Chapitre 2
Le claquement de mes bottes sur le bitume résonne dans la nuit, étouffé par les murmures lointains de la ville. Je m'enfonce dans les ruelles labyrinthiques, mon couteau désormais rangé dans la doublure de ma veste. Mes mains tremblent encore, mais pas à cause du froid. Yuri.
Sa voix résonne dans mon esprit comme une menace qui refuse de s'estomper. « Tu restes dans mes affaires, je vais finir par m'occuper de toi. » Ce ne sont pas des paroles en l'air. Ce type n'a pas besoin de me connaître pour me b riser. Ça se lit dans ses yeux, dans ses gestes calculés.
Je peste intérieurement. Pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur lui ce soir ? Qu'il interfère, qu'il se dresse sur mon chemin comme un avertissement du destin. S'il croit que je vais reculer, il se trompe. Cette nuit ne change rien. Gabriel Moretti reste ma cible, et rien ne m'en détournera.
Une lumière blafarde filtre depuis une fenêtre fissurée d'un immeuble abandonné. C'est là que je me réfugie, le temps de reprendre mon souffle. L'intérieur est aussi misérable que l'extérieur : sol jonché de détritus, murs dévorés par l'humidité. Je m'affale contre un mur décrépi, la tête basculée en arrière, tentant de calmer les battements frénétiques de mon cœur.
Mes doigts glissent sur la coupure dans ma paume, et une grimace m'échappe. Une douleur nécessaire. Rien comparé à ce qui m'attend. Mais malgré moi, ce sont les yeux de Yuri qui reviennent me hanter. Noirs, insondables. Trop lucides.
— Merde, soufflé-je entre mes dents.
Je n'aime pas cette sensation. Celle d'être démasquée, analysée par quelqu'un qui n'aurait pas dû me remarquer. Je suis restée dans l'ombre pendant des mois. Invisible. Précise. Alors pourquoi Yuri m'a-t-il repérée si facilement ? Et surtout, pourquoi m'a-t-il laissée partir ?
Je sors un carnet de ma poche, couvert d'annotations griffonnées à la hâte. Des schémas, des adresses, des noms entourés avec rage. Gabriel Moretti. Chaque détail que j'ai récolté sur lui est inscrit ici. Il n'y a pas de place pour l'erreur. Je ne peux pas échouer. Pas après avoir tout sacrifié.
Je relève la tête en entendant des pas étouffés dans le bâtiment. Mon instinct s'aiguise aussitôt. J'attrape le couteau caché dans ma veste et me redresse lentement, silencieuse. Une ombre apparaît dans l'encadrement de la porte.
— T'as pas écouté mon conseil, dit une voix familière.
Le souffle me manque. Yuri.
Il est là, debout, détendu comme s'il venait de se promener. Sa silhouette massive s'encadre dans la faible lumière du dehors, et je distingue ce rictus ironique qui lui est propre.
— Qu'est-ce que tu veux ? je lâche, mon couteau fermement tenu.
— Je pourrais te poser la même question, répond-il en s'avançant dans la pièce.
Sa voix grave résonne contre les murs décrépits. Il m'énerve. Sa nonchalance, son arrogance. Il croit avoir le dessus, comme tous les autres. Sauf que je ne suis pas comme les autres.
— Je t'ai dit de rester loin de mes affaires, continue-t-il, son regard plongeant dans le mien. Mais tu t'obstines.
— Tes affaires ? Je ricane, froide. — Ce n'est pas toi qui contrôle cette ville, Yuri. Si tu crois que je vais dégager parce que tu l'as décidé...
Je me stoppe net. Il est maintenant à quelques mètres de moi, et je réalise trop tard que j'aurais dû garder mes distances. Yuri a cette manière de s'imposer, de remplir tout l'espace autour de lui. Un prédateur dans une pièce où je ne suis qu'une proie.
— T'as du cran, je te le reconnais, murmure-t-il. Mais tu joues à un jeu dangereux. Et tu perdras.
— Je n'ai plus rien à perdre, rétorqué-je du tac au tac.
Cette phrase le fait tiquer. Ses yeux noirs s'assombrissent, et pendant une fraction de seconde, je crois voir une fissure dans son masque. Mais il la masque aussitôt d'un sourire sans chaleur.
— C'est ce que disent tous ceux qui sont déjà morts, lâche-t-il.
Je reste droite, le couteau toujours en main, mais il ne s'en soucie même pas. Il me tourne presque le dos pour observer la pièce, comme s'il cherchait à comprendre ce que je fais ici. Pourquoi je suis prête à risquer ma vie.
— Moretti t'a pris quoi ?
Je ne réponds pas. Le simple fait qu'il prononce ce nom me donne envie de hurler. Yuri se retourne lentement vers moi, ses yeux me transperçant de part en part.
— C'est lui, hein ? C'est pour ça que tu traînes seule dans des ruelles, avec un couteau et des idées suicidaires.
— Ça ne te regarde pas.
Je serre les dents, mais ma voix tremble légèrement. Je déteste ça. Je déteste qu'il voie ce que j'essaie de cacher.
Il s'avance encore, mais cette fois, son expression change. Ce n'est plus seulement de l'amusement ou de la provocation. C'est autre chose.
— Si tu comptes t'attaquer à Moretti, tu vas avoir besoin de plus qu'un couteau et une haine mal dirigée.
Je fronce les sourcils, méfiante.
— Pourquoi tu t'en soucies ?
Yuri ne répond pas tout de suite. Il me dévisage un long moment, puis son sourire revient, léger et froid.
— Je ne m'en soucie pas. Mais je déteste les fins prévisibles.
Il fait demi-tour, prêt à quitter la pièce. Avant de franchir la porte, il se retourne une dernière fois.
— Si t'es encore en vie demain, trouve-moi. On verra si t'as les tripes de t'en sortir.
Puis il disparaît, me laissant seule avec mes pensées.
Je reste plantée là, le souffle court, mes doigts crispés sur mon couteau. Ce type est un problème. Un problème que je n'ai pas le luxe d'ignorer.
Yuri a raison sur une chose : seule, je n'y arriverai pas.
Mais m'allier à quelqu'un comme lui ?
Ce serait signer un pacte avec le diable.
Et pourtant...
Je replie mon carnet, le glisse dans ma veste, et quitte le bâtiment à mon tour.
Si je veux que Moretti tombe, je devrais peut-être apprendre à danser avec les monstres.

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