Offrande faisandée
J’arrivai à notre rendez-vous à 22h précise, évidemment. Comment prouver sa valeur à un Grand Ancien si on est incapable d’être ponctuel ? Elliot et Silas avaient manifestement décidé d’explorer une autre voie parce que je trouvais notre lieu de rassemblement vide à mon arrivée.
Dix minutes, qui me parurent des heures, plus tard, ils arrivèrent ensemble dans la fourgonnette de boucher de Silas.
Je croisai les bras et les fusillai du regard.
– Bon dieu les gars, tâchez au moins d’être à l’heure ! Tout s’est bien passé avec la petite Lucienne ?
– C’est à dire qu’une adaptation a été nécessaire, dit Elliot.
– Une adaptation ? Comment ça ?
– La petite Lucienne n’était pas chez sa grand-mère comme prévu.
– Mais t’inquiète pas, on a su faire preuve d’initiative ! précisa fièrement Silas en bombant le torse.
Je levai les mains, les paumes tournées vers le ciel. D’initiative comment ?
– On a pris la grand-mère à la place. m’informa Silas.
– Quoi ? Mais enfin, on avait besoin d’une vierge ! Permettez-moi d’émettre certains doutes quant à la virginité d’une femme de 71 ans qui a 6 enfants et 14 petits enfants ! m’exclamai-je.
– Je sais bien Victor mais on a pensé que c’était mieux que rien. Quand y a plus de foie gras, un bon pâté peut faire l’affaire.
Je soupirai longuement.
– Misère de misère… Bon j’espère que ça fonctionnera quand même. Silas, tu as fabriqué les tenues comme je te l’avais demandé ?
– Bien sûr, je les ai terminées hier soir à l’atelier.
Il ouvrit un grand sac de toile et en sortit 3 grandes tuniques noires à capuche. Je passai la mienne par-dessus mes vêtements et constatai qu’elle était beaucoup trop grande. Même en tendant les bras, les manches pendouillaient mollement de 30 bons centimètres.
J’agitai mes mains et le surplus de tissus vides devant le visage de Silas en le fixant d’un air interrogateur.
– Tu avais dit « ample ».
Mais enfin ce n’est pas ample, c’est beaucoup trop grand ! Comment est-ce que je suis sensé manipuler un texte avec autant de tissus inutile au bout des mains ?
– Tu n’as qu’à les retrousser, conseilla Elliot.
Je ne tournai même pas la tête vers lui et poussai un long soupir. Bon, passons à la suite.
Je me dirigeai vers l'arrière de la camionnette pendant que mes 2 comparses enfilaient leur tenue cérémonielle. J’ouvris la double porte du véhicule et vis la vieille dame ficelée comme un gigot avec un sac sur la tête.
– Bonjour Madame, me surpris-je à dire.
Manifestement les projets définitifs que nous avions pour la pauvre femme n’empêchait pas un minimum de politesse. Je la pris dans mes bras et l’amenai vers l’entrée de la grotte. Elle n’était pas récalcitrante et se laissa transporter sans faire d’histoire.
– Vous ne l’avez quand même pas droguée ou violentée ? demandais-je.
J’ai l’impression qu’elle avait un peu abusé du porto, m’informa Silas.
Oui, il en restait à peine un verre chacun dans la bouteille quand on a eu fini de la charger dans le véhicule, ajouta Elliot.
Silas lui donna un discret coup de coude dans les côtes.
Nous nous faufilâmes alors dans l’interstice rocheux qui menait à notre grotte secrète. Elliot, d’une belle corpulence et fort comme un bœuf, se chargea de notre fardeau le plus imposant en portant notre invitée. Silas emporta un sac contenant les bougies nécessaires à notre rituel. Quant à moi, je menai la marche en tenant une lanterne à huile à bout de bras et en levant les pans de ma tunique pour éviter de marcher dessus.
Après quelques dizaines de mètres, le boyau rocheux déboucha sur la grotte où la cérémonie devait avoir lieu. L’endroit était circulaire, environ 20 mètres de diamètre et bas de plafond. D’un côté, pas tout-à-fait au centre, était creusé un bassin naturel rempli d’une eau croupie qui donnait à l’atmosphère une épouvantable odeur de chien mouillé.
Silas disposa les bougies en cercles sur tout le pourtour et je m’affairai à les allumer pendant qu’Elliot détricotait difficilement les liens de notre victime. A chaque coup d’œil que je lui jetai, il se retrouvait un peu plus emberlificoté dans le cordage si bien que je me mis à craindre qu’il se retrouve bientôt lui-même ligoté et bâillonné.
Les flammes des bougies se mirent à danser, projetant nos ombres inquiétantes sur les parois de calcaire. Une autre odeur se mélangea à celle de chien mouillé. Une odeur… de rose ?
Je me tournai vers Silas, l’interrogeant du regard après avoir relevé la capuche qui tombait sur mon front et me cachait les yeux.
– Il n’y avait plus de bougie sans odeur en grand format. Je sais bien que ce n’est pas vraiment l’ambiance recherchée mais…
Je levai la main pour lui imposer le silence.
Je conviai mes partenaires à se tenir à mes côtés et ouvrit le précieux ouvrage. Il s’agissait d’un exemplaire rare d’une version traduite du “Unaussprechlichten kulten” de l’allemand Von Junzt. Il contenait les descriptions précises de rituels interdits permettant d’invoquer certaines entités cosmiques voire des divinités extérieures.
Je commençai la lecture du texte maudit dans un r’lyehen approximatif.
– Ngah’ghaa ! Nyarlathotep ygnaiih ! H’ee llll r’luh ! (“Nyarlathotep s’élève ! Nous t’appelons depuis le néant !”)
Après avoir lu l’incantation en entier, rien ne se passa. Nous échangèrent des regards inquiets dans une odeur de rose pourrie. Après un moment, l’eau du bassin se mit à frémir doucement, puis plus intensément. Une lueur verdâtre apparût et des bulles commencèrent à éclater à la surface. La lumière se fit de plus en plus intense et brusquement, un tentacule jaillit à la verticale avant de retomber sur le sol avec un bruit de succion, comme si on avait laissé tomber une éponge gorgée d’eau. Il tâtonna d’un côté, puis de l’autre. Il semblait chercher sa victime.
Plusieurs secondes gênantes passèrent avant que du regard, je sommai Silas d’aider notre monstrueuse invocation à trouver son offrande. Il me lança un regard implorant.
– Allez ! lui ordonnai-je.
Hésitant, Silas s’avança et entreprit d’utiliser ses mains pour guider l’appendice dans la la bonne direction. Je l’entendit marmonner “Permettez à votre humble serviteur de vous guider, ho messager des Dieux extérieurs.” Quand il partait trop à droite ou à gauche, Silas le ramenait sur le bon chemin, comme on le ferait avec un bébé trop aventureux.
La procédure dura un temps infini. Je tentai de me rassurer en imaginant que le temps pouvait s’écouler différemment en présence d’une entité cosmique mais je dû me rendre à l’évidence que la nature gênante de la manœuvre y était pour beaucoup.
Une fois le tentacule arrivé à bon port, il commença à s’enlacer autour d’une jambe de la vieille dame. Il remonta jusqu’à la tête et explora chaque partie de son corps en passant régulièrement sous ses vêtements. Alors que nous nous attendions à ce qu’il emporte son offrande avec lui dans le puit, le tentacule sembla s’en désintéresser et se dirigea vers moi. Il se redressa à la verticale jusqu’à atteindre la hauteur de mon visage. J’étais à la fois tétanisé et extatique de me trouver si proche d’un être aussi puissant qu’ancien. Une petite partie de l’extrémité de l’appendice se plia à 90 degrés comme pour me pointer du doigt, se retourna et pointa la vieille dame. Il revint sur moi et me gifla avant de se rétracter et de retourner dans le puit d’où il était sorti.
La lumière verte disparut progressivement et le bouillonnement de l’eau cessa. Silas et Elliot me fixaient du regard sans dire un mot. Un silence pesant régnait dans la caverne quand la vieille se mit à ronfler lourdement.
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