Chapitre 5.4 : Nouvelle-Vienne

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 Le python d’acier finit enfin par s’arrêter. Son moteur se mit à gronder de plus en plus faiblement, jusqu’à s’évanouir dans le vacarme de la gare. Comme l’avait promis Elias, il ne fut pas difficile d’entrer dans la Nouvelle-Vienne. Les quatre hommes descendirent sans tarder et arpentèrent un immense hall souterrain faiblement éclairé où venaient s’échouer des dizaines de convois comme le leur.

 – Où est-on ? interrogea Doren.

 – La gare de ravitaillement. C’est d’ici que partent les trains d’approvisionnement des avant-postes du secteur.

 Dans l’immense entrepôt ferroviaire s’agitaient d’imposantes grues qui chargeaient et déchargeaient les conteneurs des trains, tandis que des hordes de travailleurs s’affairaient à organiser au mieux cette fourmilière semi automatisée. Les serpents d’acier sans conducteur s’avançaient lentement jusqu’à leur emplacement, montaient et descendaient sur de colossales plateformes d’acier, et continuaient leur route sur différents niveaux dans un dédale incompréhensible aux non-initiés.

 Jamais Heres et ses deux compagnons n’avaient vu quoi que ce soit de semblable. Le vacarme d’armées de machines, l’agitation des agents logistiques, les odeurs d’huiles, la chaleur étouffante d’une riche vie industrielle. Leurs travaux miniers semblaient bien ridicules face à la logistique démentielle que nécessitait l’administration de pareille jungle ouvrière. Les outils des ouvriers auraient presque semblé magique. Plus particulièrement ces impressionnants golems mécaniques. Chacun été guidé par un pilote, renfoncé dans un étroit caisson logé au creux du robuste et puissant torse de son ogre d’électronique et de fer. L’un d’eux passa sous leur nez, les bras lourds de plusieurs centaines de kilos de fournitures. Le sol trembla docilement sous son pas cadencé.

 – Et maintenant, qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Elias.

 Les trois jeunes hommes sortirent de leur stupeur et se regardèrent les uns les autres.

 – On sait pas, reconnu Heres.

 – Je vois. La première étape, c’est de sortir de la ville. Une fois dehors ça sera chacun de son côté.

 Ils remontèrent peu à peu des entrailles de cette immense gare souterraine, tâtonnant pour ne pas se perdre. Mais furent finalement arrêtés par un mécanicien juste un niveau en dessous de l’air libre.

 – Eh, vous quatre !

 C’était un homme d’une quarantaine d’années, à la stature impeccable malgré les tâches qui parsemaient sa combinaison brune. À son épaulette discrète arborant une étoile, Elias compris qu’il s’agissait en réalité d’un sergent de mécanique, un ouvrier de qualification militaire. L’homme reprit la parole quand le groupe fut devant lui.

 – On n’attendait pas de visiteurs extérieurs. Surtout dans un train d’approvisionnement.

 Visiblement, le sergent avait repéré les quatre intrus depuis un bon moment. En vérité, cela n’avait rien d’étonnant car la tenue des escadrons de chasseur passait moins inaperçue en milieu urbain qu’au cœur des forêts. Contrairement aux armures des bataillons en garnison dans les villes, les leurs étaient réellement étudiée pour de violents combats en extérieur. Ce qui se traduisait par une série de motifs camouflage contreproductif en tel endroit, ainsi qu’une conception plus lourde afin d’augmenter le potentiel de survie.

 – On ne vous a pas prévenu de notre arrivée ? Tous les vespiptères de notre base sont cloués au sol. Nos supérieurs ont cru que ça serait plus simple de faire de cette façon. On est assez pressés, déjoua Elias.

 Il tenta de passer le sergent, mais celui-ci le retint d’une main ferme, jaugeant l’intrus d’un regard aussi curieux qu’accusateur.

 – Non. On ne nous a pas prévenu, insista-t-il d’un ton sec. Et en tant que lieutenant vous devriez savoir qu’on ne procède jamais comme ça.

 Elias plongea un regard hostile dans celui du sergent qui lui faisait obstacle. Impossible de le neutraliser purement et simplement, il y avait à ce niveau de la gare beaucoup trop de témoins. C’est alors que le lieutenant tenta une dernière ruse.

 – Bon, ok mon gars. Voilà l’histoire. On est en déplacement spécial pour l’Inquisition.

 – L’Inquisition ? s’étonna le mécanicien tout en relâchant son emprise.

 – On est mandaté par le maître inquisiteur Naka Friedrich, d’Éminence.

 Par chance, Elias avait gardé avec lui le badge remis par Naka dans un courrier à son intention trois semaines plus tôt. D’instinct, il pressentit que ce précieux objet, bien que devenu obsolète, pourrait lui être de nouveau utile. Il le sortit de sa poche et le montra au mécanicien. Sa mine se décomposa face à cette plaque de bronze frappée du sceau de l’Inquisition, le troisième œil accusateur du crâne semblant le fixer comme si l’objet avait eu sa vie propre.

 – C’est mon badge de laisser-passer. Tu veux qu’on sorte chacun le nôtre pour aller s’identifier, histoire d’être bien sûr de ton coup ? Maître Naka te félicitera surement de nous avoir mis en retard.

 Le sergent de mécanique sembla hésiter une seconde, coincé entre les regards de ses collègues et subordonnés devant qui ils ne voulait pas perdre la face, et cet homme aux airs froids et son intimidant badge. Il n’hésita cependant pas très longtemps. Il abandonna la partie pour laisser passer le quatuor. Personne n’osa poser plus de questions, les ouvriers curieux semblèrent même oublier la présence des quatre arrivants.

 – Ils ont peur, constata Heres.

 – Évidemment qu’ils ont peur, poursuivit Elias. Personne ne peut échapper à l’Inquisition.

 Très vite, ils se retrouvèrent à l’air libre, laissant apparaître une vue étrange aux yeux des trois jeunes gens. D’immenses tours à la charpente en pan fait de poutrelles d’acier comblée de ciment s’élevaient vers le ciel nuageux. Ces dernières étincelaient presque malgré la grisaille, car leurs larges et hauts vitraux colorés renvoyaient une partie de la lumière vers des rues crasseuses et goudronnées. Elles transpiraient l’opulence, comme en témoignait leur riche architecture composée de contreforts solides mais aériens, d’arches majestueuses, de statues charismatiques aux regards hautains et de colonnes de bronze verdi par le poids des ans. Chaque détail finement moulé, ciselé ou sculpté transpirait d’une richesse qui défiait quiconque de trouver d’ensemble plus titanesque. Vision étrange que ces flèches d’un âge d’or visiblement sur sa fin, dont les pieds se mêlaient à des bâtiments de dimensions bien plus modestes, et aux finitions sommaires.

 S’ils singeaient correctement l’architecture de ces majestueuses tours, le reste des bâtiments de la cité faisaient toc, bancal, ne rayonnant pas de la même aura que leurs ancêtres. Ils étaient moins hauts, plus terne, aux détails peu nombreux voire inexistant dans certains cas. S’amassant jusqu’à former de véritables monticules urbains autour de leurs aînés. Il n’était pas difficile de réaliser que la cité avait connue des jours plus fastes. Aujourd’hui, la grandeur d’antan devait s’accommoder du fourmillement médiocre du contemporain. Et à même le sol, les derniers édifices n’étaient plus que taudis délabrés.

 Ils déambulèrent dans les rues grouillantes de la Nouvelle-Vienne, suivant Elias qui semblait coutumier de ce genre d’endroits. Les pieds du lieutenant le firent souffrir. Arpenter ses rues ravivait de vieilles blessures qu’il espérait guéries depuis longtemps. Il avait de nouveau cinq ans. Ses chaussettes en lambeaux ne pouvaient protéger ses petits pieds du froid et des cruels débris tapis en embuscade à chaque pas sur l’asphalte. Les passants s’efforçaient de ne pas le remarquer, lui, le petit bonhomme en haillons couvert de sang. Plus douloureux encore que la plante de ses pieds meurtries était son estomac vide.

 Il se retourna alors pour l’apercevoir, cette discrète croix qui pendait sous un sourire qui se voulait rassurant. C’était un mensonge. Aujourd’hui il le savait. Car de grands yeux bleus trahissaient malgré eux la peine et l’horreur. Mais pour le garçon de cinq ans, ce mensonge fut ce qu’on lui adressa de plus doux dans toute sa petite existence. Ce jour-là, il le sauva. Elias sorti de ses songes, ses nouveaux compagnons l’attendaient quelques mètres plus loin.

 Toute la ville semblait se marcher dessus, ne laissant pas un mètre carré de surface en friche. Chaque édifice était exploité au-delà de ses capacités, et se collait à un autre lui-même soumis aux mêmes contraintes. Régnait ainsi un sentiment de surplus, et même d’étouffement, qui dégoutait Heres au plus haut point.

 Toutes ces créatures simiesques s’agglutinant jusqu’au débordement dans un espace bien trop petit pour elles. Cela n’avait rien de sain à ses yeux. Lui qui pensait avoir passé sa vie dans une ridicule cage souterraine compris qu’en fin de compte les « civilisés » vivaient de façon bien plus atroce encore, s’accumulant, s’entassant, au milieu de leurs ordures et de leur propre misère. Car les hautes et belles tours de la Nouvelle-Vienne et leurs habitants se reliaient entre elles par des rails aériens, tandis que le reste de la cité s’amoncelaient en contrebas de ce monde dans une dimension morose.

 Ils s’engouffrèrent dans l’un des nombreux pont-tunnels qui enjambaient un fleuve s’écoulant avec paraisse à travers la ville. Heres, Doren et Clovis eurent du mal à admettre que même une simple enjambée de fleuve est pu être aussi saturée de monde. Sur les cloisons métalliques du pont-tunnel avaient été construit des centaines de petites habitations, agrippées à leur support comme des mollusques à un rocher, reliées par d’étroits escaliers de fer peu engageants.

 – Pourquoi ces gens ne vont-ils pas simplement vivre ailleurs ? demanda innocemment Doren.

 – Parce qu’ailleurs il n’y a rien de plus pour eux, se contenta de répondre Elias.

 – Ils pourraient sortir. Bâtir leurs propres maisons. Chasser, travailler la terre.

 – Je ne pense pas. Ils sont comme des animaux gardés en cage bien trop longtemps. Au fil des générations ils ont perdu toute emprise sur le monde extérieur. Sur les terres « désolées ». Les y relâcher reviendrait à les tuer à petit feu. La majorité ne passerait pas le premier hiver, même si on les aidait.

 – Et l’Empire, il ne peut pas fonder plus de ville ? questionna Heres.

 – Si, probablement. Mais en général ces choses se font sur les mondes plus lointains.

 Heres voulu questionner Elias sur ces « mondes plus lointains », mais ses sens le mirent en alerte. Il pressentit le danger. D’une façon inexplicable il savait qu’il fallait se dépêcher de traverser. Il retint toutefois ses angoisses, continuant à suivre son guide de fortune. Mais l’ambiance s’était subitement tendue et les passants se faisaient rares. Avant que le groupe n’arrive à la moitié du pont-tunnel, une petite troupe se positionna discrètement autour d’eux. Assez loin pour ne pas trop attirer l’attention, mais suffisamment visible pour passer un message clair : impossible de lui échapper.

 Tranquillement, un homme s’approcha du quatuor. Il laissa deviner son arme cachée sous un manteau brun troué, il les invita à le suivre, tandis que plusieurs de ses comparses se saisissaient des armes des hommes en uniformes de soldats de l’Empire. Les quatre hommes se mirent à le suivre, et sans faire d’histoire, ils cédèrent leur armement. Il était évident que les nouveaux arrivants ne leur laisseraient pas le choix, et qu’ils avaient largement l’avantage du nombre. Ils reprirent alors leur marche et passèrent de l’autre côté du pont-tunnel.

 Peu après, au détour d’une ruelle, le quatuor fut maîtrisé à l’aide d’aiguillons électriques dissimulés sous les épais manteaux de leur escorte. Clovis et Doren tombèrent rapidement, tandis qu’Elias eut le temps d’esquiver la première attaque, mais pas la seconde. Quant à Heres, il fut mis à genoux par l’intense décharge, mais resta cependant lucide. Une autre suivit la première et ne réussit pas plus à le terrasser, le sonnant tout au plus. L’incompréhension se fit sentir parmi les ravisseurs, le chef du petit cortège improvisa alors. Il attrapa l’un des fusils confisqués par le canon, puis s’en servit comme si la tête du jeune homme avait été une simple balle. Le coup de crosse eu finalement raison de lui, ainsi que de l’une de ses dents qui retomba à ses côtés. Les yeux de Heres se voilèrent, se fermant sur la vision de cette dent vagabonde, tandis que sa bouche se parfumait du goût ferreux de son sang. En arrière-plan, ses ravisseurs couvraient les yeux de ses compagnons de bandeaux en toile épaisse.

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