Grandes femmes des rêves

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Je vous remercie Shulamit Aloni et Samiha Khalil de participer à cette discussion. Est-il possible que vous commenciez par vous présenter en quelques mots peut-être ?

Samiha Khalil : Vous savez, je ne suis personne. J’ai essayé à mon échelle de me battre pour ce qui me semblait juste. C’est tout.

Shulamit Aloni : Je vous interdis de dire cela. Vous êtes celle qui a affronté une des plus grandes figures de la politique palestinienne, il faut se le dire, qui aurait osé se présenter face à Yasser Arafat aux présidentielles de 1996 ? Vous êtes celle qui a autant porté à Ramallah l’Union des femmes palestiniennes que la vaste institution Ina’ash El-Usra, moteur de l’intégration des femmes défavorisées dans le milieu professionnel. Pour ne pas dépendre du marché du travail israélien aussi. Vous êtes celle qui a bravé la virulence de l’armée israélienne. Vous êtes celle qui a siégé pendant des décennies au Parlement palestinien. Vous êtes un exemple pour des générations de femmes palestiniennes, pour toutes les femmes du monde arabe, voire du monde tout court.

Samiha Khalil : Euh… Merci à vous.

Vous aussi, Mme. Aloni, vous êtes un exemple. Pionnière de la deuxième vague du féminisme israélien, visage du camp de la paix israélo-palestinienne, fondatrice du parti le plus à gauche actuellement d’Israël… Il ne manque pas de qualificatifs vous concernant non plus.

Shulamit Aloni : L’épave… Voici ce qui semble symbolisé toutes les luttes de ma vie. Une épave dans l’océan de la politique israélienne, où il ne subsiste que la droite, des arrivistes, l’extrême droite. Mon parti oscille entre ses valeurs et ses compromissions. C’est ce qui arrive lorsque certains passent plus de temps à chercher des postes, qu’à être guidé par les droits humains. Petite précision à votre description exagérément élogieuse, j’ai fondé le Ratz en 1973, qui est devenu le Meretz en 1992, fusion de trois partis politiques de gauche : mon Ratz, Mapam et Shinui. Certes, j’ai dirigé le Meretz de 92 à 96, mais je l’ai quitté ensuite. J’étais si usée par les luttes de pouvoir avec mon futur successeur Yossi Sarid, pressé de se débarrasser de ma personne, tout comme la plupart des politiques israéliens. Les manipulations, les coups politiques, les alliances insensées… Mon seul guide a toujours été les droits humains. Par exemple à travers mon soutien aux accords d’Oslo à la fin de ma longue carrière politique, députée quand même depuis 1965, exception faite de 1969 et 1974.

Samina Khalil : Les accords d’Oslo était surtout au service des intérêts d’Israël. Mon pays a négocié en position de faiblesse. Dans quelle mesure, était-il possible de parler de paix pour nous les Palestiniens sans avoir discuté des frontières de 1967, de la libération de nos prisonniers, de l'éviction de tous les colons juifs et du retour de tous nos réfugiés ? Tout cela pourquoi ? Pour rien. Je respecte Arafat, mais je lui fais aussi grief de cela. Sa paix ne se fondait que sur des détails, des belles paroles israéliennes. Belles paroles de votre Premier ministre Rabin, qui ont disparu, lorsque votre peuple lui a tiré dessus. Nous, les barbares palestiniens, nous n’aurions pu tirer sur Arafat. Quoiqu'avec une tentative d’assassinat tous les 6 mois contre Arafat, Israël s’en est chargé déjà assez.

Shulamit Aloni : Je perçois votre colère. Je la comprends. Ce que le peuple palestinien a pu subir est innommable. Lorsque Rabin a été assassiné, mon cœur a souffert. Je n’étais pas d’accord avec tout ce que Rabin a entrepris. Il est maintes fois resté silencieux face aux provocations du Shas, ce parti avec qui il était possible de mener des politiques économiques de centre gauche, mais dont le conservatisme religieux était écœurant. Ma laïcité horrifiait ce parti, mon souhait d’une éducation laïque, alors ministre à ce poste de 92 à 93. Son chef, le rabbin Ovadiah Yossef, ancien grand rabbin d’Israël, avait exprimé qu’il célébrerait le jour de ma mort. Pas de chance, je suis décédée un an après lui, en 2014. Par ailleurs, le silence de Rabin, un brin complaisant à l’égard de son allié Shas, m’a coûté rapidement mon poste. J’avais fustigé la visite des enfants dans les camps de la mort, cette espèce de folie à éduquer les enfants juifs dans la crainte que la Shoah se reproduise, en faisant des Palestiniens les possibles responsables de ce génocide à venir. Néanmoins, Rabin a sincèrement aspiré à la paix, en dépit de son passé militaire. Il a eu la plus belle des morts. Il est mort, à la suite de sa participation à une manifestation pour la paix, en lien avec les accords d’Oslo. Il est mort au nom du camp de la paix, de mon camp. Mort comme un traitre pour Netanyahou, le Likoud, l’extrême droite, son jeune assassin fanatisé par les provocations droitières. Mort comme une figure de l’idéal sioniste travailliste et pacifiste.

Le journaliste Gideon Levy, fermement engagé dans votre camp de la paix, a dit peu après que vous avez rendu votre dernier souffle : « Elle fut la grande femme des rêves, selon le titre d’un roman de Yehoshua Kenaz, le rêve d’une société égalitaire, laïque, démocratique et juste. Elle fut la grande dame de la déception. La plupart de ses rêves ne se sont pas réalisés. Israël a empiré : raciste, ultranationaliste, puissance occupante, théocratique, sa démocratie et l’égalité en ruines. Exactement l’opposé de tout ce qu’elle préconisait. ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

Shulamit Aloni : Israël est un État d’apartheid. Comme j’ai pu le dire, le dernier pays au monde où les valeurs juives sont défendues, c'est l'État juif. J’ai honte de cet État, parce que c'est un État d'apartheid, où le racisme est légitime. Que dire de plus ? Je le disais déjà de mon vivant. Ce terme est bien au niveau de la « Loi Israël, État-nation du peuple juif », votée par le gouvernement Netanyahou en 2018. Je n’ai pas de mots.

Samina Khalil : Ce n’est guère cet hypocrite front anti-Netanyahou en 2021, qui comprenait les cautions d’un parti arabe, Liste arabe unie, et de votre parti, le Meretz, qui a changé quoi que se soit. Ces soutiens du gouvernement Bennett-Lapid comptent, autant à l’exécutif qu’au Parlement, les promoteurs de la colonisation palestinienne du siècle et des politiques de Netanyahou. Quelle crédibilité à ce front anti-Netanyahou ? L'Israël n'a nullement été différent de la Palestine mandataire, qui avait réprimé et assassiné mes 5 cousins, depuis sa création sur les cendres de la nakba (déplacement forcé des Palestiniens à la création de l'Etat d'Israël en 1948).

Shulamit Aloni : Je n’aurais certainement pas rejoint une telle coalition. Bennett a été ministre de l’Éducation de Netanyahou entre 2015 et 2019, il a promu la loi visant à interdire l’intervention des ONG israéliennes dans les écoles, si elles donnaient une « mauvaise image » de l’armée. Déjà que la Shah, c’était difficile de le supporter, alors cela. Cette coalition est une fumisterie. Je ne parle même pas du comportement récent du Parti travailliste israélien, qui est allé jusqu’à gouverner avec Netanyahu. C’est cet homme qui disait après les accords d’Oslo qu’il n’y aurait jamais d’État palestinien et a poussé à la haine de Rabin. Les hommes, comme lui, ont élevé les enfants juifs dans la haine des Palestiniens et des Palestiniennes.

Pour revenir à vous Mme. Khalil, et votre parcours, qu’est-ce que cela fait de se présenter face à Arafat ?

Samina Khalil : J’étais issue du Front démocratique pour la libération de la Palestine (marxiste, maoïste) , l’un des trois plus importants groupes, avec le Fatah et le Front populaire de libération de la Palestine, de l’Organisation de libération palestinienne. J’avais œuvré dans la résistance palestinienne clandestine, souvent la seule femme qui s’incrustait dans les comités clandestins. L’OLP était alors en exil dans les années 80, tels tous les organismes palestiniens de décision. Même si j’ai pris quelques distances avec mon parti ensuite, car il soutenait un unique État laïc pour toutes/tous, sans oppression ni classes sociales, et j’avais soutenu en 88 la solution à deux États au Parlement. Je ne voyais pas comment il était possible de créer un État, trop difficile, il fallait se concentrer sur l’avènement de la Palestine. Pour revenir à l’année 96, c’était donc l’occasion d’une vraie élection des Palestiniens en Palestine, à la Présidence et au Parlement. Plus précisément, puisque l’État indépendant Palestinien est à peine considéré, la Palestine est bien constituée de la Cisjordanie, la Bande de Gaza et Jérusalem-Est. Dans une autre mesure, je n’avais aucune chance à ces élections présidentielles. Il était inimaginable qu’il y est une élection avec un unique candidat, Arafat. Un simple plébiscite ? C’était indigne de nos années de lutte pour l’avènement d’un État palestinien démocratique et libre. Notamment lorsque ceux qui venaient d’assassiner leur Premier ministre, les Israéliens, ne cessaient d’épier le moindre dysfonctionnement. Il y en avait. Les proches d’Arafat n’étaient effectivement pas des anges, la pression sur les opposants a existé lors de ces élections. Je note aussi la peur du Fatah de l’émergence des ultra-religieux, le Fatah était pour le sécularisme et laïc, et depuis la révolution conservatrice d’Iran de Khomeini, le Moyen-Orient est assailli par cette gangrène.

Comment ces pressions se manifestaient sur votre candidature ?

Samina Khalil : Je n’ai pas eu à subir de fortes pressions. Pourtant, ma candidature n’existait qu’à l’international, les médias officiels palestiniens ne m’ont offert presque aucune tribune. Ma candidature a suscité l’implication de davantage de femmes au cœur de cette élection présidentielle, et c’est une victoire. L’inconnue a tout de même fait 10%.

Mme. Aloni, vous êtes une figure du camp de la paix, des luttes des minorités, des droits humains, personne ne le nie, mais certains vous ont accusé d’avoir délaissé le droit des travailleuses et travailleurs ?

Shulamit Aloni : Cette tendre Golda Meir m’avait dit que j’étais une bourgeoise égoïste libérale. Dans les années 60 de mémoire. On n’arrêtait pas de se confronter de toute façon. Je suis révolutionnaire dans un Israël conservateur et religieux. Au Royaume-Uni, où dans la plupart des pays européens, actuellement, je suis clairement une réformiste, militante des droits humains. Je n’étais guère marxiste comme le parti où Mme. Khalil a pu être. Mon bilan en tant que ministre des Communications de Rabin de 93 à 96 m’attirait des critiques acerbes de ce parti. J’ai lutté avec des libéraux, j’ai été aussi trahie par des libéraux, par des gens de gauche aussi, vous me direz. Je n’étais pas une opposante absolue au droit du travail ni même à la protection sociale. Le Ratz et le Meretz ne sont jamais inscrits dans de telles positions. Du moins en théorie, dans la pratique, c’est sans doute autre chose. Il faut contextualiser aussi à mon époque. Le Mapaï, puis le Parti travailliste, en lien avec le syndicat Histadrout, ont longtemps défendu le droit du travail, et dominait la vie politique israélienne au XXe siècle. J’ai défendu ce que peu de monde défendait alors en Israël. En droit du travail, j’ai davantage abordé le sort des travailleurs immigrés palestiniens. Au regard de la déliquescence du droit du travail israélien, je présume que j’en parlerais si j’étais vivante. Parler de droit du travail n’est pas synonyme de rejoindre mes causes. Prenons Shelly Yachimovich, ex-dirigeante du Parti travailliste de 2011 à 2013, juste avant mon trépas, elle a essayé de réimposer la thématique de l’émancipation des travailleuses et travailleurs, tout en tenant des propos un petit peu plus favorable à la colonisation israélienne.

Vous vous sentez peut-être davantage proche de la nouvelle présidente du Parti travailliste, Merav Michaeli ? Elle endosse vos combats : féministe, pour les droits LGBT+, pour la protection de l’environnement.

Shulamit Aloni : Je ne vais pas juger avec sévérité les femmes politiques israéliennes, il y en a bien insuffisamment, comme cela. Sans défendre Mme. Yachimovich, mettre de côté la critique de la colonisation, est un moyen de ne pas s’engouffrer dans un conflit interminable, et de répondre à l’immense détresse sociale en Israël. D’être plus écoutée sur cela. Succès relatif de sa démarche après. Concernant Merav Michaeli, elle se dit le camp de la paix, or, certaines de ses déclarations n’ont rien à envier aux pires tenants de la colonisation. Sans compter qu’il y a sa participation au gouvernement anti-Netanyahou, incluant des personnalités infréquentables et colonisatrices. Pourtant, elle avait fermement refusé de soutenir Netanyahou, au temps de sa coalition avec le Parti travailliste, très seule sur cette position. Gouverner auprès de ses anciens ministres et soutiens, sérieusement ? Finalement, elle est loin du courage politique d’un Rabin, ou si je peux me permettre cet élan peu modeste, de moi-même, ou bien de certaines au Meretz.

Que pensez-vous du féminisme Mizhari ? Celui de ces émigrantes juives venues des pays arabes et musulmans ?

Shulamit Aloni : Un gâchis de plus. Le Mapaï a été ambivalent avec cette émigration, la prônant, tout en s'en méfiant. Ces personnes étaient arabes avant d'être juives dans leur tête. Presque des sauvages. Dans la mesure où les juifs ashkénazes venaient d'Europe, ils portaient en eux ce mépris très européen ou occidental des autres peuples. Au point que le féminisme Mizhari a longtemps exécré la gauche travailliste, à cause des discriminations institutionnelles subies, et même soutenu la droite. Il fut responsable malgré lui de la montée de la droite des années 70, de l'émergence de Netanyahou. De sorte que la droite a su tirer profit du ressentiment contre la gauche. Ce mouvement féministe tend désormais à aller vers l'intersectionnalité sur la question palestinienne, sous l'impulsion du mouvement Ahoti- pour les femmes en Israël, dont la militante de la paix Henriette Dahan Kalv est une fondatrice.

Il n’y aura donc plus d'Aloni à la rescousse de la gauche israélienne ?

Shulamit Aloni : Le plus tragique, c’est que la gauche israélienne, a tellement besoin d’une incarnation, qui peut braver les attaques et tenir sur les fondamentaux. J’ai duré en politique tant de temps, car j’étais capable de répondre à toutes les attaques. Je suis née en 1928. J’étais là pour fonder Israël, j’ai été une militaire, j’ai été capturée, j’ai participé à créer mon pays. Gare à qui remettait en cause mon patriotisme. Je connais finement le judaïsme, les idéaux juifs bafoués, aussi bien que les études de genres. Gare aux ultra-conservateurs qui venaient me faire la leçon. Il fallait être tout cela à la fois pour être une Aloni. Dès lors, c’est le mur actuel de mon camp.

Il y aura une nouvelle Khalil ?

Samina Khalil : Des femmes palestiniennes de caractère, il y en aura toujours. En dépit de la ferme opposition de mon père, ma chère mère m'avait inscrit à l’internat américain. Car l’école publique pour filles avait fermé, en raison de la grève anticoloniale palestinienne dirigée envers les Anglais. Ses filles devaient être instruites envers et contre tout. Mais le féminisme palestinien, coincé entre l’occupation israélienne et une société conservatrice, en parallèle à la montée en puissance des religieux conservateurs (Hamas, Jihad islamique), ayant pris la Bande de Gaza, souffre, peine à s’imposer. La représentation politique des femmes n’est pas à la hauteur. Il y a même des élues du Hamas, qui sont tout sauf garantes du respect des droits des femmes. Au moment de ma mort en 99, le Hamas venait d’émerger. Seulement, la Seconde Intifada (2000-2005) sera son terreau.

Quelle est votre vision de votre sentiment d'espérance en 64, matérialisé par ces mots: « J’étais folle de joie, c’était comme si j’avais retrouvé quelque chose que j’avais perdu. Le nom de la Palestine apparaissait. Les sentiments de fierté et de dignité, que je pensais disparus, m’envahissaient à nouveau. » ?

Samiha Khalil : La Palestine est immobilisée, n’avance pas, n’existe pas. Mon peuple souffre sous les bombardements.

Vos parcours sont des témoignages inspirants pour les générations futures, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes, je vous en remercie encore.

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