Chapitre 2 : Juge, Juste, Justice

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... je vais compter jusqu'à 10, à 10 vous serez transporté aux portes de votre esprit, à la frontière de votre conscience. Je veux que vous me décriviez ce qu'il s'y passe. »

J'étais dans un tribunal, entouré non pas d'humains mais d'émanations gazeuses qui tantôt prenaient forme, tantôt se vaporisaient dans un nuage de fumée astrale. Ces êtres étaient autant de fragment de ma personne, s'étant divisé, réincarné pour exister indépendamment de Moi. Chacun de ces fragments personnifiait un sentiment ou un idéal. Ainsi, Solitude, Désespoir, Joie, pouvaient tout aussi bien côtoyer Justice, Vertu, ou Morale.

Je devais être le président de cette cour, puisque vêtu d'une robe et prenant place dans la position la plus haute de la salle. Je dominais l'assemblée de mon simple regard. Aussi, je savais le nom que l'on me prêtait dans ce monde : « Juge ». Pourtant, très rapidement, je compris que je n'étais pas aux commandes, que mes gestes et ma voix s'exécutaient indépendamment de ma volonté.

Trois coups de balai résonnèrent dans un antre démesurément grand, bientôt suivi par de trois coups de marteau exécuté de ma main et marquant le début de la séance. La foule des badauds éthérés venus admirer les "gladiateurs" de cette parodie de procès se tut. Certains étaient emplis de curiosité ou d'inquiétude, d'autres encore par l'ennui.

Justice allait être rendue.

Je fus le premier à prendre la parole.

- La séance est ouverte. J'appelle Juste à la barre

Le brouhaha chaotique de la foule venue se repaître du Spectacle se mua à nouveau dans le silence. Juste ouvrit la cérémonie, enveloppant l'assemblée de sa voix rocailleuse.

- Merci votre honneur. Chers Justiciables.

Le temps de son discours, je vis la forme nommée « Juste » gagner en démesure se découpant au diapason de l'intensité de son discours.

Nous sommes réunis ici par un étrange concours de circonstances requérant de nous, émanations désespérées d'un esprit endeuillé, de faire justice d'un cas concernant l'ensemble de cette assemblée. Nous sommes ici pour offrir un regard nouveau sur des faits voués à se répéter. Si l'on ne prend pas de mesures immédiates, afin d'obtenir de profondes modifications de conscience, nous sombrerons tous dans l'Oubli.

Il était manifestement dans son élément en tant qu'orateur. A le voir déclamer sa plaidoirie, on pouvait sentir qu'il n'existait pas pour lui-même, mais par rapport aux autres. Je le contemplais avec fascination alors qu'il continuait de se distordre avec l'écho recueilli de ses paroles.

Serons-nous amenés à juger des humains ? Des sentiments ? Nous-même ? Tout ceci mais pas seulement : ce n'est pas une personne que nous allons être amenés à juger, mais plutôt l'idée même de justice, de ce qu'elle est et représente en nous.

Ce n'était pas ma place et je le savais, je ne devais pas voir ça, je ne devais pas être ici. Est-ce pour cela que le marionnettiste tirant les ficelles de ma propre existence me fit prononcer ces paroles?

-Je ne vois pas où vous voulez en venir. dis-je avec mépris. Pressez-vous de terminer je vous prie ! Appelez un témoin à la barre, que sais-je ?

Juste repris, imperturbable.

- Estimés confrères, je suis mon propre témoin, s'il me faut m'appeler à la barre pour que vous m'écoutiez, qu'il en soit ainsi.

- Vous étiez déjà procureur de la République, vous voici témoin, aspirez-vous finalement à devenir ensuite juge puis bourreau ?

Juste s'installa au prétoire afin d'entamer un monologue dont lui seul avait le secret qui ne manqua pas de captiver la foule.

- J'y viens, votre honneur... Si moi, Juste, viens à vous pour faire le procès de l'idée même de Justice, ce n'est pas pour éveiller une vaine conscience philosophique. Non, en vérité, je ne viens à la barre que pour soulever un fait qui m'importe plus que tout. Cette idée de justice chère à tous ceux présents ici, est née et nous a été inculquée en tant que précepte fondateur de notre identité. Cette idée, d'où vient-elle ? Par qui nous a-t-elle été apprise ? Et surtout pourquoi nous a-t-elle été inculquée ?

Personne ici ne sera dupe de la différence fondamentale qu'il y a entre la justice, fondée sur le droit, de la justice fondée sur l'équité.

La première est aveugle, ne regarde qu'elle-même. Par définition, elle ne peut être juste car trop méthodique, protocolaire, elle n'est qu'un ersatz de ce à quoi elle prétend.

La seconde tend vers la justice en visant l'équilibre dans la balance des souffrances : il s'agit d'équilibrer les souffrances causées par l'agresseur avec les souffrances souhaitées par l'agressé. Là encore, la loi du Talion ne traduit qu'une quête de revanche, la volonté de faire justice en elle-même vecteur de sa propre injustice.

Est-ce à dire que l'idée de justice est en elle-même un paradoxe décliné en autant de situations que d'individualité et devient, de fait, irréalisable ? L'idée originale de la justice est de transcender les conflits de remettre chacun des partis sur un pied d'égalité.

Juge qui commençait à voir dans la logique de Juste l'interrompit dans son monologue

-Ramener l'agresseur au rang de victime, ramener la victime au rang d'agresseur ?

-Et dans le processus, les deux sont voués simplement à devenir "autre", de dépasser leurs souffrances respectives pour retrouver une moralité à toute épreuve. Les termes d'agresseurs et de victimes en deviennent alors caduques.

Tout aussi désemparé quant aux objectifs de Justice, Juge rétorqua avec lassitude.

-Où voulez-vous en venir ?

Juste poussa alors un profond soupir et reprit la parole après une profonde inspiration

- Cette justice dont je vous parle n'est pas la justice des hommes, cette justice dont je vous parle est fondée sur la moralité. Cette justice repose sur l'utopie selon laquelle nous autres, parvenons à ressentir la souffrance avec recul et abnégation. Cet idéal de justice ne peut être atteint que par des êtres imperturbables, de ceux qui ont su éprouver, comprendre et se hisser au-delà de leur douleur.

Cette Justice mes amis, ne fera jamais que vivoter dans le monde des hommes et même dans le nôtre. Nous ne sommes qu'un nombre indéfinissable d'émanations insondables dans un esprit malade. Nous n'existons nous-mêmes qu'au travers d'un monde idyllique. Nous ne sommes pas ceux qui rendent justice. Cela ne nous empêche pas d'essayer de se hisser à sa hauteur.

- Une plaidoirie intéressante, chère Juste.... Toutefois la parole revient à notre estimé confrère Justice.

Ces mots s'échappèrent malgré moi d'un ton parfaitement sardonique.

Justice prit alors la place de Juste au prétoire

- Mes biens cher frères. Je n'irai pas nier ce qui vient d'être énoncé. Nous formons à nous tous une foule d'esprits qui n'existons qu'au travers d'une personne singulière. Toutefois nos idées, y compris l'idée de justice, nos combats, nos luttes intestines ne sont qu'elles-mêmes des étincelles aussi éphémères qu'illusoires. Chaque seconde voit naître et disparaître une idée, une entité de plus ou de moins.

A y regarder de plus près, Justice était dans le vrai. Cette foule d'innombrables personnes se composait ou plutôt se décomposait à chaque seconde, le temps, la matière ou la cohérence étaient à géométrie variable.

Dans notre monde où le néant et l'absolu ont tout autant de valeur, que peut-on qualifier d'important ? Celui au travers de qui nous vivons ? Ou ceux par qui notre vie est inspirée ? Qu'il s'agisse de cette personne, de notre hôte ou de ceux qui inspirent notre hôte, notre propre naissance, existons-nous au travers de lui ou existe-t-il au travers de nous ? Parler de symbiose entre Lui et nous serait inopportun, puisque nous n'existons que de manière très incertaine... Personne parmi nous n'est réel pourtant aucun de nous n'est faux.

Juge l'interrompis alors

-Comme toujours, Justice, vous trainez en longueur... Venez en au fait.

Le discours de Justice avait le don de m'exaspérer pourtant je ne pouvais empêcher une part de moi de se rallier à lui.

Justice se racla alors la gorge et repris d'une voix d'une gravité implacable.

-Mes frères, la raison de notre réunion n'est ni une idée, ni une personne. Cette raison, c'est moi. Pourquoi donc faire souffrir notre hôte par nos discussions ? Tout simplement parce que c'est notre rôle, c'est la raison même de notre existence. Cette réflexion aussi tortueuse et impénétrable soit-elle n'en est pas moins nécessaire. Qu'il se définisse au travers de notre existence ou inversement n'a que peu d'importance. Nous sommes là. IL est là, omniscient dans ce monde, gouverneur de nos misérables existences illusoires. Toutefois ce n'est pas Lui que nous sommes venus juger, mais Eux. Les hommes, ceux qui rendent notre présence nécessaire. Nous formons un tout, sa conscience. Et c'est par ce biais qu'il est voué à se comporter ad vitam aeternam. Même si ce biais est né pour le faire souffrir, c'est également par ce moyen que son identité se définit et continue de se redéfinir.

Juge l'interrompis

-Ainsi vous nous dites que nous devons tous être juge, bourreau et victime ?

Justice repris comme en proie à une transe insondable, comme s'il se déconnectait de l'assemblée pour mieux exprimer son propos.

-Votre portrait ne saurait être exact que si nous lui apportons une nuance. Oui, nous devons tous être simultanément juges, bourreaux et victimes. Toutefois nous ne sommes pas en position de le faire. Nos possibilités sont réduites par nos conditions de vie éphémères et surtout... par qui tient les rênes. Timidité régnait en main de maître sur nous tous et sur Lui, ne permettant pas ce genre de réflexions... Pourtant à l'heure où nous parlons son existence décrépie n'est quasiment plus perceptible. Culpabilité faisait de même, tout comme Silence et tant d'autres... Je ne vous ferais pas la liste de ceux qui ont gouvernés ici-bas, elle est aussi longue qu'absurde. Toutefois... Un de nous est différent. Un de nous est appelé à gouverner éternellement le siège de Son esprit. Cet être se présente désormais face à vous."

Justice eût alors un sourire carnassier

J'en vois déjà parmi vous qui taxeront mes paroles de présomptueuse. Ne confondez pas vanité et orgueil.

Un mouvement de foule massif jaillit spontanément de l'assemblée, découpant sur les murs d'ombres de formes cauchemardesques.

Essayez seulement de me combattre. D'autres s'y sont essayé, d'autres s'y sont déjà brulés les ailes, même notre hôte a voulu ma mort. Je suis le seul qui n'ait pas été façonné par Lui, je suis né ici. Je suis né de vous tous. Mon existence n'a jamais été menacée, ma forme n'a jamais cessé de se renforcer quant tant d'autre se sont évaporés. Venez donc me défier, j'ai déjà encaissé bien plus d'assauts que je ne pouvais en supporter et pourtant je suis toujours parmi vous. Votre lutte est vaine car mon existence ne peut être défaite. Le temps dira si quelqu'un pourra se défaire des chaînes de mon existence, pourtant à ce jour je n'aie encore jamais eu de rival qui ait tenu réellement la comparaison et plus encore qui ait tenu assez longtemps. C'est ce qu'il croit, c'est ce que JE crois, ma "presque-existence » est la raison essentielle de notre réunion.

Juge l'interrompis à nouveau alors que la foule ruisselait d'autant de réactions que la création pouvait en concevoir, des hurlements de colères, des appels au meurtre, des sanglots, de l'indifférence, tout autant que de l'approbation, des applaudissements, de la résignation...

- "La séance est ajournée, nous en avons bien assez entendu, nous reprendrons demain, si tant est que demain existe pour n'importe lequel d'entre nous".

La séance fut levée, pourtant, la salle luisait encore de la lumière des esprits présents comme autant de feu-follets éclairant la salle de leurs éclats. Disputes, murmures, méfiances, débats...

Cette plaidoirie était sans précèdent. Qui était ce fou qui osait pouvoir prétendre régner en seul maître en ce domaine qui a déjà vu se mourir et se succéder bien d'esprits aussi avides de pouvoir, que vides.

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