Chapitre 5.6 : Le roi d'en dessous 2/2

9 minutes de lecture

 Ils débouchèrent ainsi sur un monde cryptique des plus impressionnants. Devant eux s’étendait une vaste réserve d’eau souterraine. Un lac artificiel perdu sous la surface, parcourue de piliers massifs comme les os d’une montagne et qui se perdaient dans les hauteurs afin de maintenir en place le ciel de béton surplombant l’ensemble. Accrochés à ce ciel de synthèse, d’immenses éclairages vieillissants apportaient à l’ensemble une lumière tamisée.

 Chacun de ces piliers se couvraient de cabanes faites de bric-à-brac de récupération, comme autant d’îles à la verticale, reliées par des ponts de cordes et des passerelles de bois et de métal usés. Pendant ce temps circulaient sur ces eaux sans vagues une multitude de petites embarcations de fortune. Il y en avait par dizaines devant eux, sans doute bien plus dans l’ensemble de ce curieux complexe. Elles grouillaient d’agitation, de bruit, de vie. Les gens allaient et venaient, commerçaient sur ce qui semblait être un marché flottant, laissaient y jouer les enfants ou y mangeaient. Malgré le fourmillement qu’abritaient ces lieux étranges, on ne ressentait pas l’étouffement morbide de la surface. L’existence ici semblait plus simple, moins anxiogène, la densité de population y était certes élevée, mais relativement acceptable en comparaison de la surface.

 Les cinq hommes furent rapidement entourés d’une escorte armée qui les fit descendre de leur échafaudage d’acier vers de petites embarcations à moteur rattachées au bas d’un escalier. Ils montèrent dedans, prenant soin de séparer le quatuor avec Clovis et Doren d’un côté et Heres et Elias de l’autre, accompagné de leur curieux gardien. Les deux barques passèrent au travers de cette ville étrange et Heres fut enveloppé par un vent de nostalgie qui lui saigna le cœur. D’une certaine façon, cet endroit lui rappelait son foyer. Un petit monde souterrain certes confiné mais paisible. Où chacun pouvait vivre en sécurité, caché de la tyrannie de la surface. Il avait maudit ce qu’il considérait comme un emprisonnement. Maintenant, il enviait tous ces gens de posséder ce qu’il perdit.

 – Tu sais, à propos de ce que tu m’as dit tout à l’heure, commença Elias

 – Si tu cherches à t’excuser tu peux oublier, le coupa Heres. Je me fous de ce que tu pourrais raconter.

 – Je voulais juste te dire que je suis désolé pour tes amis et ta famille, s’obstina Elias. Mais je ne me chercherai pas d’excuses. Pas plus que je n’implorerai ton pardon. Tarkon m’a fait de belles promesses qu’il n’a pas tenu. Et moi, idiot que je suis, l’ai cru. J’en paye le prix aussi, c’est comme ça.

 Heres ne put s’empêcher de se remémorer la crise qu’endura le chasseur impérial durant leur fuite in extremis de Vaduz. Lui aussi avait tout perdu.

 – Tu avais de la famille là-bas ? Quand les comètes bizarres sont tombées du ciel ?

 – Pas des comètes, le rectifia Elias. Des missiles. On a cherché à tous nous éliminer.

 Le lieutenant baissa la tête et se malaxa doucement le front de la main gauche, masquant ainsi ses yeux humides et retenant les derniers sanglots dans sa voix.

 – Ils ont tué ma femme. Et mes deux enfants.

 Jusque-là, Heres avait considéré Elias comme une étrange espèce de chien bipède, dressé à la traque et à la mise à mort sans aucune forme d’empathie. Il comprenait maintenant que tout comme lui, on l’avait mis sur une voie. Un beau matin, on lui avait pointé l’ennemi du doigt et dit qu’il faudrait l’éliminer. Les Ötztaliens pour l’un, et tout ce qui ne vénérait pas l’Empereur pour l’autre. Cela ne suffirait pas à l’absoudre de ses crimes, mais ces derniers prenaient un sens.

 Ils n’échangèrent pas un mot de plus. Le trajet en barque se termina rapidement, juste le temps de traverser l’étrange lac crevé de piliers. Arrivé de l’autre côté le groupe et son escorte monta un nouvel échafaudage d’acier grignoté par la rouille pour s’engouffrer ensuite dans une immense salle cachée derrière une large porte ronde.

 La pièce avait été aménagée tels les appartements d’un roi de cet étrange petit monde. On y trouvait nombre de toiles de peinture tâchées masquant les murs froids et humides, des tapis usés, des babioles et autres bibelots singeant le luxe et le raffinement. Des machines de récupération en cours de bricolage s’érigeaient çà et là, et ce qui ressemblait à quelques œuvres de sculpture d’un goût aussi libidineux que douteux était fièrement mis en avant. Au centre de la pièce éclairée de centaines de bougies, dans le seul et timide rayon de soleil éclairant cet endroit souterrain, un immense trône clownesque était érigé sur un podium de planches et de tubes d’acier. Il était constitué d’une multitude de n’importe quoi, dominant l’assistance de sa majesté grotesque.

 La salle était emplie de dizaines de personnes, attendant autour du trône comme des sujets impatients à l’arrivée de leur seigneur. Le curieux gardien de la cellule du quatuor s’avança et alla se hisser dans ce trône aux dimensions bien trop gargantuesque pour un humain. Ainsi juché sur sa montagne de débris recyclés, il ressemblait à un enfant jouant les monarques. Et pourtant, tous se courbèrent alors qu’il dandinait du postérieur entre les cousins usés pour mieux s’installer dans un spectacle surjoué qui amusa l’assistance. Elias leva alors les yeux pour apercevoir le blason royal ornant le sommet du dossier de l’imposant fauteuil monarchique. Le blason de ce roi de n’importe quoi était fait d’un rond scindé en deux parties égales se fondant l’une dans l’autre dans une sorte de mouvement perpétuel. L’une des parties abritait un pentagone incliné sur l’une de ses pointes, de façon à ne pouvoir se tenir en équilibre. L’autre moitié de cet étrange symbole était muni en son sein d’une pomme dorée, croquée, et sur laquelle était écrit ce mot : « Kallisti ».

 – Et merde. C’est pas vrai… échappa le lieutenant d’un air blasé.

 – Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? se méfia Heres.

 – C’est des Discordiens. La plus grande secte d’allumés qu’on puisse croiser.

 Le roi, ou quelque fut son titre, attrapa la couronne reposant sur l’un des accoudoirs de son trône et la mit sur sa tête. Comme le reste, elle était constituée de déchets plus que de matériaux précieux. De vieilles lames de couteaux, des cuillères tordues et d’autres petits objets métalliques, soudés les uns les autres pour former un ensemble sur lequel on avait collé nombre de pierre brillantes en toc et de débris scintillants.

 La tête sur laquelle reposait la couronne en toc ne respirait pas plus la grandeur et la noblesse. Un teint blafard, des cheveux mis longs et gras. Une tête malgré tout joviale, sur un corps mince et alerte, sorte de ressors loufoque prêt à bondir à tout instant.

 – Je suis Maddax Wilhelm. Suzerain de Béton-Lac, Grand Pontife Suprême du Très Saint Ordre de Discordia, déclama l’homme sur le trône de façon à ce que tous l’entendent haut et fort.

 La foule s’agenouilla, éleva les bras au ciel afin de louer le nom de Maddax Wilhelm. Seuls les quatre nouveaux arrivants restèrent debout d’un air penaud, sans pour autant que le suzerain n’ait l’air de s’en sentir offensé. Le quatuor ne pensait même plus à s’enfuir tant la situation ubuesque qu’il était en train de vivre semblait irréel. Seul Elias commençait à montrer des signes d’agacement, fronçant ses larges sourcils bruns et marquant son front de grandes barres exaspérées.

 – Alors, attaqua Maddax. Vous êtes en promenade pour le compte du maître inquisiteur Naka Friedrich, c’est bien cela ?

 – C’est bien cela, répondit Elias sans sourciller. Je vois que vous avez vos cafardeurs partout.

 – L’Inquisition de la mégère suprême a ses espions et nous avons les nôtres. D’ailleurs c’est étonnant que vous soyez en mission pour cet homme que vous nommez « Maître ». Vous n’avez pas la tête de l’emploi.

 – C’est pourtant le cas, insista toujours Elias sans en donner plus à son interlocuteur.

 – Et quand vous-a-t-il ordonné ?

 – Hier. Et nous sommes parti sur le champ. Vous feriez bien de nous laisser partir maintenant, avant qu’on ne remarque notre absence et qu’on ne se mette à nous chercher. S’il nous arrivait malheur… Eh bien ça serait regrettable.

 Une lueur folle passa par les yeux de Maddax qui jouait à tapoter ses doigts en cadence sur les pointes d’une fourchette constituant sa couronne.

 – Il doit avoir sacrément du pouvoir ton maître pour arriver à te retrouver jusqu’ici.

 – C’est un inquisiteur d’Éminence. Évidemment qu’il a énormément de pouvoir !

 Les yeux de Maddax s’illuminèrent telles des flammèches espiègles alors que son sourire dévoilait ses dents.

 – Je t’ai tendu trois fois la perche. Et pas une fois tu n’as été capable de la saisir !

 – Pardon ? fit le lieutenant impérial en décroisant les bras pour mieux serrer les poings.

 – Maître Naka Friedrich a été promu au rang de grand maître de l’Inquisition pour la grande mégère en personne. Et s’il vous avait vraiment envoyé en mission pour lui hier vous le sauriez.

 Elias s’en trouva déstabilisé. Il ne s’attendait pas à ce que cet homme aux airs idiots en sache plus que lui-même. À moins que ce ne fut une nouvelle ruse pour le piéger ? Pendant qu’il réfléchissait à l’élaboration d’un nouveau stratagème, Heres s’avança d’un pas pour prendre la parole.

 – Nous avons fui une forteresse impériale, mais nous ne sommes pas des soldats mes amis et moi. Nous ne travaillons pour personne. On a aucune valeur et tout ce qu’on souhaite c’est quitter la ville.

 – Tu te trompes jeune homme, le corrigea Maddax. Vous avez beaucoup de valeur car vous possédez des informations que je veux.

 – Vaduz, reprit Elias. Il veut savoir pour Vaduz.

 – Précisément ! s’esclaffa le suzerain en désignant Elias du doigt.

 – Vaduz. Eh bien, elle a explosé, tenta Heres.

 – Tu racontes mal les histoires, soupira le roi. Plus de détails ! C’est ta vie qui est en jeu après tout.

 Une foule de canons se braquèrent sur Heres et ses compagnons. Ce dernier prit le temps de chercher ses prochains mots avec soin.

 – Euhm. Des « missiles », sont tombés du ciel, dit le jeune homme en regardant Elias. Ils ont soufflé toute la vallée et détruit la forteresse et sa ville. C’est arrivé juste après qu’on ait réussi à s’enfuir de là, mes deux amis, moi. Et lui, le chasseur de l’Empire. Il dit que c’est à cause d’un complot, ou je n’sais quoi…

 – Un complot ? sembla s’intéresser Maddax.

 – Oui. D’hommes venus de Mars à ce qu’il dit. Ce qui n’a pas vraiment de sens.

 L’assemblée se moqua doucement de Heres. Maddax atténua les rires en arborant un sourire espiègle avant de reprendre.

 – Vous êtes des sauvageons vous, c’est évident ! Et qu’est-ce que trois gaillards comme vous pouvaient bien faire chez les adorateurs du grand rabat-la-joie ?

 – Nous cherchions ma sœur que les…, les hommes de Mars ont emmenés avec eux à Éminence juste avant que les missiles ne tombent. Harbard m’avait dit de…

 – Harbard ! LE Harbard ?! s’exclama Maddax tout en faisant signe à ses sbires de baisser leurs armes. Tu le connais ?

 – En effet, on se connaissait. Vous aussi ?

 – Un sacré bonhomme ! Presque deux décennies qu’il hante les nuits de tous les inquisiteurs.

 La mine enjouée de Maddax se cristallisa alors qu’il allait reprendre la parole. Ses traits s déconfirent avant de s’alourdir de peine.

 – Tu parles de lui au passé.

 Le silence de Heres en dit suffisamment long pour que Maddax puisse partager sa douleur.

 – Comment ?

 – Tué. Par l’Empire.

 Le roi de Béton-Lac se pencha en avant, l’air très contrarié. Il fit le plus grand silence pendant quelques secondes, très peiné par la nouvelle qui arrivait avec ces voyageurs. Il se frotta la nuque en prenant une grande inspiration. Il se leva d’un bond, les traits crispés par la colère.

 – Vengeance ! hurla-t-il alors que sa voix tressaillait. Vengeance, vengeance, vengeance ! scandait le suzerain sans plus s’arrêter.

 Toute la ville souterraine sembla lui emboîter le pas en faisant presque frémir les énormes piliers de béton soutenant cet étrange monde du dessous.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Morpheus "Troglodyte Ier" Scaja ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0