REX

7 minutes de lecture

07 juillet 2024 — New Mothearth Town — Commissariat de police de l’arrondissement « R » — 16 h 28

– Comment ça, quels vêtements je portais le jour de ma rencontre avec lui ?

– Eh bien oui, répond le commissaire Bartier, petit homme potelé à la moustache noire. Avec ces temps chauds, n’étiez-vous pas habillée, comment dire ? Avec une tenue plutôt… décontractée ?

Cette parole malhabile, mélangée d’un soupçon d’hésitation et de gêne, déclenche immédiatement la colère de la plaignante.

– Donc, je devrais me mettre un pull à col roulé, en plein été, pour pouvoir vivre sereinement sans que l’on puisse m’importuner ? C’est ce que vous êtes en train de m’annoncer ? Vous savez quoi, c’était une erreur de venir ici dans l’espoir de recevoir une main tendue. Ce n’est pas à moi de justifier leurs actes abjects ! Ni de connaître l’origine de leurs sifflements ! Je ne possède pas de doctorat en biologie qui me permettrait d’écrire une thèse sur le hurlement de cette meute à chacun de mes passages. Vous rendez-vous compte des conséquences en me posant toutes ces questions ? Vous invitez directement le spectre de la culpabilité à s’installer chez moi. Et je refuse de rentrer dans ce jeu avec vous. Au revoir !

– Sinon, vous ne pouvez pas demander à un ami costaud de vous…

Le claquement brutal de la porte principale coupe cette tentative de rattrapage. La jeune femme n’est pas restée écouter sa dernière recommandation.

– Connasse ! Tu crois vraiment qu’on va jeter en taule tous les zonards qui décident de te séduire !

– N’empêche, ce n’est pas la première fois qu’on reçoit des plaintes concernant ce petit groupe d’adolescents, l’interpelle Dimitri, le commissaire adjoint. Ne devrions-nous pas envoyer une équipe les effrayer un peu ?

– Ça ne sert strictement à rien. Ils ont grandi et évolué avec une culture de l’inégalité des sexes. Pour eux, une demoiselle demeure un objet de désir qu’ils peuvent manipuler et jeter au gré de leur instinct. Mais même s’ils sont pénibles, ils restent inoffensifs. Ce n’est pas comme s’ils allaient l’attaquer à plusieurs. De plus, les appréhender en uniforme afin de défendre la gent féminine les confortera surtout dans leur conception de la parité. Par contre, si nous envoyons la Géraldine leur passer un coup de matraque, un ou deux se retiendront peut-être la prochaine fois qu’ils apercevront un jupon.

Bartier commence à s’esclaffer sous le regard du beau blondinet. Sa réflexion, aux airs de plaisanteries, ne lui semble pas si stupide avec du recul. Il décide d’inscrire grossièrement cette illumination sur le dos d’une affichette « Chaton perdu ».

– Dimitri, mets ça dans la boîte à idées s’il te plait. J’en parle à Didine la prochaine fois !

Alors que l’adjoint s’exécute, deux femmes s’approchent du bureau de Bartier.

– Bonjour, mesdames ! Comment puis-je vous aider ?

– Bonjour, monsieur le commissaire, ma fille et moi-même sommes venues déposer une plainte.

Bartier les invite à prendre place face à lui. Il en avait digéré des horreurs à ce poste, mais aussi entendu les pires niaiseries, qui vaudraient à leurs narrateurs un weekend en enfer pour lui avoir fait perdre son précieux temps. Après quelques introductions longues et futiles, la mère poursuit le récit, relatant le problème de sa fille. Le commissaire voit en cette jeune femme une ventriloque timide, utilisatrice d’une marionnette poilue pour s’exprimer en public. Cette comparaison l’amuse tant intérieurement qu’il en oublie d’écouter le discours de cette Tatayet.

– Et voilà, il choisit exprès sa caisse. Il la scrute et la rend mal à l’aise. Je suis désolée, mais qui vient dans un magasin bio tous les jours sans une idée derrière la tête ?

– Un amateur de légumes, détenteur d’un petit frigo ? réplique de façon automatique Bartier.

– Vous vous moquez de nous, monsieur ? Imaginez que derrière ses airs innocents se cache un terrible harceleur. Qui vous dit qu’il n’agressera pas ma fille, voire pire, la violera ? Ce n’est pas un comportement normal !

– Pour l’instant, je n’ai pas constaté dans vos propos la moindre attitude violente de sa part. Nous avons affaire sûrement à un garçon timide et maladroit qui a le béguin pour mademoiselle.

– Et ce papier anonyme déposé à notre fenêtre ?

« Merde, j’ai dû louper ce passage lors de sa tirade ».

– Monsieur le commissaire, commence la jeune fille, coupant sa mère en furie, au début en effet, je ne voyais pas la peine de venir porter plainte jusqu’à aujourd’hui. Mis à part de la gêne, je ne pouvais rien lui reprocher, aucune drague lourde ou de propos déplacés. Mais depuis quelques semaines, je sens qu’on me suit chaque soir. Une présence malsaine glissée dans mon ombre, ne détachant pas son regard. Et l’élément le plus terrifiant : ce fameux mot laissé à ma fenêtre, annonçant que je suis magnifique et qu’il voudrait me découvrir sous toutes mes formes. Je vis dans la peur et ne dors plus depuis tout ce temps.

– Est-ce que vous fermez bien votre rideau, déjà ?

– Là n’est pas la question ! s’énerve la mère. Comment comptez-vous intervenir face à ce dégénéré ?

– Malheureusement, sans preuve concrète, je ne vois pas comment agir. Aujourd’hui, rien ne lie de façon formelle votre timide aux légumes, votre suiveur de l’ombre et le poseur de petit mot d’amour. Avez-vous déjà essayé de vous expliquer avec ce jeune homme ?

– Oui, mais il esquive la conversation et s’enfuit chaque fois.

– Dans ce cas, sans être certain que cette personne vous traque jusqu’à chez vous, il ne peut pas intégrer nos normes « harceleur ».

– Vous êtes une honte, s’exclame la mère, levée brutalement de sa chaise. Vous attendez qu’elle se fasse traumatiser par ce taré pour intervenir ! Soit, merci pour votre aide précieuse ! Vous êtes la fierté de la nation. Ma chérie, on s’en va maintenant. On voit bien que vous n’avez pas de fille.

– Une nièce, ça compte ?

Heureusement pour lui, elle ne perçoit pas cette ultime provocation. Un nouveau claquement offensif de la porte retentit à travers tout le poste. Combien de temps encore tiendrait-elle debout si tous les plaignants sortent d’ici dans cet état ?

– Bon, ça fait deux rapports en plus qui n’aboutissent à rien. Allez, direction dans le dossier « affaires non débutées », s’écrit Bartier tout en manipulant la souris de son ordinateur. Procédures à la con !

– Vous savez, je trouve que l’on reste plutôt laxiste sur ces affaires, l’interpelle Dimitri. Ces harcèlements et petits gestes sexistes aux allures anodines demeurent aujourd’hui impunis. Rien ne nous permet de défendre la population face à ce fléau grandissant. Des serpents en phase de muter en terribles monstres reptiliens.

Dimitri connait et s’inquiète de ce sujet. Pour lui, ces voyous sont initialement de simples couleuvres inoffensives, maîtres du sifflement, effrayant les passants, qui ne connaissent pas leur véritable identité. Mais il sait qu'elles peuvent devenir des vipères, aux crocs venimeux, bondissant sur leur proie à toute vitesse, les empoisonnant à petit feu. Ou bien de gigantesques pythons exténuant leurs victimes avant de les consommer. Et le pire reste ceux qui se transforment en terribles basilics, aux regards pouvant foudroyer la vie en un instant ou en titanesque hydre aux multiples têtes et aux attaques coordonnées. Et au milieu d’eux, des femmes innocentes et ignorées face à ces dangereux prédateurs…

– Tu ne vas pas recommencer avec tes allégories, mon gars ! Il n’empêche qu’aujourd’hui, nos commissariats n’ont pas vocation à devenir des terrariums afin d’accueillir toutes ces couleuvres, même si elles cachent leur véritable identité toxique. Nos héros en uniforme ont peu de moyens et de ressources pour défaire autant de reptiliens. C’est pour cela qu’ils se concentrent sur tes monstres mystiques lorsqu’ils osent sortir de leur tanière. Mais je te l’accorde, généralement il est trop tard, ils ont emporté dans leur chute plusieurs victimes…

– Et vous savez, les harceleurs, assis sur des bancs paumés, ne sont pas les seuls concernés : les oppressés aussi peuvent devenir des dangers pour eux et pour notre société. N’avez-vous pas suivi l’affaire de ce jeune garçon, dont le nom m’échappe, ayant déchiqueté tel un loup, ses assaillants par vengeance ? Une accumulation d’humiliation transformée en une vague de haine extrême.

– Légende urbaine Dimitri ! De plus, tu pointes un autre sujet délicat à traiter ! Mais retiens que nous sommes des flics, pas des politiques. Nous faisons appliquer les lois, nous ne les inventons pas. Mais n’hésite pas à compléter la boîte à idées, si tu le souhaites !

– On serait pourtant les mieux placer pour…

La sonnerie de téléphone de Bartier coupe l’allocution de son adjoint. Voyant le nom de sa sœur à l’écran, il lève les yeux au ciel et répond sans enchantement.

– Je suis au travail, là… Quoi ? … Attends, tu peux répéter ? … Calme-toi s’il te plait… D’accord… Qu’est-ce qui s’est passé ? … Oh putain… Ce n’est pas vrai ? … Écoute-moi, appelle le 17, ils enverront une équipe. Je te rejoins quand je peux.

Le commissaire tombe sur sa chaise, choqué par l’annonce. Dimitri l’observe avec inquiétude et incompréhension.

– C’était ma sœur. Elle a retrouvé le cadavre de ma nièce dans le studio qu’elle loue. A priori du sang partout, un vrai carnage. Je vais devoir y aller pour éviter qu’elle fasse n’importe quoi.

– Oh mon dieu ! Vous parlez de votre nièce ! Celle qui est venue la semaine dernière ? Pour porter plainte contre son ancien petit copain qui ne taisait pas ses sentiments envers elle ?

Bartier ne se souvient plus des détails de cette rencontre. Il se rappelle uniquement de son départ, furieuse telle une harpie, le retentissement brutal de la porte d’entrée accompagnant ses paroles déterminées « Si personne ne veut m’aider, j’irai le confronter seule ».

Alors que le commissaire enfile son manteau, Dimitri essaye de l’interpeller avant leur séparation.

– Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, chef ?

– Eh bien… Oui, Dimitri, tu vois l’exquisse du rapport numérique qu’on a écrit sur la plainte de ma nièce.

– Celui répertorié dans le dossier « affaires non débutées » ?

– Exactement, je voudrais que tu le mettes à jour et que tu le déplaces sur un autre emplacement du réseau. Dans le dossier « REX ».

– REX ?

– Ouais, « Retour d’Expérience », c’est la procédure…

Un dossier créé pour la forme, mais jamais consulté pour son fond. Un dossier fantôme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Les VI contes de Mentque ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0