Le cri du vautour fauve
La nuit fut douce malgré le sursaut caniculaire de la veille. Sam sentit un souffle frais et humide qui le fit frissonner. Aux premières lueurs de l’aube, un silence étrange régnait, à peine perturbé par les battements d’ailes d’une mouche, un aboiement au loin, le roucoulement d’une tourterelle sur un arbre voisin, le son grave d’un coup de pied de cheval sur le béton et le hurlement très lointain d’un moteur. Quand il ouvrit un œil, des volutes de brume pâle s’insinuaient par la fenêtre. Sam ouvrit les deux yeux, et ce qui paraissait un crépuscule n’était que la lumière de l’écurie.
Puis ce fut le hennissement de Julie suivi de celui de Cabri et le son de l’orge qui tombait dans les seaux.
— Holà ! Doucement !
La voix féminine qui tançait les chevaux excités par ce bruit familier annonçait leur repas. Sam sortit un bras du drap. Il saisit son portable pour consulter l’heure, des fois qu’il eût tenu la charge, ce vieux Nokia collector aux allures de talkie-walkie. Cinq heures trente, son alarme naturelle n’avait pas sonné, mais celle de Sophie toute à l’excitation de sa première randonnée équestre n’avait pas failli. Elle avait bien anticipé la nécessité de se lever avant l’aube pour partir plus tôt et éviter l’épreuve d’un jour de septembre encore chaud. Elle avait assumé seule, le lever et les tâches qui s’y associaient au petit matin pour le bien-être des chevaux qui allaient les mener des garrigues aux plus hauts plateaux cévenols.
Sam alluma la lampe de chevet. Il aurait pu se lever d’un bond et foncer à l’écurie, mais il avait confiance en Sophie. C’était tout le caractère de sa mère qui avait débarqué un soir de l’an dernier. Brune, fière et aussi jolie qu’avant… Il y avait peut-être trente années, ils s’étaient alors quittés bons amis et c’est en toute amitié qu’il avait pris en charge l’initiation équestre de sa fille.
Un an de manège, d’obstacles rompus et de ballades en garrigues, l’instruction fut rude et la récompense serait une randonnée en Cévennes de dix jours. Il n’aurait jamais accepté de partir seul avec une gamine de seize ans, mais il ne pouvait rien refuser à sa mère depuis les jours obscurs qu’elle vécut à la naissance de sa fille.
À la retraite depuis trois ans, Sam vivait seul dans son centre équestre qui avait arrêté ses activités. L’écurie était occupée de chevaux en pension qui arrondissaient sa retraite. Il avait gardé Cabri, un vieux camargue de quinze ans et Julie sa jument, une selle français baie brune, trotteuse réformée des courses, mais qui s’était révélée un formidable coursier en concours complet. À quinze ans, sa carrière de compétitions achevées, elle était devenue un excellent cheval de randonnée avec laquelle il arpentait des centaines de kilomètres de sentiers et de chemins en Cévennes. Elle fut la monture d’instruction de Sophie.
Quand Sam arriva dans l’écurie, la môme avait commencé de brosser les chevaux. Les selles étaient posées sur les portes des box à même leur volumineux tapis, avec la bride dessus, le paquetage au sol et le duvet soigneusement roulé. Elle avait bien compris la leçon, pansage attentif, sabots graissés pour les protéger des multiples agressions qui ne manqueraient pas sur les dizaines de kilomètres, du calcaire des garrigues au schiste cévenol et jusqu’au granit lozérien. Sam n’eut pas beaucoup de conseils à dispenser. Sophie était bonne élève.
Le jour se levait à peine quand elle put monter fièrement sur la non moins fière Julie. Sam apprécia la petite hauteur des étriers de Cabri pour se hisser sur le camargue, car ses rotules et ménisques avaient fait les frais de vingt ans de dressage, de compétitions et de chutes. Le petit camargue ne manqua pas de faire trois pas de côté pour l’emmerder. Il était comme ça le Cabri, un peu cabot et têtu, mais terriblement attachant et surtout endurant.
Julie marchait devant, c’était un cheval de tête, elle ne supportait pas de se sentir devancée. Aussi, en cinq ans de randonnées, elle gardait la mémoire les sentiers. Nul besoin de la guider ni de consulter une carte avec elle.
Sophie avait abandonné sa bombe règlementaire pour un ample chapeau de cowboy et portait une chemise rouge pétard trop grande de trois tailles qu’elle aurait pu emprunter à son père, si elle en avait eu un. Malgré sa tenue peu académique, elle gardait les rênes courtes, les épaules en arrière, le buste droit et avait réglé ses étriers au plus bref. Elle avait de l’allure la môme, bien foutue comme sa mère, un joli minois et deux grands yeux noirs craquants.
— Tu n’es plus en dressage Sophie, laisses tes rênes longues et rallonges tes étrivières, nous allons marcher 6 bonnes heures. Laisse Julie mener, tu peux lui faire confiance. Tu reprendras la main près des routes ou aux intersections de chemin. Observe la nature, au travers de ta jument, tu la sentiras vivre.
Pendant que Sam offrait ses conseils, Cabri malicieux passait au trot, histoire de rattraper son retard sur le pas ample de la jument à la mesure des trois mains de plus au garrot qu’elle avait sur son petit compagnon camarguais.
Les heures défilèrent sous le concert des cigales, au rythme du pas des chevaux et de la course du Soleil. Une longue pause fut nécessaire vers midi à cause de la chaleur, aussi n’arrivèrent-ils qu’à la nuit tombante à Vic le fesc, terme de leur première étape. Un village sympathique qui n’avait pas trop sacrifié de vignes au béton, à une trentaine de kilomètres de Nîmes.
Ils allaient traverser la route quand le hurlement d’un moteur se fit entendre dans les virages, une centaine de mètres plus hauts. Une sorte de rappel à la civilisation alors qu’ils approchaient de chez leurs hôtes. Les congratulations et politesses achevées, le rituel du pansage des chevaux reprit aussitôt ses droits. Brossage méticuleux du dos, avec massages, révision des sabots puis le foin et l’orge que Sam avait acheminés une semaine plus tôt à chacune de ses étapes. La soirée fut longue à la table de ce couple de paysans qui l’accueillait chaque année dans sa randonnée solitaire.
Sophie fut surprise d’apprendre qu’ils connaissaient sa mère pour l’avoir reçue en compagnie de son instructeur, il y avait bien longtemps. Elle s’empressa de poser quelques questions que Sam et ses hôtes éludèrent poliment cachant mal une certaine gêne. Sam raconta ses « guerres », sa qualification aux JO puis la blessure de Julie qui le priva d’une participation à la compétition reine de la vie d’un cavalier : le concours complet des Jeux olympiques. Il se contenta d’un titre de champion de France l’année suivante et préféra arrêter la carrière de Julie à ses premières boiteries, témoins du surmenage des compétitions. La retraite du cavalier coïncida avec celle de sa jument.
Avant de se coucher, ils jetèrent un dernier coup d’œil aux chevaux, rien de suspect, ils pourraient dormir auprès d’eux dans la vieille écurie du mas qui n’entendait plus depuis longtemps le grincement des molaires sur la paille des litières. Sam fut réveillé dans la nuit par un cri sinistre à quelques mètres de lui. Il alluma sa frontale et ne vit que les soubresauts du duvet de Sophie témoins d’un rêve récurrent qui agitait ses nuits depuis sa prime enfance. Elle y voyait un rapace noir effrayant qui fondait sur elle.
L’étape suivante fut paisible en dehors de la chaleur tenace de la plaine et de la panique de Cabri à l’approche d’un engin motorisé sur le chemin et qui bifurqua à temps vers une autre direction. Ils firent halte à mi-journée près d’un vieux moulin au bord d’une rivière qui étalait paresseusement ses algues et la vase de ses rives en cette fin d’été. Ils passèrent la nuit dans un gite près de Saint Hippolyte-du-Fort, petit bourg charmant aux portes des Cévennes. Demain serait l’étape décisive, l’escalade des contreforts de l’Aigual. Une route périlleuse et éprouvante, mais qui les conduirait à la fraîcheur des cimes.
Bien avant l’aurore, ils partirent à la lumière de leur frontale qu’ils éteignirent quand les derniers châtaigniers abandonnaient la montagne aux genêts et aux pins. Un air plus léger et frais dansait déjà entre les rayons du soleil naissant.
C’est non loin d’un col perché entre deux vallées cévenole qu’un quad noir fit rugir son moteur derrière eux. Un Yamaha énorme chevauché par un pilote casqué aux lunettes sombres. Mille centimètres cubes de puissance féroce piaffaient d’impatience à la croupe de Cabri. Sam avait beau faire signe de ne pas se coller, le pilote semblait ressentir un malin plaisir à faire rugir sa mécanique. Tout le talent de cavalier de Sam maintenait avec peine les velléités de sa monture de partir au galop sur une route forestière bordée de précipices vertigineux. Il réussit à se ranger contre la paroi alors que Julie placide et guidée par la main déjà très sûre de Sophie put se réfugier sur un sentier qui partait à flanc de montagne. L’homme démarra en trombe et s’arrêta à hauteur de la cavalière en faisant brailler son moteur. Le regard effrayé de la môme ne croisa que les grands yeux noirs aux reflets argentés des lunettes du pilote. Puis le quadricycle s’envola vers les sommets sans signes d’excuses.
Pour Sam, l’agression était manifeste, tant d’empressement derrière des chevaux en un lieu dangereux relevait de l’inconscience et aussi pressé que fût ce malade cela ne l’avait pas empêché de s’arrêter à hauteur de Sophie comme un défi. La Une d’un journal local qu’il avait lu la veille dans le gîte revenait en sa mémoire et dès lors, chaque virage, chaque col accessible au bolide étaient autant de dangers possibles. Sam fit le choix d’un chemin escarpé réservé aux randonneurs à pied et plutôt délicat pour les chevaux, mais totalement impraticable pour un quad. Ils firent l’essentiel du parcours à pied devant leur monture. En dessous d’eux se déroulaient des vallées profondes noyées dans un maquis de châtaigner, au-dessus, le mont Aigual se laissait distinguer au hasard d’une trouée de la végétation ou d’un col.
En septembre, le soleil descend vite avec l’humidité. Aussi, en même temps que le crépuscule étendait son voile, une risée de nuages venant de l’ouest les enveloppait dans des volutes de plus en plus denses. Bientôt un crachin glacial les encercla se jouant des tenues étanches.
— Heureusement que nous approchons du gîte, dit Sophie transie de froid.
— Nous ne le rejoindrons pas ce soir, répliqua sèchement Sam qui n’avait pas dit un mot depuis l’agression.
Le « mais » qu’allait prononcer Sophie se tut au son de la voix grave de son instructeur.
— L’accès au gîte se fait par un large chemin qui court dans le bois serré. Les portables ne passent pas en ce lieu. Rien ni personne n’empêchera ce fou de revenir. Car il reviendra Sophie.
Ces mots glacèrent la môme.
— Je connais un abri non loin, dans les restes d’un village oublié. Le chemin d’accès s’est effondré depuis des lustres, mais Julie saura retrouver le passage même dans l’obscurité, nous l’avons emprunté voici trois ans.
Il n’avait pas fini ces mots que le vagissement désormais familier du bolide se fit entendre.
— Ouais, mais c’est pas gagné, car il faudra emprunter sur une centaine de mètres la large forestière en dessous. Quand nous l’atteindrons, laisse les rênes longues à Julie et laisse-la faire.
Comme prévu, ils abordèrent le chemin carrossable. Par bonheur, le bruit du moteur s’était tu.
— Reste au pas, il nous faut faire le moins de bruits possible.
Dans son esprit, ils n’étaient que les gibiers d’une traque sans objet apparent. L’homme pouvait redémarrer à tout instant. La nuit était tombée à présent et le calme de la forêt amplifiait les sons. Sans lumière, à la lueur d’une lune naissante qui jouait avec la brume, Sophie se laissa aller au pas sec et pourtant ample de sa jument. Elle accélérait même depuis quelques minutes. Une haie de genêts tapissait le bord du chemin et cachait une pente abrupte surplombant le vieux village. Depuis que Sam était passé par là, ces végétaux avaient pris de la taille et leurs réseaux serrés pouvaient obstruer l’entrée du sentier. Julie s’agitait et rasait dangereusement le bord de la forestière.
Soudain, un moteur rageur résonna dans le bois et les puissants phares du quad balayèrent le chemin quelques lacets plus loin.
C’est à cet instant que la jument fit un écart soudain qui faillit désarçonner sa cavalière et d’un bond, franchit le rideau de genêt, Cabri à son cul en fit de même. Ce ne fut pas le vide qui les attendait, mais une vieille draille en pente douce. Sophie avait perdu rênes et étriers dans la manœuvre-surprise de Julie. Cette dernière, comme si elle l’avait compris, s’arrêta net. Le bolide en pleine vitesse pourtant, les frôla presque, mais la haie naturelle proche d’un mètre qu’ils avaient traversé les rendait invisibles. Cabri était étonnamment calme et semblait calquer son attitude sur celle de sa congénère.
Ils reprirent leur chemin doucement, Sophie réprimait un sanglot, Sam restait aux aguets et écoutait attentivement les aller-retours du quad au-dessus. S’il retrouvait la trace, il ne pourrait pas passer avec son véhicule. Franchir l’obstacle à pied serait aussi périlleux, car le poignard qui veillait dans la sacoche avant de la selle de Cabri démangeait son maître. Mais il n’était pas question de laisser Sophie un instant seule .
Ils arrivèrent dans le hameau abandonné. Seul le vieux four à pain avait gardé un semblant de toiture. Ils purent même faire un feu avec quelques branches sèches qui traînaient là et attendaient les chasseurs de l’hiver. Ils entendirent nettement le quad s’éloigner à leur grand soulagement. Tout paraissait irréel pour Sophie, elle avait pansé Julie avec une infinie tendresse. Elle essuyait ses larmes sur son encolure et ne cessait de lui embrasser la joue. La jument était belle, la jument était forte tout comme la mère de la môme l’avait été, seule pour élever sa fille contre une adversité mystérieuse, un danger immatériel, un père absent. Elle se plongeait par instants sur son téléphone sourd à ses appels de détresse et ses textos. Mais les Cévennes sont un monde à part où les ondes de téléphonie mobiles font défaut dans les vallons obscurs et les cimes lointaines. La batterie du portable finit par rendre l’âme.
Auprès du feu, elle se blottit sur l’épaule de Sam. Les chevaux dormaient dehors attachés à un arbre.
— As-tu connu mon père ? fit Sophie d’une petite voix entre deux sanglots.
La question surprit Sam. Il avala sa salive et répondit non, précipitamment sans plus de commentaire. La combinaison noire de l’homme au quad emplissait leurs esprits. Cette question était peut-être le moyen de chasser une terreur par une autre. La réponse sèche ne chassait rien. Elle ne faisait que soulever la peur comme la poussière se soulève sous le plumeau. Mais, elle retomba sur place plus lourde que jamais. Comme si un père absent et un quad mystérieux relevaient d’une seule et même question, confusément dans l’esprit de Sophie, très précisément dans celui de Sam.
— Pourquoi me poses-tu cette question ? fit ce dernier bien tardivement.
— Pour rien… J’avais cru comprendre que tu connaissais bien ma mère. Tu aurais pu aussi…
Ces mots animèrent des souvenirs de joies dans l’esprit de Sam, bienvenus dans l’adversité qui les entourait.
S’il la connaissait sa mère ? Non de Dieu ! Oui !
Et voici quarante ans le vieux four à pain avait encore sa toiture intacte et une maison restait occupée par une très vieille qui avait perdu son très vieux et le chemin d’accès laissait passer la 2CV du postier et sa mère et lui avait fait l’amour dans l’abri du four à pain lors d’une randonnée et les quads n’existaient pas, Sophie non plus.
— Nous allons dormir une petite heure puis nous décamperons pour être à Meyrueis à l’aube. Là, nous pourrons nous mettre sous la protection de la gendarmerie. Sophie s’allongea sur son duvet. Sam alla prendre l’air près des chevaux scrutant les bruits alentour. Il lui semblait toujours entendre un lointain et sinistre ronron.
Que savait-il au juste du père de Sophie ? Que les attendus d’un prétoire et une peine avec période de sûreté perpétuelle (1), qu’ils disaient, à la hauteur de ses crimes.
À l’heure prévue, le vieux téléphone portable de Sam sonna pour la dernière fois, sa batterie était aussi naze. Il dut secouer Sophie plongée dans un profond sommeil que le rapace noir hantait encore. Ils rééquipèrent les chevaux dans l’obscurité puis reprirent un chemin étroit et escarpé. Sam se rappelait l’avoir pris trois ans plus tôt. Aussi, la jument avançait de son pas sûr habituel, les rênes posées sur le pommeau de la selle de sa cavalière.
Combien d’heures marchèrent-ils dans l’obscurité ? Sophie avait perdu le fil. Elle somnolait sur l’encolure de la jument quand le terrain le permettait, le reste du temps, elle pensait au quad noir terrifiant. Il lui sembla bien, par deux fois, voir quelques instants, les lumières d’une ville. Mais Sam lui ordonna chaque fois de faire une rêne à droite pour longer un cours d’eau et reprendre un chemin au flanc des gorges. Les lueurs de l’aube allumèrent peu à peu un plateau aride et l’air frais témoignait de son altitude. La gamine sortit de sa torpeur quand elle vit devant elle, un paysage de désolation fait de murs de pierres sèches et d’herbes jaunes brèves, brulées par le soleil d’été. De loin en loin des bosquets de résineux ou de hêtres occupaient les vallons avec quelques maisons abandonnées au toit de lauzes grises effondrées.
Elle n’avait pas rêvé Sophie. Sam n’avait pu rejoindre le patelin le plus proche et par deux fois avait dû changer d’itinéraire pour éviter la route ou le pont qui les menait à la civilisation, car il y avait discerné les phares étroits du quad. Comme si le pilote connaissait les Cévennes aussi bien que la trajectoire de leur fuite. Sam s’était ainsi détourné pour atteindre en définitive le causse noir. Du plateau du Larzac au causse Méjean chaque causse a son paysage : vastes étendues plates ou multiples vallons, chemins nus ou sinuant entre des murs de pierres sèches, tous ont un degré variable dans l’échelle de la désolation. Le causse noir était pour Sam le plus sinistre.
Abrités dans un bosquet serré, ils dominaient, à l’orée du petit bois, les gorges de la Jonte, rivière qui irait, non loin, se jeter dans le Tarn. Sophie était descendue du cheval et après l’avoir attaché, s’était couchée, épuisée, au pied d’un arbre. Très vite les cauchemars qui la hantèrent se remplirent de casques noirs et de lunettes opaques. Cabri montrait des signes de faiblesse et une boiterie. Sam avait exploré ses sabots en vain, sans déceler d’anomalies.
Un chemin longeait la falaise et ses sinuosités pour rejoindre Montpellier le vieux. Là, pouvait être leur salut, mais une nuée de poussière s’éleva soudain au loin. Bientôt les 7 chevaux Yamaha hurlèrent en écho dans les gorges. Le jour qui s’annonçait serait gris. Des nuages mauves glissaient dans le ciel, mais au sol l’air était calme et doux. Deux vautours fauves exploitaient les rares courants d’air ascendant, si proches et immobiles qu’on eut pu imaginer les toucher. Leur cou s’agitait devant leurs imposantes ailes déployées. Julie, toujours placide, étalait son extraordinaire endurance et broutait l’herbe autour de son arbre. Parfois ses oreilles se tendaient aux échos du sinistre moteur qui gueulait au loin.
Là, à la limite du causse noir, Sam connaissait la fin de sa fuite en avant. Une langue du plateau d’environ un kilomètre s’enfonçait dans le vide des gorges en épousant une sinuosité de la rivière qui coulait trois cents mètres plus bas.
Le quad semblait attendre au loin à l’entrée de cette hernie naturelle.
Pourquoi, comment ? Qui savait ?
La seule certitude pour Sam, l’homme au quad voulait Sophie. Si ce n’était que cela, s’il fallait cela pour ne plus entendre son putain de moteur, ne plus voir sa silhouette énigmatique, ne plus pressentir son pathétique dessein de psychopathe, il l’aurait sa Sophie ! Il la lui offrirait là, aux pieds de la falaise, en pâture aux vautours, dans sa chemise rouge et sous son chapeau de cowboy.
Bientôt, Julie sortit du bois, elle semblait foncer au galop vers le quad. Quatre cents kilos de muscles se tendaient à chaque foulée sur l’herbe courte du plateau. Le monstre à moteur lança ses 1000 cm3, attiré par le leurre rouge de la chemise de Sophie et son chapeau de vaqueros. La môme en pleurs, pourtant, observait la scène derrière un arbre. Le parka de Sam sur les épaules, elle voyait déjà au loin le quadricycle rugissant derrière la jument au galop cadencé par son maître qui fonçait vers la falaise. C’est ce qu’elle voyait, elle, de là où elle était. Mais, en bas, Sam progressait sur une pente douce ne donnant en perspective qu’une ligne de pierres calcaires et le ciel. Après l’on pouvait imaginer un dévers tranquille jusqu’à la falaise. Il pouvait imaginer cela l’homme au quad et tout ce qui se passerait ensuite dans ce cul-de-sac naturel. La chemise rouge déchirée sur les seins de Sophie et plus encore. De son poste d’observation, la môme distingua le changement d’allure de la jument, le changement de pieds au galop qu’imposa Sam à Julie comme avant d’aborder un obstacle.
— Une, deux trois foulées, de mes étriers je presse les flancs pour faire jaillir Julie sur l’obstacle, pensa Sophie comme si elle était sur sa jument, mais sans imaginer ce qui l’attendait vraiment : le vide d’un contrebas naturel ou l’animal allait voler à plus de deux mètres de haut.
Et Julie s’envola, et tutoya un instant le vautour fauve qui passait, et les nuages qui tombaient. Un moteur hurla bientôt au-dessus d’elle. Les sabots de ses antérieurs frappèrent le sol aussitôt rejoint par ses postérieurs pour une foulée, rien qu’une, avant un coup de rêne rageur à droite de Sam, à la façon d’un gardian et qui la fit dégager avant le vide. Le quad noir n’avait pas, dans son élan, touché terre à temps et poursuivit sa course dans le hurlement de ses cylindres qui résonnèrent comme un cri de rage dans les gorges avant une chute de trois cents mètres.
Bientôt le vautour fauve, au-dessus, pointa son cou vers le bas, vers la carcasse noire du quad et surtout son pilote disloqué sur les rives de la Dourbie, ultime étape de la belle de trois jours, depuis la prison centrale de Nîmes, d’un tueur pervers notoire.
— Là, Julie ! fit Sam calmement en caressant son encolure qui moussait de sueur. Elle retrouva le pas et l’apaisement sur le chemin où l’attendait sa jeune cavalière désormais orpheline. Sophie ne le sut jamais et son père resta dans ses rêves ce bel inconnu que sa mère croisa un beau soir d’été voilà seize ans. Elle ne constata que plus tard et curieusement que ses cauchemars avaient disparu.
Au loin, le cri d’un vautour fit écho dans les falaises annonçant la curée.
FIN
(1) Cette peine n’est applicable qu’aux deux crimes suivants : meurtre avec viol, tortures ou acte de barbarie d’un mineur de moins de quinze ans ;
meurtre en bande organisée ou assassinat d’une personne dépositaire de l’autorité publique (policier, magistrat, etc.) à l’occasion ou en raison de ses fonctions.
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