Chapitre 1 – Un couple presque normal Partie 1 : La cuisine, Anna et les enfants

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La cuisine s’anima d’abord d’un bruit de petits pas précipités sur le parquet de l’étage, puis d’un froissement de tissu : Emily, la grande, avait déjà quitté son lit. Elle descendit l’escalier à la vitesse d’un petit cheval au galop, ses cheveux blonds noués à la hâte en une queue-de-cheval qui se défaisait déjà. Elle avait dans les yeux cette lumière particulière des enfants du matin, mélange d’énergie brute et d’innocence encore endormie.
— Papa ! cria-t-elle en surgissant dans la cuisine, comme si elle annonçait une grande nouvelle.

Jonathan leva la tête, feignit la surprise, posa sa tasse de café avec un geste théâtral.
— Mais qui êtes-vous, mademoiselle ? Je n’ai pas commandé de cheval sauvage aujourd’hui.
Emily éclata de rire, son rire cristallin emplit la pièce. Elle aimait ce jeu, ces petits décalages absurdes que son père inventait pour la faire sourire. Elle grimpa sur une chaise, sortit un feutre de sa trousse et commença à gribouiller directement sur la nappe en plastique.

— Tu sais que ce n’est pas du papier, ça, dit Jonathan en jetant un œil à ses traits rapides.
— C’est pas grave, maman dit que tu fais jamais la vaisselle, alors c’est toi qui nettoieras.

Jonathan haussa les sourcils, leva les mains comme un criminel pris sur le fait.
— Dénoncée par ma propre fille… Quelle trahison !

Il n’eut pas le temps d’insister : Daniel fit son entrée, en pyjama bleu trop grand pour lui, les pieds traînant, une peluche de dinosaure sous le bras. Ses cheveux bruns en bataille lui donnaient l’air d’un petit hérisson mal réveillé. Il ne dit pas un mot, mais se hissa sur une chaise avec une détermination maladroite, attrapa son bol et attendit.
Jonathan lui servit des céréales. Aussitôt, Daniel se mit à remuer la cuillère dans le lait avec une concentration quasi scientifique. Son obsession pour les vortex matinaux était inébranlable. Le liquide tournoya, déborda un peu, éclaboussa la nappe déjà tachée.

— Daniel, fais attention, dit Jonathan d’un ton doux.
Le petit leva les yeux vers lui, silencieux, puis replongea dans son activité. Chez lui, les mots importaient moins que le mouvement.

C’est à ce moment qu’Anna entra. Elle avait cette démarche rapide et droite des femmes qui n’ont pas le temps. Ses cheveux châtains étaient attachés en un chignon serré, mais deux mèches rebelles s’étaient déjà échappées et flottaient devant son visage. Elle portait un tee-shirt gris simple, un jean usé, et malgré la banalité de sa tenue, il y avait chez elle quelque chose de naturellement élégant, presque distant.
Elle ne regarda pas Jonathan tout de suite. Ses gestes étaient précis, méthodiques : attraper les tartines, vérifier les cartables, ajuster la fermeture éclair de la veste d’Emily, se pencher pour embrasser rapidement le front de Daniel.

— Tu as signé le carnet d’Emily ? demanda-t-elle, le nez plongé dans le sac de l’enfant.
— Je croyais que c’était toi, répondit Jonathan.
— Je croyais que c’était toi, répliqua-t-elle mécaniquement.

Ils échangèrent un regard bref. C’était devenu leur refrain, cette phrase. Une réplique automatique, sans émotion, comme un tic de couple. Jonathan en aurait ri si, parfois, ce rituel ne sonnait pas comme le signe discret d’un désengagement plus profond.

Il attrapa le carnet, griffonna sa signature avec un air exagérément important.
— Voilà, mademoiselle Emily, signé par le docteur Papa, spécialiste mondial en griffonnages illisibles.
Emily éclata de rire. Daniel continua de tourner sa cuillère. Anna, elle, ne leva même pas les yeux.

Jonathan observa sa compagne en silence. Elle avait trente-six ans, mais en paraissait moins quand elle se détendait. Ce matin-là, elle avait déjà l’air ailleurs. Ses yeux semblaient toujours légèrement distraits, comme si elle pensait à autre chose en permanence. Cela agaçait Jonathan parfois : il avait l’impression de partager sa vie avec une femme toujours à moitié absente. Mais c’était aussi ce qui l’avait séduit : cette aura d’indépendance, de liberté.

Les enfants, eux, remplissaient l’espace sonore. Emily parlait sans arrêt, racontant qu’à l’école elle avait un spectacle de danse et qu’il fallait que papa vienne la voir. Elle insista trois fois, à des intervalles de deux minutes, comme si elle craignait que son père oublie. Daniel, lui, ponctuait la conversation de bruits de cuillère et de remarques improbables :
— Papa, tu crois que les dinosaures mangeaient des céréales ?

Jonathan éclata de rire, se pencha vers lui.
— Seulement ceux qui avaient une carte de fidélité au supermarché.
Daniel hocha la tête très sérieusement, comme s’il venait d’apprendre un fait scientifique indiscutable.

Anna soupira, rangea deux assiettes, sortit son téléphone pour vérifier l’heure. Elle n’aimait pas le désordre, ni les blagues inutiles du matin. Elle avait cette efficacité glaciale des Verseaux : organiser, planifier, tout en gardant une distance subtile. Jonathan, qui connaissait ses humeurs comme un marin connaît les vents, sentit que ce matin-là elle était déjà fermée.

Il la regarda. Il se rappela leurs premières années ensemble, quand tout était léger, insouciant, quand leurs conversations pouvaient durer des heures sans voir le temps passer. À présent, leurs dialogues se résumaient souvent à des rappels de tâches domestiques. Les “Je croyais que c’était toi” avaient remplacé les “je t’aime” spontanés.

Il but une gorgée de café, trop amer, trop chaud, et pensa : C’est ça, notre vie maintenant. Une cafetière qui déborde, une nappe tachée, des enfants merveilleux, et nous deux qui nous parlons comme des secrétaires d’une entreprise familiale.

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