Chapitre 10 : Mélanome de l'âme

16 minutes de lecture

Quand votre âme n'est plus, tout vous paraît étranger, même votre propre corps

Un simple esprit, guidé uniquement par la conscience d'exister. Ni malheureux, ni heureux, ni ambitieux, ni paresseux. Vide. Emplis de néant. Éteint.

Incrédule, il lui prenait souvent d'envie de contempler sa propre carcasse humaine, son cœur battant la mesure de la désolation au rythme du dépit.

-Est-ce... vraiment moi ?

Je contemple les autres nager fièrement dans l'océan de l'existence pendant que le cadavre noyé de ma psyché flotte au large, dans l'attente d'un délabrement total.

Alors... Que faire ? Que ne puis-je faire sans âme ? Qu'est-ce... qui peut remplacer mon âme ? A quoi servait-elle seulement déjà à la base ? N'était-ce pas elle la source de ... ? De quoi déjà ?

Je regardais mes mains, impuissants.

Mes réflexions semblaient parfois être des songes empruntés. Comme un enfant fasciné par une bulle, dés que je commençais à caresser la surface de ces idées, ces dernières éclataient, me laissant dans une désolation totale.

Inconsciemment, comme pour accompagner ma persécution mentale mes mains broyaient ma tête comme un étau.

Tu t'égares. Reprends-toi.

Que ne puis-je faire sans âme ? Ressentir. Que peut-on faire d'autre avec ? La vendre... Peut-être que la solution est là ? Je vais devoir... acheter une âme pour me reconstruire ?

Soit. Qu'il en soit ainsi, si je dois me verser dans l'occulte...Qu'ai-je à perdre désormais ?

A mon insu, quelque chose me dérangeait dans cette idée, l'expression de mon visage reflétait une certaine forme de dégoût face à une tâche d'une ingratitude répugnante, le simple fait de penser à cette solution m'amenais à me désavouer moi-même. Si toutefois il restait quelque chose à désavouer.

Rester dans cet état ne ferait que m'amener inéluctablement à ma propre fin, autant essayer quelque chose, aussi ridicule que cela puisse paraître que de se laisser périr sans rien tenter. Ce n'était pas de l'espoir. Ce n'est pas espérer que de combattre la mort. Ce n'était pas de l'espoir, c'était exactement le contraire. Poussé par un élan de désespoir, j'allais m'essayer à l'irrationnel et à l'occulte.

Voilà deux semaines que je traine avec ces parias et quelque chose me dérange déjà. Quelque chose me paraît faux. Est-ce le nombre de choses qu'ils considèrent comme factuel alors que...bon sang. Magie blanche... magie noire ? Dans quoi tu t'es foutu ? A quoi cela rime ?

Calme-toi... tu n'as rien à perdre.

Parler tout seul était devenu une habitude. Je me moquais bien de paraître pour plus fou que je ne l'étais, après tout je n'accordais aucune estime à ces personnes. Je me forçais à les côtoyer, dans ma quête de réponses.

Qui étaient-ils d'ailleurs ? Le cercle se nommait le Mélanome de l'âme, c'est d'ailleurs exactement ce qui m'a poussé à les rejoindre. Pour une raison que j'ignore, ces personnes m'appréciaient alors même que.... Je savais pertinemment que je ne parviendrais pas à contenir la répugnance qu'ils m'inspirent. Ils savent que je ne crois en rien de ce qu'ils affirment. Ils savent que je les hais. Pourtant... ils m'acceptent. Je dois avouer que cela est ... apaisant ?

Apaisant... Voilà encore le soubresaut d'une énième émotion oubliée. Je n'ai plus vocation à ressentir de genre de choses, c'est bien le problème. Je cherche à reprendre ce qui est mien... l'affaire ne doit pas être aussi désespérée que je le pensais parfois... je parviens encore à ressentir. Qu'importe, il faut que je poursuive mon travail.

Parmi ce cercle d'illuminés j'avais l'impression d'être une verrue, une verrue qui ne faisait que jurer avec un visage déjà disgracieux. Je savais que certains me regardaient du coin de l'œil, comme fasciné... Ce qui avait le don de m'agacer particulièrement.

Il y en avait un ... en particulier. Perturbé par la persistance de son regard, je me plaçai en face du cuistre qui semblait m'étudier ou plutôt me disséquer comme un animal.

Si tu continues à me regarder de la sorte, je te garantis que plus aucune fibre de ton corps ne doutera de l'existence du diable.

Je m'attendais à ce qu'il baisse la tête en silence. Mon statut de paria parmi les parias m'avait, je l'avoue, accordé une certaine confiance en moi. Il n'en fit rien.

-Non, c'est que ... Je ne comprends pas. Que faites-vous là exactement ? Je sais ce que j'attends du Mélanome de l'âme, je sais pourquoi les autres sont là. Mais vous... Vous ne participez jamais aux rituels, vous n'êtes amis avec personne ici, vous ne faites que vous assoir et profiter de la bibliothèque dont dispose le cercle, dès qu'il est question de spiritualité vous ne faites que vomir la haine que vous inspire ces croyances... je veux dire nos croyances. Peut-être... pourrais-je vous aider ?

Je ne sais pas qui il est... mais il m'apparaît presque sympathique, il a l'air différent. Enfin un qui manifeste son mécontentement. Voyons ce que cela donne avec quelque chose qui pourrait paraître comme du sarcasme ?

-Si je voulais.... Disons acheter votre âme ? Vous me feriez un prix sympa ? Je sais que la période des soldes arrive vous pourriez me faire une petite remise en avance ? Promis, je parlerais de vous à...

J'allais- terminer sa phrase en disant « mes amis » en me rendant compte que je n'en avais plus, ce genre de considérations étaient passés au second plan. Je ne ressentais plus... alors comment ressentir avec les autres ? Et surtout, pourquoi cela m'affecte maintenant ... ?

-Mais encore ?

Un soupire de désolation fut ma seule réponse. C'est alors que son interlocuteur lui tendit la main.

-Amadée Lestind, enchanté de faire votre connaissance.

Un brin désarçonné par la démarche de son congénère alors qu'il n'avait été que mépris et rabaissement, il finit par saisir la main tendue.

-Appelez-moi Incognito. Ce que je cherche c'est... parler avec lui.

Désignant du regard celui que l'on désignait comme étant le chef du cercle, celui à qui l'on demandait conseil, celui qui dirigeait les rituels. Celui-là même qui n'avait jamais répondu à mes appels alors que lui-même était l'objet de tous les regards, comme une bête de foire que l'on fuit sans pouvoir s'empêcher de l'admirer.

-Tu me permets de lui en toucher un mot ?

Surpris par sa familiarité, je lui rétorquai immédiatement.

-Donc maintenant le tutoiement est de rigueur ?

Nullement décontenancé, il répliqua d'une voix recélant d'une certaine malice.

-Navré, mais je ne vouvoie que les gens que je méprise, tu m'as prouvé être quelqu'un d'intéressant... Je te prie de ne pas t'en offusquer.

-Admettons.

Après un court instant de silence malaisant, il poursuivit.

-Pourrais-tu me répondre maintenant ?

-Ah oui... Pardon

Les interactions humaines semblaient vraiment me déranger, je m'étais habitué à des dialogues courts, uniquement guidés par un rapport d'utilité, des conversations froides, sans passion ; alors qu'avec lui... c'était presque un échange.

-Oui, je veux bien.

Notre conversation fut interrompue par le maître du Mélanome de l'âme.

Ce dernier se relevait de son siège, provoquant un silence éloquent. Cet instant semblait avoir duré une éternité, je n'aurais su dire pourquoi, mais j'avais la vision d'un prédateur qui décrivait des cercles concentriques autour de sa victime.

-Ainsi l'hypocrite et le dépossédé ont fini par s'adresser la parole.

La solennité du dirigeant ne pouvait que provoquer mon sarcasme.

- Loin de moi l'idée de paraître insolent mais... hum attendez, en fait, si totalement. Permettez-moi de reprendre. J'ai totalement dans l'idée l'envie d'incarner l'insolence, cependant dans votre phrase je ne parviens pas à distinguer qui suis-je entre l'hypocrite et le dépossédé ? Ne puis-je pas être les deux ?

J'entendis Adamée me chuchoter à l'oreille

- Ce n'est pas exactement comme ça que tu vas t'attirer ses faveurs.

Le maître reprit :

-Silence ! Voilà longtemps que j'attendais votre... confrontation. Vous deux qui, tranquillement tapis derrière la raison cartésienne jugez nos croyances de foutaises, d'idioties, je vais vous montrer de véritables raisons de croire.

Adamée interloqué lui répondit :

-Mais ... j'ai été présent à tous les rituels, j'ai parlé à tout le monde sans jamais manifester le moindre mépris, j'ai toujours été investi dans le cercle ! Ce n'est pas juste.

-Et tu penses que cela aurait suffi à me tromper ? à NOUS tromper ? Prends exemple sur l'désanimé, sa sincérité abrupte est déjà plus appréciable.

Malgré moi, je ne pouvais résister à parodier un air bien connu.

-Dépossédé, désanimé, je ne me moquerais plus jamais...

A nouveau... une résurgence du passé. J'avais oublié à quel point il est difficile de contenir un fou rire. J'aurais bien fini par croire que c'était une bonne chose de côtoyer ce cercle mais l'air menaçant de mon.... Estimé gourou semblait m'indiquer le contraire.

Il semblait avoir beaucoup de peine à dissimuler sa colère tout comme moi avec mon rire. La communauté était terrifiée, Adamée plutôt silencieux et moi... à peine capable de camoufler mon hilarité alors que paradoxalement des larmes perlaient sur mes joues.

Quand était-ce la dernière fois où j'avais ri ? Depuis quand suis-je ainsi ? Avais-je seulement été autre chose un jour ?

Le maître des lieux repris :

-En lieu et place de nos échanges habituels, aujourd'hui aura lieu un rituel d'un genre nouveau. Aujourd'hui nous allons nous épanouir au grand jour comme les autres religions, à ceci près que nous brillerons avec un éclat sans égal. Mortifié ou fasciné seront les réactions de nos pairs, nous serons craints ou adorés... Dans tous les cas nous ne serons plus dans l'ombre.

Je dois bien avouer que son fanatisme faisait naître en moi une forme de fascination navrante. J'admirais sa ferveur tout en me désolant de son propos. Toutefois je lui prêtais une oreille attentive... si attentive que je ne sentis qu'à peine le choc étourdissant qui me plongea dans un sommeil reposant.

A mon réveil, je me découvris entravé par des menottes, dans une voiture en marche vers.... Qui sait ? A mes côtés, Adamée Lestind manifestement plongé dans l'inconscience. Assis devant, je vis GritFürkis, le gourou enflammé du Mélanome de l'âme et sur le siège passager, ce que je supposais être l'un de ses acolytes.

Bon.... Que faire ? Que puis-je faire de toute manière ? Ecouter les deux de devant ? Soit.

-Enfin... nous y arrivons, le soir de notre éveil va enfin pour commencer. Mais... maître, je me demandais, pourquoi amener ces deux-là, nous n'avons guère besoin d'infidèles pour une cérémonie de cette importance non ? Nous avons assez de fidèles pour nos besoins, non ?

-Ceux-là ne sont pas exactement des sacrifiés... ce sont des réceptacles. Ce que nous allons libérer a besoin d'un catalyseur... voilà leur rôle.

Cette prise de renseignement m'aura confirmé deux choses, rejoindre ce cercle fut probablement la pire idée du monde d'une part. D'autre part, qu'Adamée et moi n'allons pas mourir ce soir. Du moins ils n'ont pas prévu de nous tuer ce soir. Bien. J'en ai assez entendu.

Une autre idée...

Puisqu'apparemment le funeste destin qui m'attend va être partagé par mon compagnon d'infortune, autant qu'il m'aide à trouver une échappatoire.

Je me mis alors à me balancer de gauche à droite sur mon siège avec, dans l'idée, la volonté de tomber sur Adamée, crane contre crane, en espérant que le choc le réveille. Malgré la pertinence de l'idée, je ne parviens qu'à faire tomber mon menton contre sa nuque. Soit, il n'est question d'échec que quand il y a abandon. Ma persévérance m'a ainsi guidé jusqu'à mordre sa nuque jusqu'à qu'il se réveille. J'imagine que les bruits de moteur ont réussi à camoufler le gémissement de douleur qu'il a poussé, toutefois je parviens à mes fins.

-Désolé, généralement j'attends au moins le deuxième soir avant de prodiguer ce genre de caresse, mais la situation appelle à des moyens peu orthodoxes.

Quand on n'a plus rien à perdre et face à une situation inextricable, le sarcasme est votre seule échappatoire. Avais-je l'habitude d'être fort avant d'être vide ?

Hébété et encore légèrement endormi, il peina à marmonner.

-Bon sang, on est où là ?

Du regard je lui désignais ses menottes puis notre chauffeur. Je lui chuchotais à l'oreille.

-Sur l'autoroute du bonheur, maintenant baisse d'un ton. Si tu peux m'être utile, c'est le moment. Réfléchis. Si tu ne trouves rien mais que tu vois une opportunité de...ne pas mourir, saisis-la. Même si de ce que j'ai compris, ce n'est pas dans leur plan de nous tuer ce soir. Je me demande d'ailleurs si ça ne serait pas préférable.

Adamée releva la tête et m'offrit la seule réponse rationnelle possible face à cette situation.

-Quoi ?

Alors que nous parlions, je sentais en même temps que la voiture ralentissait... nous arrivions à destination. Il faisait trop sombre pour que j'y devine quoique ce soit. GritFürkis et son acolyte sortirent de la voiture. Nous devions être attendus car aussitôt, deux autres sbires de l'illuminé ouvrirent les portières de derrière. Sans aucune forme de ménagement ils nous menèrent vers un immense hangar désaffecté. Je n'avais aucune idée d'où nous étions, les alentours étaient plongés dans les ténèbres les plus totales, seul le hangar était faiblement éclairé. J'aurais peine à dire que la lumière était rassurante. Bientôt nous découvrîmes une bien triste assemblée, je reconnaissais les personnes du cercle assez facilement, ils ne cherchaient pas à se cacher. Bien des têtes que je ne reconnaissais pas, j'ignorais qu'ils étaient si nombreux... de toute âge et de toutes couleurs. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieux. Ils étaient environ 200. Et nous étions les seuls captifs de ces gens dont l'instabilité mentale ne me faisais plus aucun doute.

Secoué par un ricanement sarcastique, je me dis à moi-même :

-C'est vrai que tu es bien placé pour juger de leur instabilité.

Parler tout seul n'était guère rassurant dans cette situation, je devrais peut-être échanger plus avec Adamée. Je lui jetais un regard pour le découvrir non pas effrayer mais enthousiasmé au possible. Je l'ai peut-être surestimé, c'était peut-être un illuminé ? Non...attends, GritFürkis tout à l'heure l'avait désigné comme « hypocrite », mais alors pourquoi cet air fasciné ? En m'adressant à lui pour le tirer ses songes, je lui dis :

-Je ne vois pas de quoi se réjouir, pourrais-tu partager ton émoi ?

Nos gardiens ne se préoccupaient nullement de nos conversations, ils ne faisaient que guider nos pas. Adamée me répondit.

-Tu... Tu ne comprends pas, je suis anthropologue, du moins plus exactement étudiant en anthropologie. J'étudie les sectes religieuses depuis des années, on m'a demandé de faire une thèse complète sur le sujet de mon choix. Et là... ça c'est du pain béni ! Si je survie je serais major de promo.

Formuler cette confidence semblait lui coûter, j'imagine qu'il ne voulait pas trop en dire de peur de biaiser son étude en me mettant dans la confidence de sa situation, je n'eus aucune peine à imaginer que seul l'enthousiasme de la situation le fit me mettre au parfum.

-C'est vraiment un gros « SI » mais je comprends mieux oui. Et bien alors tachons de survivre. Je dois t'avouer que finalement... je n'ai toujours rien à perdre, voyons toutefois ce qu'ils ont à nous proposer, qu'en dis-tu ?

-Ce n'est pas comme si nous avions vraiment le choix.

Le hangar bouillonnait d'activité tout aussi malsaine que les autres. Je balayais la pièce immense du regard pour identifier le fait que toutes les activités étaient liées entre elles. Je me suis maudit de comprendre ce qui se tramais. Tôt ou tard dans la soirée j'aurais de toute manière finie par comprendre.

Les activités commençaient par un atelier de tatouage. La personne à tatouer se met entièrement nue, cette dernière est jugée par une personne qui semblait être un maître d'œuvre pour ensuite indiquer les directives aux tatoueurs. Ce dernier, bien plus un artisan qu'un artiste dessine les contours d'un tracé avec la précision d'un orfèvre.

Le candidat peut ainsi passer à l'atelier suivant.

La tâche suivante amène l'intéressé à s'allonger sur le ventre sur ce que l'on pourrait appeler un « autel moderne ». J'imagine que l'on drogue l'heureux élu au préalable mais quoiqu'il en soit, on sangle la personne à l'autel... et c'est là que la boucherie commence. Un ingénieux système se met en place. Une personne apprêtée à ce rôle se saisit d'un hachoir en forme de demi-lune et scie la chair de l'adepte en fonction du pointillé marqué par le tatouage précédent. La victime ne sourcille même pas. Immédiatement un infirmier se saisit d'un appareil servant apparemment à siphonner le sang pour que le bourreau continue son œuvre. Après avoir méticuleusement travaillé son sujet, il se saisit d'une forme raclette à chair humaine pour enlever les dépôts de muscle ou de peau restant. Une fois fait, un autre sadique venait cautériser au chalumeau les plaies du malheureux volontaire. Ces malades creusaient un tunnel dans la peau, pour quoi faire, je l'ignore... Mais il faut reconnaître que c'était du travail bien fait. Les dimensions des creux étaient assez uniformes, peut-être une manière de se reconnaître entre eux ? Dans tous les cas j'imagine que tous ne survivaient pas à pareille épreuve. Le manège macabre ne s'arrêtait pas là. Après avoir libéré le sujet de ses sangles, on l'accompagnait au centre de la pièce pour venir l'attacher sur un long et massif cerceau de métal d'environ 20 mètres de diamètre.

Ainsi environ 200 personnes se sont soumises à cette barbarie sans nom dont fûmes, Adamée et moi, les tristes témoins.

Une fois que tous furent bien attaché selon une méthode bien précise, le dessein de cette entreprise commençait à nous apparaître. Les blessures exécutées sur les adeptes n'étaient pas le fruit du hasard, les motifs se complétaient pour former un ensemble cohérent. Ce n'est qu'une fois que le dernier adepte fut disposé sur le cercle que nous remarquions l'immense pentacle en chair humaine qu'ils avaient élucubré. Un pentagramme vivant. S'il est vrai que la frontière entre amour et haine est mince, il en va de même pour le dégoût et la fascination. Face à une œuvre pareille, il est impossible de n'être autre chose que bouche bée. Bouche bée d'horreur ou d'admiration, peu importe. La force de l'image se supplante à la raison, l'espace d'un instant je louais leur audace, leur persévérance, leur capacité d'abnégation qu'il s'agisse des bourreaux ou des disciples, voilà un vrai exemple de ténacité. Je ne m'en formalisais guère longtemps, je me tournais lentement vers Adamée afin de dégainer ma répartie du fourreau de l'ironie :

-Quelle chance nous avons de pouvoir assister en avant-première au dernier numéro du cirque du soleil.

Agacé il me répondit avec des étoiles dans le regard :

-Tu ne te rends pas compte... mais si je parviens à relater ce qui nous arrive, je ne serais pas juste major de promo, je serais directement maître de conférences.

Je constatais alors que lui comme moi n'étions nullement affecté par ce spectacle de mort. Je répondais à cette vision par le sarcasme alors même que lui continuait d'être dévoré par son ambition, était-ce pour cela que nous avions été choisis ? Nous étions loin de nous douter que ce n'était encore que le début.

Les « artisans » n'en avait pas encore fini avec leur sinistre activité. Nous les vîmes quitter l'entrepôt pour revenir en compagnie d'une bétonneuse. Comme un éclair de génie, je compris immédiatement ce qu'ils avaient l'intention de faire.

-Je n'aurais pas les mains liées, j'applaudirais. C'est probablement la première et la dernière fois que je dirais cela mais vous êtes doué dans ce que vous faites. Quel dommage que vous ayez choisi une voie aussi stupide, vous auriez fait un excellent décorateur de théâtre. Vous aussi vous avez eu un conseiller d'orientation stupide ? C'est cela qui vous a mené vers l'occulte ?

GritFürkis, j'en avais la sensation, ne rirait jamais de mes pitreries. Je lui devinais une absence d'autodérision propre aux pervers narcissiques. Il me répondit d'un ton cérémoniel qui ne semblait plus le quitter.

-Bientôt tes pitreries vont cesser, bientôt notre vérité s'imposera à toi, bientôt tu deviendras notre vérité.

Ainsi, alors que nous parlions, les bourreaux terminèrent leur œuvre en faisant couler le béton partout où les fissures le permettaient. Le liquide visqueux parcourant les sillons humains allait alors progressivement lier à jamais les disciples qui arboraient désormais au visage un sourire dément.

Le maître de ces lieux s'était désintéressé de moi, il se plaça face au pentagramme et entama une mélopée, très vite reprise par ses disciples. Ce chant obsédant provoquait progressivement un bourdonnement dans mon crâne... bourdonnement qui se mua très vite en migraine. Ce chant... il allait me rendre fou. Les secondes passèrent comme des minutes, les minutes comme des heures, les heures comme des jours. Je ne savais plus depuis combien de temps j'étais ici. J'étais comme déboussolé, en pleine perte de repère quand soudain, le pentacle s'embrasa d'une traite. L'ensemble des disciples poussèrent alors un gémissement de douleur inhumain, à l'unisson, comme s'il s'agissait de l'aboutissement d'un requiem. Les flammes mouvaient d'une façon anormale, le feu dessinait ce qui pouvait s'apparenter à un visage, deux fosses semblant façonner le contour de ses yeux vinrent brusquement s'orner de deux fins rubis d'un rouge sanguinolant, formant un regard reptilien. Le démon s'exprima en ces termes :

-À nouveau la bête humaine commet l'erreur de m'invoquer, à nouveau je lui ferais payer, à nouveau je me complairais dans son sang.

Peinant à accepter ce qui s'imposait à mon regard, je préférais penser que la démence commençait à s'emparer de moi, ou qu'il s'agissait d'un rêve.... Oui un rêve, ça ne pouvait être que cela.

Le maître du Mélanome de l'âme ne fut nullement désemparé, il continua frénétiquement sa mélopée pour terminer d'une voix rauque, surhumaine à force de gravité :

«Neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipiscivelit... »

Alors le démon changea d'expression pour prendre un air de résolution :

-Très bien, présentes mon ton tribut.

Je n'avais jamais vu Gritfürkis aussi faible, comme si ses dernières forces le quittaient, il pointa frôlement son index dans notre direction. Les flammes se dissipèrent alors. Seul persista une fumée rougeâtre qui, animée par une force inexplicable se dirigea vers nous pour venir s'engouffrer entre nos lèvres et nous plonger dans l'inconscience.

Je me réveillais alors chez moi, seul et en sueur. Ce n'était pas un rêve, je le savais bien. Depuis que mon âme m'avait quitté, je sombrais systématiquement d'un sommeil sans songe. Le sommeil n'était qu'une stase, une interruption momentanée de la réalité, ce que j'avais vécu hier soir n'était en aucun point semblable à cela. Il ne me restait qu'une seule chose à faire pour que ne subsiste plus l'ombre d'un doute : Retrouver Adamée Lestind.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Alain Justice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0