3 - Putain de tic-tac

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Les ténèbres.

Les ténèbres ont ceci de rassurant qu'elles se dressent entre les hommes et les horreurs du monde. Le noir absolu ne protège pas du danger mais il empêche de se perdre, au moment de la mort, dans les yeux vides de son prédateur, d'y plonger tout entier et d'y noyer son âme. Tomber dans l'inconscience, c'est se préserver, se donner une ultime chance d'échapper à l'enfer.

Josh s'était évanoui. Il avait reçu un violent coup sur la tête. Alors que la vieille Taipi le traînait avec difficulté sur le sol de l'entrée, il se retrouvait plongé dans un maelstrom d'images et de souvenirs longtemps enfouis au plus profond de son esprit. Il pouvait se remémorer le seau, les flammes, l'incendie qui gagnait en intensité à mesure qu'il dévorait le sol et les murs, et les cris des enfants mêlés aux sirènes des pompiers. Il vit distinctement le brancard sur lequel avait été disposé le corps à vif de son institutrice, contempla le regard qu'elle lui avait lancé avant d'être chargée dans l'ambulance, et sentit son sang se glacer encore, comme à l'époque. Il se rappela alors avoir prié de tout son cœur et demandé à Dieu qu'il efface sa mémoire en même temps que sa culpabilité.

Puis Josh revint à lui, tiré de ses songes par une douleur intense qui irradiait le long de ses bras. À genoux sur le linoleum de la cuisine, il réalisa que son ancienne maîtresse avait planté un couteau profondément dans ses mains, les clouant en même temps au bois d'une grande table. Des larmes coulaient de ses yeux sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour les retenir.

« Ah, te revoilà ! fit la grand-mère d'une voix haletante. C'est une bonne chose que tu reviennes à toi, parce que je voulais que tu saches ce que je te réserve. »

Sa vision embuée par la drogue, Josh ne voyait pas distinctement son bourreau. Cependant, il pouvait l'entendre s'agiter dans la pièce, ouvrir tiroirs et placards en un fracas assourdissant. Le tic-tac régulier de l'horloge du salon semblait égrener les ultimes secondes de vie qu'il restait au jeune homme.

« Il y avait, dans les îles Marquises, une tribu de sauvages qui avaient l'habitude de se repaître de leurs ennemis pour s'accaparer leur vigueur, reprit la femme, comme possédée. Sais-tu comment ils s'appelaient ? Je te le donne en mille : les Taïpis ! Melville a écrit un bouquin là-dessus. Son premier. Tu y crois, ça ? Il y a des années, je suis tombée sur ce livre, et je l'ai dévoré, si j'ose dire. Moi qui vivais un cauchemar depuis l'incendie, qui me vidais de mes forces de jour en jour, j'ai eu une révélation : j'allais manger les petits trous du cul responsables de mon sort... J'allais leur voler leur énergie ! »

Malgré la léthargie provoquée par le poison, Josh demeurait suffisamment conscient pour prendre la pleine mesure de l'horreur qui lui était réservée.

« Rassure-toi, tu n'es pas mon premier. Je me suis exercée avec mon enflure de mari. Ce salop allait me quitter, tu te rends compte ? Je ne lui en ai pas voulu : moi aussi je voulais qu'il foute le camp. Mais c'était une question d'honneur. J'étais défigurée, blessée, malade ; je n'allais pas le laisser m'abandonner comme une merde sur un trottoir, j'ai ma dignité ! »

Elle marqua une pause, le temps de monter sur un marche-pied pour s'emparer d'une bassine en plastique posée en haut d'un meuble.

« Et puis il y a eu Delawney et Frazier, ces deux petits étrons. Ça n'a pas été facile. Le premier, je suis allée le chercher à New York, carrément. Il n'était pas comme toi, un gentil garçon inscrit à l'université. Lui avait arrêté ses études et vivotait en jouant les coursiers dans la Grosse Pomme. Je ne te raconterai pas toute l'histoire, ce serait trop long, mais je l'ai mis dans mon coffre, ramené ici puis couic ! j'en ai fait des lasagnes... Des barquettes entières ! »

Josh fut pris d'un haut-le-cœur. Il rendit le petit-déjeuner copieux avalé quelques heures plus tôt.

« Frazier, qui était bien le plus dérangé de vous trois, habitait encore à Beacon. Trop con pour partir d'ici, de toute façon. Un gamin à problèmes, fâché avec sa famille. Il vivait de petites combines et traînait avec des types louches. Quand je lui suis tombée sur le râble – même méthode que pour l'autre ! – personne n'a remarqué qu'il avait disparu. »

Madame Taipi s'approcha. Elle saisit le captif par les cheveux et lui lécha goulûment la joue. En dépit de l'engourdissement de ses sens, Josh put sentir l'odeur aigre, presque vinaigrée, de la salive de la vieille femme contre sa peau blanche.

« Avec toi, j'en suis sûre, je vais me régaler. Et après, mon cycle de vengeance sera terminé. Je ne suis pas idiote, je sais que ta disparition conduira les flics jusqu'ici, mais tant pis, j'aurai eu ce que je voulais ! Je partirai avant qu'ils arrivent. Suicide aux barbituriques, ça te parle ? Bande de connards, je ne vous ferai pas le plaisir de croupir en taule... Au final, je vous aurai tous baisé la gueule ! »

Elle cracha et s'éloigna de nouveau. Josh l'entendit frotter une lame sur une pierre à aiguiser. Pas de doute : la vieille cannibale affûtait son couperet de boucher. Alors le jeune homme sut quoi faire : il fallait qu'il se libère de l'arme qui lui traversait les deux mains. Même s'il lui fallait se mutiler pour cela.

Tic-tac, tic-tac, tic-tac, répétait cette foutue horloge.

« Ma lettre est déjà prête, poursuivait la femme. Pour l'instant, quand ils parlent de moi, les gens du coin sont pris de pitié : ils plaignent la pauvre institutrice brûlée vive dans un incendie. Bientôt, quand ils évoqueront mon nom, ils chieront dans leur froc : ils se rappelleront que je n'étais pas une victime, que j'ai buté jusqu'au dernier ceux qui ont voulu me foutre en l'air ! »

Tic-tac, tic-tac.

N'écoutant que son courage, surmotivé par la peur, Josh tâcha de se remettre debout et tira de tout son poids vers l'arrière. La table, lourde et solide, ne bougea pas d'un millimètre ; ses mains, en revanche, se fendirent en deux comme des escalopes dans une profusion de sang brun. La souffrance manqua de le terrasser une seconde fois, mais il tint bon. Quand la vieille Taipi fondit sur lui avec son hachoir, il lui asséna un violent coup de pied dans le sternum.

Alors que son agresseur basculait en arrière, Josh quitta la cuisine. S'il s'arrêta devant l'entrée, il se ravisa lorsqu'il réalisa qu'il ne pouvait plus se servir de ses mains qui pendaient, inertes et sanguinolentes au bout de ses poignets. Paniqué, il fit demi-tour et s'engouffra dans les profondeurs de la maison. Il ne savait pas où aller, aussi se laissa-t-il avaler par la première porte ouverte qu'il trouva.

Là, ne l'accueillirent que de la pénombre – encore ! – et un escalier plongeant en pente raide. Derrière lui, la grand-mère, folle furieuse, se redressait péniblement, s'accrochant aux chaises dans un chaos bruyant doublé d'un concert de jurons. Il n'y avait pas d'autre choix : Josh devait descendre, s'enfoncer dans les boyaux du bâtiment et espérer y trouver une issue.

Tic. Tac. Le bruit de l'horloge lui vrilla le cerveau. Incroyable, on entendait cette saloperie jusque dans la cave.

À la fois ensuqué et tremblant de douleur, il dut redoubler de vigilance pour ne pas rater une marche. Quand il posa un pied mal assuré sur le sol de béton, il repéra, taillée dans le mur du fond, une persienne rectangulaire qui donnait sur la rue. Elle n'était pas très haute, mais suffisamment large pour le laisser s'y glisser s'il trouvait de quoi l'atteindre. Il s'avança aussi vite qu'il le put jusqu'à la fenêtre et entreprit de s'élever à sa hauteur en positionnant tant bien que mal une caissette vide sur une pile de cartons. Tandis qu'il montait sur cet escabeau de fortune, et qu'il poussait sur la vitre de toutes ses forces, la persienne s'ouvrit, laissant entrer dans la pièce un air sec et glacial.

Tic.

Josh se retourna. En haut de l'escalier, la vieille Taipi reparut. Son crâne chauve et crevassé, nimbé des flammes du passé, luisait dans les ombres à la façon d'un phare dans la nuit. Sa bouche pleine de dents tranchantes éructait des flots d'insultes obscènes.

Tac.

Josh hallucinait, il en avait bien conscience. Désemparé, il vit sa tortionnaire, des ailes de démon dans le dos, fondre sur lui à une vitesse irréelle.

Tic.

Dans un ultime effort, il monopolisa tous les muscles de son corps – y compris les plus meurtris – pour se couler dans l'ouverture.

Tac.

Quand il parvint enfin à l'extérieur, il entraperçut du coin de l'œil une masse noire et écailleuse se cogner à répétition contre la vitre. Elle hurlait comme un cochon qu'on égorge, toute consumée par sa rage d'avoir laissé filer sa proie.

« Va te faire foutre, sorcière... », lâcha Josh, allongé sur le gazon et au bord de l'épuisement.

Devant son état pitoyable, des passants accoururent aussitôt. Bien vite, des secours arrivèrent et le jeune Culligan fut conduit à l'hôpital. Là-bas, devant son état extrêmement grave, les médecins firent de lui leur priorité : sans ménager leur peine, ils lui prodiguèrent les soins d'urgence et lui sauvèrent la vie. Madame Taipi, elle, reçut la visite de la police. Elle n'avait pas eu le temps d'avaler ses barbituriques ; les forces de l'ordre l'appréhendèrent sans mal... Grâce au Ciel, elle n'avait pas réussi à prendre entièrement sa revanche sur les trois garçons qu'elle jugeait responsables de tous ses maux. Un véritable échec.

---

Dans la chambre d'hôpital où Josh reprenait lentement des forces, la télévision fixée au mur diffusait un reportage consacré à la désormais célèbre Helen Taipi, nouvelle terreur de l'Amérique. On y voyait des photos de son visage renfrogné, prises de face et de profil, mais aussi des images de Peter, Sam et Josh – ses pauvres victimes –auxquelles finissaient par succéder des interviews de voisins et de commerçants des environs.

« Ne regarde pas ça, mon chéri », lança madame Culligan.

Assise au chevet de son fils, elle aurait aimé lui tenir la main, mais les blessures sévères du jeune homme exigeaient de ses membres plâtrés qu'ils demeurent dans un repos total.

« Tu as vécu un véritable traumatisme... reprit-elle. Je sais que ça ne va pas être facile, mon amour, mais il va falloir aller de l'avant, maintenant. Et ton père et moi, on sera là pour toi. Je peux te jurer que ça va aller...

— Maman a raison, Jay, ajouta monsieur Culligan. On s'est dit que tu pourrais rester avec nous, à la maison. Reprendre le chemin de l'université, c'est trop tôt. Je ne sais pas trop ce que tu en penses mais on songe à déménager. On peut changer de ville : Newburgh, Arlington, Peekskill... Tant qu'on reste près de la concession, ça ne pose pas de problème. »

Josh posa sur ses parents un regard plein de tendresse ; les pauvres se sentaient affreusement coupables. Mais outre la vieille Taipi elle-même – et Peter et Sam, bien sûr, mais eux, ils nourrissaient les pissenlits par la racine ! – il se savait le principal responsable de tout ce carnage.

« Vous n'y êtes pour rien, rassurez-vous. M'man, tu ne savais pas qu'elle voulait me tendre un piège...

— Mais j'aurais dû me méfier ! J'aurais dû voir qu'elle n'était pas nette ! Après ce qu'il lui est arrivé à l'école, j'ai baissé ma garde. Je l'ai prise en pitié... Et puis, tu avais tellement refoulé cet épisode de ton passé, je veux dire l'incendie, j'aurais dû me douter que t'envoyer la voir serait une mauvaise idée... Mon fils, me pardonneras-tu un jour ? »

Les yeux de Josh se remplirent de larmes.

« M'man... C'est moi le coupable. Avec Sam et Peter, on a fait une bêtise. L'incendie, il a pris par notre faute. On a allumé un feu dans le gymnase et... on y a jeté des petits animaux et... »

Tic.

« Chut, mon chéri, le coupa sa mère. C'est du passé, Josh. Rien de ce que tu as fait ne peut justifier cette boucherie. »

Tac.

Josh voulut la remercier, lui dire combien il l'aimait, mais les mots refusèrent de passer le seuil de sa bouche.

Tic.

Quelque chose n'allait pas. Contre son palais et au fond de sa gorge, commençait à se répandre un vague goût de sang. Sa paupière gauche se contracta en une série de spasmes puissants.

Tic-Tac.

« Qu'est-ce qui t'arrive, mon bébé ? lui demanda madame Culligan, soudain inquiète.

Jay ? Jay ? répéta monsieur Culligan. Reste avec nous, mon grand ! »

Tic-tac. Tic-tac.

Josh ne comprenait pas. Ça n'avait aucun sens : il entendait de plus en plus distinctement le bruit de l'horloge du salon de madame Taipi. Le mouvement du pendule, se balançant de droite à gauche dans une bascule perpétuelle, gagnait en intensité à mesure qu'il se répandait dans la boîte crânienne du jeune homme.

Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac.

Autour de lui, le décor se mit à fondre. La télé, la fenêtre, les murs, les meubles. Son père et sa mère eux-mêmes se transformèrent en une immonde bouillie rougeâtre qui dégoulinait sur le sol comme du sirop de fraise.

« Maman ! Papa ! hurla-t-il. Ne me laissez pas ! »

Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac.

Les ténèbres le recouvrirent. Personne ne lui répondit hormis une petite voix aussi fluette que revêche :

« ... tant pis, j'aurai eu ce que je voulais ! Je partirai avant qu'ils arrivent. Suicide aux barbituriques, ça te parle ? Bande de connards, je ne vous ferai pas le plaisir de croupir en taule... Au final, je vous aurai tous baisé la gueule ! »

Elle cracha et s'éloigna de nouveau. Josh l'entendit frotter une lame sur une pierre à aiguiser. Pas de doute : la vieille cannibale affûtait son couperet de boucher. Alors le jeune homme comprit qu'il se trouvait toujours dans la cuisine de la vieille Taipi, qu'il n'était pas parvenu à s'échapper. Le souffle du diable, dans ses veines, gommait toute frontière entre rêve et réalité. L'horloge du living-room sonna onze coups.

« Je peux me dégager... Je peux me dégager... répéta-t-il dans un souffle. Je l'ai déjà fait... Je peux le refaire... »

Il essaya de se libérer. En vain. Dans la cuisine, madame Taipi avait cessé d'aiguiser sa lame. Après avoir placé la bassine devant le corps à genoux de son prisonnier, elle cajola le visage juvénile d'une main pleine de cicatrices.

« Le sous-sol... reprit Josh. La fenêtre... S'échapper... La rue... L'hôpital... »

— Oh, mon petit. Le poison te fait voir des tas de choses, j'imagine. »

Elle lui caressa doucement les cheveux, après quoi elle les aggripa d'une poigne ferme.

« Mais avant de te dire au-revoir, je veux que tu saches que, de tous, tu as toujours été mon préféré. »

Le fil du couperet glissa sur la gorge de Josh. La bassine se remplit de sang. Au-dehors, le ciel se faisait particulièrement sombre et triste, même pour un matin de fin décembre. Un vent soutenu soufflait dans la rue et faisait s'envoler les rares détritus échappés des poubelles du voisinage. Mais pas de neige à l'horizon : cette année, il faudrait faire le deuil d'un Noël blanc.

Tic.

Tac.

Tic.

Tac.

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