Chapitre 5 : Joie

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Joie n'avait jamais connu que la misère :

Abandonnée dès son plus jeune âge par ses pairs, elle dû comprendre que la débrouille allait être son quotidien pour toute son éternité. Joie était autant un miracle qu'un paria, elle était l'essence de ce que l'hôte ne pouvait assimiler, alors même qu'elle existait en son sein. Elle construisait son bonheur d'un rien alors que l'hôte façonnait son malheur sur d'immenses édifices. Imperturbable face aux affres de la vie, libre dans ses plaisirs, souriant à la vie comme on savoure un paysage.... En perpétuel contemplation de la noblesse d'autrui, fermée à leurs vices. Tout le contraire de ses frères.

Si beaucoup d'esprit choisissait de n'avoir aucune enveloppe charnelle au sein de l'esprit de l'hôte, se satisfaisant de n'être qu'une créature de raison, il en était autrement pour Joie qui choisit de s'incarner en une créature voluptueuse, entre le faon et l'humain, il émanait d'elle une aura apaisante pour qui y prêtait attention. Si en tout point elle ressemblait à une humaine, c'est au niveau de sa tête que son apparence animale s'exprimait. Les traits de son visage, inhabituellement élégant, dessinaient le visage de la sérénité : de longues oreilles qui s'épanouissait comme deux voiles ovales gonflées par le vent, un nez minuscule tacheté de noir, très rapproché de ses lèvres qui elles-mêmes lui donnaient un sourire permanent. Si elle n'était pas pourvue de fourrure, elle était recouverte d'un fin duvet qui lui donnait un aspect surnaturel : sa teinte oscillait en un magnifique nuancier de couleur prenant des teintes allant d'un blanc nacré au beige clair jusqu'à un brun noisette. Nue et désinvolte, les courbes de son corps irréel s'affirmaient avec une candeur qui interdisait toute lubricité : elle inspirait plus la pureté que le désir.

Joie était unique. Une oasis dans un désert de malheur. Une oasis dont personne ne voulait boire l'eau.

L'existence de Joie en elle-même était un besoin de l'hôte, pourtant... Le temps avait érodé les fondations de Joie, lassée de la morosité de ses pairs, elle s'était établie en solitaire dans un endroit reculé, dédaigné de tous. Si ce monde avait eu une manifestation physique, il se rapprocherait assez d'une gigantesque caverne, dont la noirceur rayonnait comme un phare, telle une aura oppressante de morosité courbant espoir en remord. Probablement pris de regrets face à sa propre création, le maçon de ces terres sinistres avait bâti une fenêtre d'où jaillissait de fins rayons de soleil découpant les ténèbres en un quadrillage scintillant ... Cette lueur ne se contentait pas de lacérer l'ombre, elle faisait surtout miroiter d'autres mondes possibles, d'autres réalités que personne ne voulait voir. Joie s'était installée ici, dans ce lieu fuit de tous, à contempler avec émerveillement les différentes versions possibles de son univers.

Joie n'était pas devenue misanthrope, au contraire... elle ne chérissait rien de plus que la compagnie des autres. En bien des aspects elle appelait à la sérénité de ses pairs, son vœu le plus cher serait de faire apprécier leur réalité à ses frères, soit sans se flétrir dans la mélancolie, dépasser la prétendue pénibilité de leur existence. Joie était seulement devenue isolée car personne ne partageait son souhait, chacun s'identifiait ou se complaisait dans des malheurs prétendument vertueux. Tant et si bien que progressivement la compagnie de Joie fut perçue comme un frein à leur sombre pèlerinage.

Ainsi, pour tromper sa solitude forcée, il arrivait fréquemment à Joie de se rendre à la lisière du portail menant à d'autres mondes pour converser avec des versions alternatives d'elles-mêmes. Elle vivait ainsi, fière et imperturbable tout en restant humble et avenante. Il rayonnait d'elle une force de vivre qui imposait le respect, même au pire des cyniques.

Justice, dont l'influence et le pouvoir ne faisait que croître, fit irruption dans le sanctuaire de Joie. Curieux de connaître ses opposants, c'est-à-dire, ceux qui n'ont pas pris la peine de se rallier à lui, il vint à la rencontre de ce qui se rapprochait le plus de son antithèse. Il prit la parole d'une voix inhumaine à force de gravité.

-La constance de ta solitude aurait déjà dû te pousser à disparaître, et pourtant tu demeures. Tu es une vraie énigme à nos yeux. Je ne sais pas encore si je dois admirer ta détermination, la déplorer ou en rire ?

Il marqua une pause dans son discours, comme pour laisser le temps à Joie le temps de répondre, cette dernière n'en fit rien.

Tu dois probablement l'ignorer, alors permets-moi de t'éclairer : Je suis Justice, le nouveau maître en ces lieux. Contrairement à beaucoup de nos frères, je ne te veux fondamentalement aucun mal et je te permettrais de vivre comme tu l'entends. Avant cela simplement, je veux voir... si tu es digne de ce privilège.

Justice qui n'était alors qu'une vague forme gazeuse d'où s'échappait une éloquente dépression, s'incarna devant Joie. Justice avait prit les traits de son hôte, à ceci prêt qu'il était parfaitement pâle et entièrement vêtu de blanc. Seul ses longs cheveux noirs tranchaient ce monochrome blafard, ceux-ci étaient partiellement caché par un couvre-chef ridicule d'où pendait des grelots qui au lieu de cacher sa tignasse désordonnée, renforçait encore le chaos visuel qu'il était en donnant un air de fou du roi.

Nullement paniquée, Joie lui répondit d'une voix assurée :

-Je ne vois aucune noblesse dans le conflit, suis-je obligée de me mêler à ces querelles délétères ? Je ne souhaite rien sinon ton bonheur, dès l'instant où ce dernier n'entraine pas ce monde à sa perte.

Il était difficile de percevoir si Justice s'acquittait de sa tâche à contrecœur ou s'il y prenait plaisir, savoir ce que lui inspirait la compagnie de Joie provoquait en lui un maelstrom d'émotion dont il ne souhaitait pas vouloir se dépêtrer.

-A nouveau, tes propos m'interrogent. Es-tu l'adversaire le plus redoutable que j'ai pu croiser en ces terres ou le plus pathétique ? Il m'est impossible de trancher. Mais pour en revenir à mon propos originel...

Joie n'eut pas le temps de réagir, Justice lui agrippa le poignet, Joie planta son regard dans celui de Justice, son immobilité était un marqueur de sa résolution. C'était comme si elle l'invitait à faire son office tout en le mettant en garde : elle resterait inébranlable. Sous la pression de Justice, une réaction se produit sur le métabolisme de Joie : Une réaction qui partait de son poignait gagna la totalité de sa peau qui semblait se contorsionner, se transformer pour laisser apparaître une infinité de petits cercles noirs, ne laissant deviner qu'en leur centre le coloris initial de son épiderme.

Justice qui supportait de moins en moins l'affront qui lui était fait dans le moindre acte de résistance reprit d'une voix calme, dénotant d'une colère maîtrisée.

Il n'est pas dans ton intérêt de nous résister, doutes-tu encore de l'immuabilité de notre pensée ?

Joie répondit sans la moindre forme d'impertinence, convaincu par chacun de ses mots.

-Cela nous fait au moins un point commun, c'est probablement le début d'une belle et longue amitié.

Un ricanement sournois résonna de l'antre des songes de l'hôte, un ricanement aux accents machiavélique qui se mua toutefois en un soupire n'exprimant qu'une profonde tristesse.

D'une voix cristalline d'où transparaissait compassion et innocence, parfaitement opposé au ton employé précédemment, Justice reprit.

-Joie, je n'ai encore jamais connu pareille détermination face à une quête aussi vouée à l'échec. Ton entreprise est si vaine que cela en devient touchant. Ne va pas croire que ma compassion est feinte, vraiment, j'éprouve pour toi une certaine admiration.

A nouveau sa voix changea. D'un ton inquisiteur marqué d'une sévérité intransigeante, il poursuivit :

-Toutefois, ne te permets pas de croire que notre souffrance est vaine. Notre souffrance n'est pas portée vers nous. Notre souffrance est un pont vers la compréhension d'autrui. Notre souffrance est un biais, un moyen d'information, une source d'analyse et potentiellement une ouverture vers d'autres perspectives. Nous mesurons notre engagement par notre souffrance. Nous mesurons le lien qui nous unis aux autres par les souffrances qu'ils nous inspirent. Plus la déception est grande, plus nous nous sommes attachés à autrui. C'est exactement la clé de voute de notre existence. Que nous a apporté ta... joie si ce n'est de mettre en perspective notre souffrance au mieux, de mesurer notre martyre. Toi-même tu participes à ce que tu combats, tu en es bien consciente ?

-Ma lutte n'est pas un combat, Justice. Ma lutte c'est justement l'acceptation, et je ne m'arrêterais jamais.

-Baisser les bras et mourir est l'apanage de ceux qui n'ont plus rien à perdre, nous avons tout à gagner à rester en vie. Je ne cherche à changer personne mais à me scinder et rentrer en chacun de vous car je suis certaine que nous en bénéficierons tous.

Justice continua en reprenant une voix d'enfant.

-Néanmoins... Je ne suis pas venu ici pour te faire la morale, encore moins te corriger. Au fond, nos buts sont très proches l'un de l'autre. Je n'existe que pour une chose, mon but est de donner une raison à cette souffrance...De donner de l'espoir. De l'espoir à l'hôte. L'hôte ne pourrait pas supporter l'idée d'avoir enduré cela pour rien, c'est pourquoi il a besoin de moi, il a besoin de croire que ses tortures n'ont pas été vaine, qu'outrepasser ses maux le fera devenir quelqu'un de grand. Sinon, autant mourir tout de suite, non ? Si ce n'était qu'un avant-goût de ce qui va arriver, s'il n'y avait pas de logique derrière tout cela ? S'il n'y avait pas de buts supérieurs cachés, si toute cette affreuse et macabre progression avait été vaine, la folie aurait déjà consommé nos âmes, si ce n'est déjà fait. Mon travail est une lutte de chaque instant, je n'ai pas le droit d'être faible car je ne suis au fond que le gardien de l'hôte. Mais il me plait de croire que nos forces se joindront bientôt pour une tâche qui nous dépasseraient individuellement.

La voix de Justice mourut peu à peu pour ne devenir qu'un vague chuchotement. Son corps se volatilisa aussi rapidement qu'il s'était matérialisé. Si tôt que l'étreinte de Justice fut terminée, les liserés noirs recouvrant Joie disparurent.

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