à leur tour un début de récession, en clôturant leurs articles par des propos rassurants d’économistes estampillés fiables par leur chaîne ou journal.
Je lève le nez de mon téléphone et regarde Frédéric assis à côté de moi et qui n’a pipé mot depuis l’éclat de Bernard. Il soupire et le panache blanc de sa cigarette électronique sort de ses lèvres. Nos verres arrivent et Christelle les glisse à Thomas qui les fait passer à la ronde. Frédéric me tend le mien et nous trinquons en silence pendant que les conversations reprennent.
Le rhum ambré est un ravissement. Il me brûle la gorge et me ramène au monde. J’entends à nouveau la musique du bar qui nous arrive sur la terrasse, je sens l’air froid de ce début de soirée de novembre, je devine la couleur qui me revient un peu aux joues et j’essaie de comprendre ce qui m’arrive.
Depuis plusieurs années, je m’intéresse à ce sujet de l’effondrement de notre société thermo-industrielle. J’ai lu des centaines de pages sur le sujet, des dizaines d’articles. Et bien que tout aille de mal en pis à ce sujet-là, il y a encore un côté de moi qui se rassurait en se disant « Oh, peut-être que tu te montes le bourrichon toute seule, tu sais. Peut-être que tout va plutôt bien au final, et que si effondrement il y a, il arrivera dans cent ans ou plus ! ». Cela fait drôle de me retrouver projetée dans la concrétisation d’un des scénarios les plus probables. Même le FMI craint une crise financière depuis plusieurs mois, et voilà qu’elle est là, apparemment.
Je pense à mes enfants qui n’ont pas sept ans à eux deux. Je pense à mon Juan qui ne s’intéresse pas à tout ça, mais qui me soutient inconditionnellement. Je pense à mes parents. Je pense à mes plans pour nous amener à un minimum d’autonomie et de résilience locale, et tout à coup j’ai l’impression d’avoir un sablier vide devant moi.
Frédéric me sort de mes pensées en me posant un nouveau verre de rhum dans les mains.
Je le trouve mutique, depuis quelques temps. Je vois son regard qui se perd dans le vague lorsque personne ne le sollicite.
Il tourne la tête vers moi et me dit : « On va aux jardins partagés demain ? On dirait qu’on va avoir du boulot. »
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