Chapitre 6.1 : Le banquet 1/2

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 Heres contemplait le contenu de son assiette d’un air pensif. La nourriture qui lui fut servi était très correcte, les Discordiens avaient mis les petits plats dans les grands pour ce banquet improvisé. Des légumes et des fruits mûris sans n’avoir jamais été caressés par un rayon de soleil. Entièrement cultivés sous terre grâce à des lampes horticoles. Et de la viande filandreuse, au goût étrange, légèrement acidulé et même piquant. Bien qu’on ne lui dît pas de quel animal elle provenait, il essaya d’en manger quelques morceaux.

 Pour les populations urbaines de l’Empire, cette tablée était digne d’un prince. La plupart du temps c’était tout un assortiment de bouillasses de nutriments aromatisées et de plats reconstitués qui composaient l’alimentation du citoyen lambda. Bien que les gens ici présents ne pussent être considérés comme tel. Mais Heres touchait à peine à son assiette. Ses pensées se tournaient vers Thalie, Harbard. Et vers le village qu’il ne reverrait jamais. Il revit les braises danser dans les airs, ressentit ses poumons brûler, l’odeur âcre de la fumée. Reconnu les corps déchiquetés.

 – Pour être honnête c’est du Kwarcosophus. C’est loin d’être du bœuf, je sais. Mais, eh ! Ici on fait avec ce qu’on a. C’est toujours mieux que d’avaler les saloperies qu’on trouve là-haut, crois-moi, justifia Maddax en se penchant sur l’oreille de Heres.

 – Je ne sais pas ce que c’est.

 – Tu sais pas ce que … ? Aucune importance ! Ce qui compte, c’est d’honorer la mémoire de ce cher Harbard entre amis.

 « Entre amis ». Heres ne savait dire s’il pouvait vraiment considérer ces gens comme des amis. Ils ne savaient rien d’eux et Elias semblait autant les mépriser que les craindre. Cela dit, il n’était pas certain de pouvoir faire plus confiance à cet officier des escadrons de chasseurs impériaux. Combien des siens avait-il massacré de ses mains pendant l’assaut du village ? « Des siens », curieuse pensé songea Heres. Lui qui avait passé des années à trouver cette appellation étrange, se refusant même à l’employer.

 Ne lui restait que Doren et Clovis, qu’on avait placé loin de lui pour le repas, ce qui n’était d’ailleurs pas pour le rassurer. Après leur entrevue avec le roi de Béton-Lac, toute la ville avait organisé ce banquet pour le soir même. On avait rassemblé des tables en un grand « U », sur une plateforme flottante au milieu de la forêt de piliers de béton. Avaient été appelé les meilleurs cuisiniers de cette étrange communauté et fut allumé un grand feu de joie. On prépara également de nombreux divertissement qui allaient des danses aux représentations musicales et autres bouffonneries. Il y avait même eu un spectacle pyrotechnique, à base de petites fusées assourdissantes explosant en auras colorées pour le bonheur des enfants. La façon discordienne de célébrer des funérailles était particulièrement joyeuse et durait visiblement des heures.

 – C’est plutôt culotté de vous cacher juste-ici, en plein sous les impériaux. Et de faire autant de bruit…

 – En fait, c’est plus par obligation qu’autre chose. Tu vois, beaucoup d’entre-nous on aussi une vie là-haut. Certains sont ouvriers, mendiants, artistes, militaires… D’autres ont des postes haut-placés dans la fonction publique ou dans les conglomérats. Pour faire vivre notre communauté nous avons besoin du monde qu’il y a au-dessus, et eux aussi ont parfois besoin de nous. Ce n’est pas comme vous autres, les radicaux qui vivez coupés de tout depuis des générations. S’il suffit de dire haut et fort « vive l’Empereur ! » à l’occasion, ça nous convient. Le reste du temps on peut avancer nos petits pions comme bon nous semble, tant qu’on ne se fait pas remarquer par la mégère suprême et ses sbires.

 – J’ai du mal à comprendre pourquoi vous vous cachez alors, reprit le jeune homme.

 – Nous vénérons une force bien plus grande que le grand rabat-la-joie. Ce qui ne lui plaît pas du tout. Il aime l’ordre le plus strict, qu’il incarne autant que possible. Alors que nous, nous adorons Discordia, la mère du désordre.

 – Vous vénérez la déesse du désordre ?

 – Précisément ! enchaîna Maddax d’un ton enjoué. Le désordre est créateur. Libérateur ! C’est quand il déferle sur le monde comme un tsunami que les opportunités se révèlent à ceux qui savent les saisir au vol. C’est bête à dire, mais l’humanité à toujours progressé dans les phases de guerres, d’écroulements civilisationnels, de révolutions… de chaos comme qui dirait ! Les longues périodes d’ordre et de prospérité ne sont jamais que des interludes. De tristes pauses mortifères où l’humanité ralentie, puis végète et finie par pourrir sur pied.

 – Je n’avais jamais pensé au monde de cette façon.

 – Nous espérons voir l’ordre tyrannique de l’Empereur et de son culte ennuyeux s’achever tôt ou tard. C’est tout ce que tu as besoin de comprendre pour l’instant. Harbard partageait ce rêve.

 Le roi plissa les yeux en reprenant une bouchée. N’hésitant pas à parler la bouche pleine, il reprit tout en mastiquant bruyamment.

 – Et donc, pour Harbard. D’où est-ce que tu le connaissais ?

 – Eh bien, on été de la même famille. En quelque sorte.

 – C’est plutôt vague comme explication.

 Heres garda le silence quelques instants. Les mots peinaient à sortir d’entre ses lèvres. Maddax se contentait de le regarder d’un œil bovin tout en engloutissant tout ce qui tombait à sa portée.

 – En fait il m’a élevé comme son fils.

 – Vraiment ? Je ne savais pas qu’il avait pris un enfant sous son aile. Faut dire qu’il volait sous les radars depuis pas mal d’années.

 – Deux enfants en fait. Il est mort en protégeant ma sœur. Les soldats de l’Empire l’ont enlevé.

 – Pourquoi faire ?

 Le jeune homme haussa les épaules en grimaçant.

 – C’était un homme bien, ton père. Ça c’est certain. Un esprit brillant et farouchement indépendant. C’est pour ça que l’Empereur a fini par le déclarer hors la loi et n’a plus cessé de le traquer.

 – Oui. Enfin ce n’était pas vraiment un homme comme les autres. N’est-ce pas ?

 Le suzerain des Discordiens prit une grande lampée dans son godet remplit d’un épais et amère breuvage. Son visage enjoué par trop de boisson se para soudainement d’airs songeurs alors qu’il répondait à Heres.

 – Dans le fond, est-ce que ça change quelque chose ?

 Heres se sentit rassuré d’entendre un autre que lui-même formuler cette simple mais cruciale question. Il en avait besoin afin de se répondre à lui-même en toute franchise. Oui, Harbard n’était pas un homme à proprement parler. Mais il l’avait élevé, nourrit, protégé, aimé. Le jeune homme était sûr de ça, et c’est tout ce qui importait vraiment.

 – Non. Sûrement que non, se força à sourire Heres.

 – Concernant ta sœur… c’est étrange. On dit que ce bon vieux Harbard cachait une arme capable de foutre les pétoches à l’Empereur. Peut-être qu’elle sait quelque chose ?

 – Ça m’étonnerait. Mais tu connais le projet Zarathoustra ?

 – C’est un nom qu’une toute petite poignée de gens connait. Et encore moins savent à quoi il correspond. Ces murmures-cis volent bien plus haut que nos oreilles chez le grand rabat-la-joie.

 – Lui, là, dit Heres en désignant la cage installée proche du feu de joie central. Il a entendu les Martiens en parler quand ils l’ont enlevé.

 Le dos rond, à genoux dans une cage trop petite pour lui, Elias en agrippait les barreaux fermement de ses deux mains. Il utilisait ses yeux glaçant pour lancer des éclairs vengeurs à tous les convives qui festoyaient devant lui en l’observant tour à tour comme une bête curieuse. Loin d’être menaçant, le pauvre soldat servait d’attraction de choix pour une floppée de sales mioches. Maddax essuya la goutte d’alcool au coin de ses lèvres avec le pouce avant de poursuivre.

 – Je comprends mieux pourquoi ils ont été si brutaux. Bon, ce sont toujours des brutes. Mais un putain de missile orbital ! C’est même interdit par la convention de Noursoultan. Ça va faire couiner l’Union du Grand Orient, pas de doutes.

 Heres n’arrivait pas toujours à suivre ce que racontait Maddax, ou même parfois Elias. Le monde dans lequel il avait grandi était si différent de celui de ces deux hommes. Des Martiens, des missiles, une Union du Grand Orient… et du Kwarco-quoi ? Il se sentait dépassé et ne désirait que rentrer chez lui. Mais tout le problème se trouvait dans ce simple souhait : il n’avait plus de chez lui. Son foyer, c’était là où retrouver sa famille. Et ne lui restait qu’une sœur qu’on lui avait arraché.

 Il y avait bien sûr ses deux amis mais ce n’était pas comparable. À ses yeux, Doren et Clovis constituaient une compagnie généralement agréable. Mais comme avec le reste de ses semblables, il gardait avec eux une certaine distance. Il ne dévoilait de lui que ce qu’il pensait être acceptable autant pour lui que pour eux. Ils n’auraient sans doute pas compris la nature de ses dons, même si ces derniers s’imaginaient déjà tout savoir sur ses « crises hallucinatoires ». Maddax, avachit dans son fauteuil royal, englouti le restant de son assiette et le fit descendre d’une bonne rasade de sa boisson qui commençait à lui taper sur le crâne.

 – Bon. Quand est-c’qu’on s’y met ? Ça te va si on parts d’ici deux ou trois jours ?

 – S’y mettre ?

 – Ta sœur ! On va bien devoir la récupérer, non ?

 – Mais. C’est pas que je veux pas la revoir. Mais comment ?

 – Oh t’en fais pas, j’ai plein de loyaux sujets qui nous feront entrer dans Éminence. Après… Faudra peut-être improviser un peu, j’l’admets, continua Maddax en surjouant la nonchalance.

 – Tu veux m’aider à aller jusqu’à la capitale de l’Empire – la plus grande ville de tous les temps – pour récupérer ma sœur à des géants surarmés et défier un dieu ?

 – Ça devrait remplir mon agenda pour quelques temps, tempéra le roi d’un air détaché.

 Les traits du jeune homme s’adoucirent avant qu’il ne se laisse emporter à rire. Un rire franc, venant du cœur, comme il n’en avait plus connu depuis des années. Quelque part ce court instant suffit à le réconforter. Sa vie tranquille et sans vagues venait d’être balayée, lui seul pouvait décider de comment réagir face à ces évènements. Retourner se terrer comme il l’avait toujours fait et pleurer sa sœur toute sa vie. Ou tenter le tout pour le tout dans une aventure suicidaire afin de récupérer celle qui faisait son bonheur. Heres cru comprendre quelque peu où voulait en venir son étrange nouvel ami avec ses histoires de tsunami et d’opportunités. Du moins il le pensait. Et bien qu’il n’ait pas encore aperçu l’aspect positif de son malheur, Thalie, elle, l’aurait probablement déjà décelé.

 – Dans ce cas c’est d’accord. J’accepte ton aide avec plaisir, seigneur de Béton-Lac !

 Maddax se pencha vers lui, une lueur avinée dans l’œil. Il posa son coude sur la table et tendit une main ferme au jeune homme assis à sa droite. Heres la saisit avec vigueur, scellant ainsi leur accord.

 – On va récupérer ta sœur et emmerder un paquet d’monde. J’ai hâte de découvrir ce qu’est le projet Zarathoustra !

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