19. Bilan de situation

21 minutes de lecture

Lundi 03 décembreASHLEY

Rodolf sous le bras, j’avance d’un pas trainant jusqu’à mon bureau. J’ignore si c’est le retour à la réalité qui est difficile ou juste le fait de m’être réveillé seul, chez moi, dans un appartement aux murs blancs, qui me donne ce sentiment. Avec pour compagnie, mon ami, Silence. Les courbatures de la veille se manifestent tel un souvenir heureux qui aurait du mal à me lâcher, comme pour me rappeler que hier était plus chaleureux, plus… lumineux. Et même si ce matin, je suis las, je ne peux m’empêcher de sourire légèrement à l’approche du bureau de la belle brune qui est maintenant, mon assistante.

D’ailleurs, quand j’arrive à la hauteur de son office, des boucles sombres rebondissent et sans vraiment savoir comment, des lèvres pulpeuses viennent se plaquer sur ma joue avant de s’évaporer, aussi vite qu’elles sont apparues. Merde ! Elle me cherche, et son gloussement qui résonne dans le couloir, m'attire à elle. Cette femme va me rendre dingue.

— La vengeance, Ashley, c’est un plat qui se mange froid., rit-elle de plus belle, quand elle remarque que ma main caresse la pommette qu’elle vient d’embrasser.

— Sérieux ?

Pour toute réponse, j’ai le droit à un haussement d’épaules et un air innocent mais, elle ne me la fait pas à moi. Elle sait l’impact qu’à son contact sur mon corps, quelles sensations sa présence provoque en moi, et elle en joue. Elle sourit avant de me tirer la langue et de répondre au téléphone qui sonne entre nous. D’accord, Ash, respire. Je n’ai pas encore atteint ma prison de verre que déjà Stella s’amuse de mes réactions, me titille jusqu’à atteindre son but. Et quel est-il ? Celui de m’observer, pantois face à elle, une main perdue sur ma joue et l’autre accrochée à Rodolf.

Et merde… Je suis piqué. D’un dernier coup d’œil vers Cassie, je remarque son toc. Elle enroule encore et encore, l’une de ses mèches autour de son index, se mordant même la lèvre tout en fronçant les sourcils. Résultat, je fronce également les miens et abandonne ma joue pour tendre la main vers elle, vers ses doigts. Et la libérer de cet interlocuteur qui semble lui causer des soucis.

— Passe-moi ça.

Elle penche la tête, m’indique que tout va bien et d’un signe entendu, je m’éloigne pour enfin arriver dans mon antre. Sans oublier pour autant de jeter un regard ou deux vers Stella qui d’un geste rageur a raccroché avant de taper comme une forcenée sur le clavier de son ordinateur. Signe que le client au bout du fil l’a quelque peu énervée. Moi ? J’avoue que cette scène me donne la banane et c’est avec une joie non dissimulée que je dépose Rodolf contre le dos de mon écran de PC, avant de faire le tour de mon bureau pour me mettre à la tâche. La première étant de répondre à tous mes mails.

Mais…

C’était sans compter sur mes fouines d’amis :

— Ashounet ! Ashounet ! Où es-tu mon ami ? Tu as des petites choses à me raconter !

Oh non… Il ne peut pas se taire, sérieux ? Et quoi ? Il est où en plus ? A l’autre bout du couloir, agitant les bras en l’air. Éric hurle aux côtés d’un Vince qui tourne la tête dans tous les sens, exaspéré. Décidément, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. D’autant plus qu’arrivés, au niveau de Stella, Éric ne peut pas s’empêcher de se pencher vers elle et de lui faire la bise, comme si c’était une amie de longue date. Celui-là, je me demande bien ce que je vais en faire.

En attendant, je l’observe tout en remarquant que Cassie me fixe d’un air désespéré et désolé pour moi. Parce qu’elle sait, tout comme moi, que si Éric est à notre étage au lieu de faire son travail, c’est pour avoir un bilan sur la journée d’hier. Surtout qu’il a dû comme tout notre joli groupe, assister, à mon enlèvement par Cassie, samedi soir. Un joyeux bordel ! Pourquoi je suis là déjà ? Ah oui, c’est vrai, je suis le patron…

Quelle bonne idée, j’ai eu, de sortir de mon lit !

— Ashounet ! Aide-moi, la petite sirène ne veut pas me raconter ce que vous avez fait après qu’elle t’ait sorti des griffes d’Anna. Dis-moi… S’il te plaît ! Vous n’avez pas le droit de garder des secrets…

— Éric, l’appelé-je depuis mon bureau.

S’il continue, il va attirer toutes les commères de l’entreprise par ici et c’est hors de questions d’entendre toutes sortes de conneries dans mon dos. Merde ! Autant me tirer une balle si je dois faire taire les différentes rumeurs que les deux miss Monique se sont amusées à répandre, je ne suis pas sorti d’affaires. Oh et puis mince ! Je me lève et je vais le tirer par la peau du cul, s’il le faut !

Quand je parviens à la hauteur de Cassie, elle soupire, et c’est tellement puissant que j’en ris légèrement. Merci, Stella ! J’hérite du plus beau des fardeaux avec Éric. Magnifique. Et le pire ? C’est que Monsieur le gaffeur ne se décide pas à me suivre, au contraire, il préfère poursuivre ses lamentations à travers le couloir et attirer l’attention sur notre joyeuse bande. Heureusement que je peux compter sur Vince. Qui d’un coup sur le derrière du crâne, remet les idées en place de notre gaffeur en chef.

— Bouge, mon vieux. Tu es grave quand tu t’y mets. Tu veux que Cassie ait des problèmes ? Regarde, là-bas, finit par chuchoter Vince en pointant la salle de détente du doigt.

— Les emmerdes… Ash, mon pote, je crois que j’ai fait de la merde.

— Non mais tu es sérieux ? C’est tout ce que tu trouves à dire ?

— Eh bien… oui ? annonce-t-il en levant les mains au ciel.

— D’accord, là, je compatis ! Tes amis sont encore plus dingues que les miens ! se tord de rire Cassie.

— Dingues peut-être mais toi, tu as deux armoires à glaces pour anges gardiens, je te rappelle. Je dois d’ailleurs, remercier ton frère pour ce superbe cocard qui vire au jaune.

— Ça te donne un côté rebelle… J’aime bien.

Qu… quoi ? Pardon ! Alors que je me fige sur place, pris de surprise sous les mots que Cassie semble lâcher sans s’en apercevoir, mes compères qui se dirigeaient vers mon bureau d’un pas lent se retournent tous les deux brusquement vers elle. Ses pommettes réagissent au quart de tour tandis que ses doigts viennent se planquer dans ses boucles pour finir par en entortiller une, autour de son index.

Si elle voulait cacher ses sentiments, c’est foutu ! Et d’ailleurs, le sourire vainqueur de notre gaffeur professionnel est la preuve que je vais passer à la casserole ou à la moulinette, c’est au choix. En tout cas, je ne donne pas cher de ma peau. Surtout que Vince semble, lui aussi, intrigué par les paroles et l’échange que nous venons d’avoir, Cassie et moi. Il hausse un sourcil suspect et d’une seconde tape derrière le crâne d’Éric, amorce, un mouvement pour enfin pénétrer dans mon espace de verre.

Il ne faut pas moins de cinq minutes à Éric pour arriver du bureau de Stella au mien et pour qu’il pose ses fesses dans un des fauteuils qui me font face. Moi ? Je me suis affalé dans mon siège, soufflant et tapotant sur le meuble en bois, dans l’espoir de calmer l’excitation que Stella a fait monter en moi. Cette femme me mène à ma perte, me faisant sans cesse passer du froid au chaud, elle joue avec mes nerfs. Et j’ai peur que l’explosion ne soit que colossale.

Merde ! Concentre-toi, Ash.

Cassie est déjà plongée dans son boulot, tandis que moi, je suis pris au piège par mes meilleurs amis. Le premier impatient au point de sautiller sur son assise, et l’autre debout, les bras croisés sur son torse. Quand je croise le regard de Vince, je comprends que c’est à moi de parler, de leur raconter ce qu’ils ignorent sur le retour chez Cassie et hier, dimanche. Mais j’ai cette partie de mon âme égoïste, qui n’a qu’une envie, garder tout ça pour elle. Comme un secret précieux, un souvenir joyeux que j’ai trop peur de voir se ternir.

Pourtant… je finis par taper sur le dessus du bureau de mes deux paumes et me décide enfin, à ouvrir ma bouche encore scellée à double tours. Tant et si bien que mes mots ont du mal à sortir, à passer le cap du silence pour devenir réels. Merde… J’ai la trouille, une angoisse telle que je ne sais plus si cette foutue mission annuelle, si mon calendrier de l’avent virtuel, est une bonne idée. Je me demande même si je ne vais pas droit dans le mur avec Cassie, avec un défi comme le mien.

— Elle ne comprendra pas… soufflé-je, tout en redressant la tête et vérifiant que la porte est close.

Cassie ignore tout de l’application, des notifications que je reçois depuis trois matins et qui m’indiquent qu’il est temps d’ouvrir les cases de mon calendrier. Mais… je n’ai rien validé, je n’ai même pas ouvert le fichier pour le mettre à jour. Je me suis contenté d’effacer les messages de rappel et d’attraper Rodolf pour qu’il m’accompagne. Putain… voilà que je préfère un emballage en carton avec des chocolats à des cases virtuelles avec de la baise sans lendemain.

— Elle ne me le pardonnera pas.

— Qu’est-ce que tu marmonnes ?

— Il parle du calendrier, Éric. Son défi annuel, sa mission baise, son défouloir pour se vider l’esprit. Pour oublier qu’il a un jour aimé. Pour effacer qu’il a été brisé. Pour faire disparaître cette fille, là.

La dernière remarque de Vince fait écho à mes idées, mes tourments. Cette valise de regrets que je porte sur mon dos depuis onze ans déjà et qui semble s’alléger. Elle ne pèse plus une tonne, elle perd de son importance. Pourquoi ? Parce qu’il a suffi à Stella de revenir dans mon quotidien pour y faire entrer la lumière, cette lueur d’espoir que j’ai fui, il y a tant d’années et qui pourtant semble me poursuivre. D’ailleurs le doigt de Vince qui la pointe, intrigue Cassie au point qu’elle fronce les sourcils vers moi. Et penche la tête sur le côté pour tenter de comprendre de quoi, on discute. Mais elle s’en doute. Comment ne pourrait-elle pas le savoir alors qu’Éric est arrivé en hurlant dans tout le service ?

— Je… Merde ! Pourquoi tu l’as embauchée au juste ? m’énervé-je en grognant sur Vince.

— Mais parce qu’elle est parfaite ! Une semaine qu’elle est là et le dossier Fabre est validé. Six jours qu’elle bosse, et regarde son bureau. Elle a tout classé. Quand tu l’appelles, elle sait te répondre, elle arrive à caler les plannings de tout le monde, écoute et aide ceux qui sont bloqués dans les projets, elle gère même les réunions et te permet d’avoir du temps libre pour discuter avec nous.

— Non, qu’est-ce que…

— Mais si ! Tu ne remarques donc rien ?

— Putain, mais Vince a raison ! Un quart d’heure, qu’on est entré dans ton bureau et tu n’as reçu aucun appel ! Pas un seul dérangement !

— Comment ? demandé-je en constatant que Cassie ne cesse de naviguer entre le téléphone et l’écran de son ordinateur, se penchant parfois en arrière pour ouvrir un dossier.

Merde ! C’est sérieux ?

Hébété, je l’observe en silence. Rejoins par mes amis, nous fixons notre attention sur les mouvements de Cassie. Elle jongle avec une facilité déconcertante, passant d’un élément à un autre sans sourciller. Elle sourit même, rit parfois et son nez se plisse de temps en temps sous une remarque que j’imagine désobligeante, se forçant à ne pas renvoyer chier son interlocuteur. Nous passons ainsi cinq minutes à l’analyser, à nous émerveiller devant le spectacle de cette femme qui a pris ses marques plus vite que son ombre, qui a su trouver sa place. Et cette image me percute de plein fouet, ma main vient se plaquer sur ma poitrine à la hauteur de mon tatouage.

— C’est l’évidence, susurré-je.

— Ouaip. La petite sirène nage comme un poisson dans l’eau.

— Comme si elle avait toujours été là, n’est-ce pas ? conclut Vince avec un sourire.

Et c’est bien ça le problème avec Cassie. Peu importe comment, elle arrive toujours à se fondre dans le décor, à prendre ses marques et illuminer tout ce qui l’entoure sans même s’en rendre compte. D’ailleurs alors que nous continuons à discuter tout en la fixant, elle s’arrête, nous observe et d’un air entendu se lève. Je souris sachant déjà ce qu’elle s’apprête à faire. Éric, lui, m’interroge tandis que Vince annonce de but en blanc la réponse :

— Un chocolat chaud façon Ash, je suppose.

— C’est sa manière à elle de les préparer, avoué-je des étincelles dans les yeux.

Il ne faut pas moins de dix minutes à Stella pour s’inviter à son tour dans mon bureau, les bras chargés de quatre tasses fumantes aux senteurs de sucrées et de cacao. Éric est prêt à l’acclamer et Vince profite de cette euphorie collective pour récupérer le fauteuil de Cassie. Il l’ajoute au bout de mon meuble et réunis, ensemble, nous sirotons notre boisson sous les rires moqueurs de mes amis quant au récit de la fin de ma soirée de samedi.

Si moi, j’ai des trous de mémoire, des souvenirs flous des différentes étapes de mon sauvetage par Stella. Elle, s’en rappelle dans les moindres détails et offre à mes compères de quoi me charrier pour un long moment. Je dirais des années, mêmes. Mais au fond j’ignore comment, pourtant à cet instant, un sentiment de bonheur m’enlace. Et la scène qui se déroule devant mes yeux, que je vis aujourd’hui dans mon bureau, est similaire à un repas de famille comme je les imagine.

Drôle, joyeux, et réconfortant.

Et… plein de ce sentiment trop rare pour que je n’ose le prononcer.

C’est ainsi que nous passons le reste de la matinée, du moins une grande partie, avant que nos deux espions en chef retournent à leur étage respectif et que Cassie comme moi, nous enchaînions rendez-vous téléphoniques, réunions et visio-conférences. Le plus étrange dans toute cette situation, ce n’est pas la vitesse à laquelle est passée la matinée, mais plutôt le naturel qui s’en dégage.

Cette facilité qu’à Cassie de comprendre mes habitudes et de les appliquer dans chacune de ses prises de décisions pour l’entreprise. Et pour la première fois depuis que j’ai pris la direction de l’entreprise, à la suite du décès de mon père et après la levée de ma tutelle, la porte de mon bureau est restée ouverte. Me laissant tout le plaisir de goûter aux doux sons de la voix de Cassie, à la chaleur de son rire et surtout à lui adresser directement mes demandes pour l’avoir près de moi, ne serait-ce que quelques secondes.

— Ashley ? Tu ne prends pas de pause pour le déjeuner ?

*

CASSIE

Cette matinée me semble étrange, presque surréaliste. Si quelqu’un m’avait dit, lundi dernier, que j’allais finir autour d’une tasse de chocolat chaud à blaguer avec Ashley, je lui aurais ri au nez. J’aurais même hurlé tant la situation m’aurait parue impossible et me voilà ce matin, à profiter de chaque occasion qui me permet de jeter un œil vers lui, à l’observer quand il est concentré sur son écran ou encore à avoir le cœur qui palpite quand il m’appelle pour un dossier. Une vraie midinette !

Mince… Ce week-end n’a clairement pas arrangé ma situation, bien au contraire. Je suis maintenant toute retournée. Perdue entre joie et peur, confuse et à mi-chemin entre l’envie de le détester et de lui faire confiance. Parce que je l’ai vu dans son regard, cette même lueur qui l’habitait quand je l’avais trouvé les fesses posées tout en haut des escaliers de son sous-sol, pourtant bondé de monde. Profitant, en tant que spectateur, de sa propre soirée. Les yeux dans le vide, voilés par l’alcool et cette autre chose… La tristesse, la solitude, ce sentiment qui m’avait bouleversé, je l’ai retrouvé dans ses émeraudes, dimanche.

C’était un choc, un électrochoc qui m’a clouée sur place et qui sous l’impulsion, m’a fait lui proposer de reprendre notre rituel. Notre foutue habitude de manger une montagne de pancakes chaque fin de week-end. Merde alors ! Pourquoi je repense à ça alors que je suis au bureau, en pleine conversation avec une grande enseigne de pâtisseries ? Plus j’y réfléchis et plus je me dis que le chocolat et notre cher ami Rodolf n’y sont pas pour rien dans ce résultat et cette invitation qu’Ashley a acceptée sans rechigner.

Étonnant ! Surprenant même quand on connaît la bête et qu’on sait qu’il hait Noël. Alors que moi, c’est tout l’inverse… Je l’adore au point d’avoir un appartement qui déborde de décorations. Mais ça… c’était évident et il devait s’en douter. Non ? Forcément ! Il n’a pas pu oublier son importance. Enfin, j’espère. Une minute ? Pourquoi est-ce que j’ai espoir qu’il s’en rappelle ? Peut-être parce que tu es piquée, ma pauvre fille. Mon cœur est touché, il vibre en sa présence, transformant la poussière d’étoiles en milliers d’étincelles de lumières chaudes.

Merde, merde, merde !

Non, Cass, c’est une mauvaise idée. Très mauvaise et pourtant… sonné midi, je remarque qu’Ashley a toujours le nez plongé sur son écran. Sa main vient glisser dans ses cheveux blonds et masser sa nuque, signe qu’il fatigue. Alors je laisse mon instinct me guider, mes pas me porter jusqu’à lui. Et en penchant la tête avec un sourire rieur, je ne peux m’empêcher de lui demander s’il compte déjeuner. Faire une pause. Ou continuer à se prendre la tête sur le dossier du musée. Dossier pour lequel, je cache des informations importantes.

Pour l’instant, c’est pour le mieux.

— Si. Tu veux manger avec moi ?

D’un sursaut, je me redresse, me plante droit comme un « i » face à un Ashley totalement décontracté qui s’appuie le dos contre le dossier de son fauteuil et croise les bras sur sa poitrine. Ses yeux se plissent, me détaillent, cherchent un indice qui pourrait trahir un quelconque sentiment. Comme par exemple, mes pommettes qui s’enflamment… Bravo, Crève-cœur, tu me fais de l’effet ! Je hoche la tête avant d’entrer dans son jeu et de tendre les doigts vers Rodolf, qu’il a calé contre son écran d’ordinateur.

— A une condition.

— Laquelle ? m’interroge-t-il intrigué par ma main qui emprisonne à présent, le calendrier.

— Qu’on partage un carré de chocolat au dessert.

Un gloussement lui échappe sous ma condition. Je le savais ! En deux jours, nous avons déjà une phrase fétiche, NOTRE réplique. Celle qui rend unique chaque case de ce calendrier de l’avent. Et autant se l’avouer tout de suite, chaque fois que je prononce ces deux mots, un flash me renvoie à samedi soir et notre baiser. Notre échange langoureux, voluptueux, si puissant qu’il me plonge dans des souvenirs de nous, adolescents, insouciants… HEUREUX.

Aujourd’hui ne fait pas exception à la règle.

« — Qu’est-ce que tu me caches ? Laisse-moi voir ! Ashley… Ça en devient inquiétant. Je peux enlever le bandeau que tu m’as collé sur les yeux ? Allô ! Tu es là ? Je le retire, si ça continue ! Réponds-moi, au moins…

Encore deux minutes, miss impatiente ! me hurle-t-il de loin.

Qu’est-ce qu’il fabrique encore ? Je me caille ! Et en même temps, c’est aussi de ma faute. Quelle idée de mettre une jupe en plein mois de décembre alors que les premières neiges commencent à tomber ? Sérieusement… Mince, mais il va se dépêcher un peu ! J’ai à peine le temps de me frotter les mains l’une contre l’autre, que je sens ses doigts chauds s’en emparer. Il rit en les portant vers le haut. Je ne vois rien, pourtant lorsqu’il approche ses lèvres de ma peau, un frisson de plaisir glisse du bout de mes ongles à ma nuque. Hérissant sur son passage chaque parcelle de mon épiderme.

Il souffle à deux reprises entre mes paumes, les embaumant de son haleine sucrée. Son geste me rassure, me fait sourire à pleines dents tout en accentuant encore mon impatience. Son message disait qu’il avait une surprise pour moi. Alors, depuis que je suis entrée dans la cuisine de chez lui, mes yeux sont masqués par ce qui ressemble à une écharpe de soie. Surement volée à sa mère ou à Malory, si j’ai un peu de chance.

Prête ? chuchote-t-il à mon oreille.

Comment ? Oui.

Je ne l’ai pas senti bouger. Suis surprise de constater que mes bras se balancent le long de mon corps. Sa présence pesant maintenant dans mon dos, je trésaille quand ses doigts frôlent mes boucles brunes. Le doux tissu glisse sur mon nez, mes paupières papillonnent plusieurs fois avant que je n’arrive à stabiliser ma vue. Qu’est-ce que…

Qu’est-ce qu’on fait ici ?

Ce n’est pas toi qui m’as expliqué combien c’est romantique un baiser au pied d’un sapin géant, qui clignote dans tous les sens, d’une multitude de nuances ?

Oh… Ashley ! hurlé-je attendrie.

Dans un mouvement qui ne lui laisse pas le temps de réagir, je me retourne et saute à son cou. Quand sa bouche s’élargie en un sourire satisfait, je ne retiens pas ma joie, ni la pulsion furieuse qui palpite au creux de ma poitrine. Et au moment où ses bras viennent enlacer ma taille, mes lèvres se plaquent sur les siennes. Elles viennent y goûter, s’en embarrer, s’en délecter.

Un fin gémissement s’évade de ma bouche à l’instant où sa langue intensifie notre baiser. D’abord sur la pointe des pieds, je me retrouve je ne sais comment soulevée par ses bras. Je rigole contre ses lèvres. M’appuie de mes mains sur les épaules d’Ashley pour m’éloigner de lui de quelques centimètres, croiser ses yeux avant de plonger à l’assaut. Le surprenant à mon tour par mon audace, il me dépose sur le sol, avant de mordiller ma lèvre inférieure.

Et de finir par me relâcher dans un soupir de quiétude.

Merde alors ! Stella… Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais.

Vraiment ? »

— Stella ? Tu viens ? me demande Ashley tout en me tendant la main.

Quand est-ce qu’il a eu le temps de faire le tour de son bureau ? Il a enfilé sa veste ? Bordel… j’étais complétement ailleurs, à une autre époque et pourtant, je me sens bien. Ne suis plus du tout soucieuse, ni même inquiète du retour de Crève-cœur dans ma vie. Au contraire, je suis presque contente, joyeuse, sur un nuage duquel j’aurais aimé ne jamais descendre. Alors quand mon regard tombe sur sa main qui m’invite à le suivre : je l’attrape.

Entrelace mes doigts aux siens dans un sourire entendu.

Puis comme des gamins, nous partons vers la cafétéria du deuxième étage. Sous les regards des plus curieux, mais surtout, sous nos rires enfantins. Un moment de légèreté qui m’avait manqué, un instant comme ceux de notre adolescence, unique, frais et impulsif. Pourtant, il y a cette voix qui murmure à mon oreille, cette méfiance qui malgré moi reste en éveil, prête au pire. Et les souvenirs de notre histoire encore trop vifs dans ma mémoire ne m’aident pas à trancher entre la tristesse qui a pesée sur mes épaules pendant des années ou le bonheur qu’il avait fait entrer et qui pouvait s’apparenter à un feu d’artifices.

Essoufflés, nous arrivons face aux portes de l’ascenseur. Elles s’ouvrent sur nous, et nous rions de plus belle, surpris que notre timing colle à la perfection avec cette ouverture. Drôle de hasard. Mais nous n’y tenons pas compte, et fonçons dans la boîte de métal. Personne n’ose nous suivre, nous offrons probablement un spectacle étonnant, presque détonnant. Et les visages furieux de mes collègues les pimbêches ne sont en rien là, pour me rassurer sur ma situation.

— Merde ! Elles vont me bouffer, marmonné-je au moment où les parois métalliques se referment.

— Crois-moi, il n’y pas qu’elles qui voudraient te croquer. Je goûterais bien un morceau.

— Ashl…

— Arrête avec mon prénom, s’il te plaît. Ta bouche a beau être délicieuse, ce fichu mot gâche toute la beauté de ta voix. Et puis… je préfèrerais t’entendre le prononcer d’une toute autre manière, souffle-t-il contre mon oreille.

Bordel ! Je bondis sur le côté, je n’avais même pas remarqué qu’il était si proche. Que nos bras se frôlent, que nos mains sont toujours l’une dans l’autre. Et ce satané frisson qui n’arrête pas de naviguer entre la base de ma nuque et le creux de mes reins, je n’arrive plus à le supporter. Ash prend possession de mon corps sans avoir à le toucher, seul son souffle sur moi suffit à m’électriser… jusqu’à m’exciter.

Non, non et non !

Cass respire, reprends-toi !

Ce n’est qu’une pause, un déjeuner, un ascenseur dans lequel je suis seule avec l’unique garçon qui m’a toujours fait de l’effet. Ce même gars auquel j’ai comparé tous mes ex ! Ce putain de Crève-cœur qui hante mes rêves les plus inavouables. Cet adolescent qui a été à la fois mon premier amour et ma plus terrible rupture, un brise cœur, un arrache cœur, MON crève-cœur. Alors mon sourire s’efface, mes doigts relâchent leur prise et d’un pas, mon corps tout entier se détache de cet homme qu’il est devenu.

Cette fois, je ne joue plus.

Me demandant pourquoi j’ai lancé cette idée de dessert ensemble. M’interrogant sur ce que nous faisons vraiment avec ce calendrier de l’avent. Le temps d’un instant, je clos mes paupières et laisse l’image de ce soir-là me percuter. De fins tremblements prennent place au centre de mes paumes, et se diffusent jusqu’au bout de mes doigts tandis que je revois chaque détail de son dos, de ses épaules rentrées et de ses soubresauts qu’il avait contenus en prononçant les mots de non-retour. Notre point de rupture, mon seul rempart contre lui : aujourd’hui.

Pourtant…

— Stella, ne fais pas ça. Laisse-nous au moins ce rendez-vous quotidien. Tu me l’as promis, soupire Ashley en comprenant mes gestes, en lisant comme toujours, en moi.

— Je tiens mes promesses.

— Je sais. Alors allons ouvrir cette troisième case. Tu auras tout le temps de réfléchir plus tard. Je… merde ! Stella, tu ne m’aides pas. J’ai conscience que cette situation-là est étrange pour toi. Elle l’est aussi pour moi. Mais profitons juste de l’instant. Et puis, c’est toi qui m’as offert Rodolf, je te rappelle ! Il sera triste d’apprendre que tu ne veux plus goûter ses bons trésors avec moi.

— Sérieux ? Le coup du renne qui parle ? demandé-je en haussant un sourcil, curieuse de sa réponse.

— Oui ! Comprends-le, il est tout content de pouvoir t’offrir la moitié de ses chocolats, surtout qu’il passe la plupart de son temps à t’observer. Il serait dommage de ta part de laisser ton prétendant poilu sur la touche.

— Tu es pire qu’Éric !

Mais comment il fait ? En quelques mots, il parvient à perdre son sérieux et rebondir jusqu’à me tirer un rire à gorge déployée. D’ailleurs le sourire victorieux qu’il affiche est la preuve que son plan a fonctionné. Détourner mon attention pour mieux me piéger, mais ce stratagème est si chaleureux, si doux, si drôle que je ne peux pas répliquer. Je me contente d’accepter, de laisser mes doutes de côté et de profiter. Après tout, ce n’est qu’un déjeuner et un pas de plus vers ce que j’appelle ma mission Noël.

Cinq minutes après l’épisode de l’ascenseur, nous posons nos fesses dans ce qui semble être une pièce adjacente à la cafétéria. Elle est petite, intime et Éric nous y attend, impatient. Je le soupçonne d’avoir attendu notre arrivée, accompagné de sa curiosité. Moi qui pensais qu’ils s’étaient tout racontés lors de leur entrevue de ce matin, il m’apparaît clairement que je vais à mon tour subir l’interrogatoire de ce gaffeur invétéré. Cette évidence me cloue sur place tandis qu’Ash se contente de me contourner et de s’installer à table tout en m’indiquant la chaise face à lui.

Et j’ai à peine le temps de m’asseoir que déjà Éric m’attaque :

— Passe à table, petite sirène, je veux du croustillant, du palpitant, du… TORRIDE ! Dis-moi que mes rêves les plus fous se sont réalisés. Que vous avez profité de l’absence de tes gardes du corps pour libérer la fureur de vos corps. Je t’en prie, donne-moi tout.

— Éric ! grommelle Ashley pourtant fixer sur mes lèvres, attentif.

— Il ne s’est rien passé.

— RIEN ? Comme rien de rien, nada, niet, que dalle ? Non, impossible ! Je ne te crois pas !

— Bon… très bien. Mais après ça, tu nous laisses manger en paix.

— YES ! Vas-y, balance la sauce !

— Mais merde, Éric ! hurle Crève-cœur sous la déclaration douteuse d’Éric.

J’ignore ce à quoi ils s’attendent tous les deux, mais il semble que leurs attentions soient tout particulièrement fixées sur moi, dans l’attente. L’un ayant eu l’esprit embrumé par l’alcool et l’autre… c’est juste une fouine. Un vilain curieux qui aime mettre son grain de sel partout. Sauf que cette fois, il n’y a pas grand-chose à dire. Vraiment. A part peut-être, ce moment dans la nuit. Celui durant lequel j’ai entendu Ash… m’appeler, celui où j’ai essuyé des larmes de tristesse, de défaite. Celui qui me perturbe encore maintenant alors que je plante mes yeux dans ses émeraudes aux éclats dorés.

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