11. La pêche au passé

8 minutes de lecture

Eliaz


Alors que j’ai l’impression que je viens à peine de me coucher, je sens la main de mon père se poser sur mon épaule et me secouer gentiment.

— Mmm, P’pa. Pas déjà ? Il est quoi ? Minuit ?

— Il est six heures, et je crois t’avoir suffisamment laissé dormir, mon garçon. Allez, debout !

Franchement, si ce n’était pas pour aller faire du bateau, je resterais au lit. Se lever si tôt que ça un dimanche, il faut vraiment être fou. Et mon père fait ça tous les jours, lui. Je m’habille rapidement, prends un café avec du bon pain fait maison, et finalement, nous descendons à pied vers le petit port où le bateau de pêche est amarré. J’ai réussi à être efficace et au moment où mon père lance le moteur, le soleil est en train de se lever. Le spectacle est magnifique et je reste immobile, à l’avant du bateau pour l’admirer. Les couleurs du ciel marient l’orange au rose et au bleu, l’air est pur et j’ai l’impression de me remettre à respirer, après une longue période d’apnée.

Depuis que je suis tout petit, P’pa m’emmène avec lui lors de ses expéditions de pêche. Enfin, lui va pêcher toute la semaine et le weekend, il fait semblant pour s’adapter à mes envies et mes capacités. Lorsque le soleil commence à monter dans le ciel et à se faire plus présent, je me retourne et admire mon père, droit comme un “I”, robustement installé à la barre du bateau. Il a tout du marin typique, de la casquette au maillot rayé. Il ne lui manque que la pipe mais il n’a jamais fumé. Il est concentré sur les manœuvres et je sais qu’il ne faut pas que je le dérange quand il fait ça. Je n’ai pas envie qu’on se prenne un rocher, alors je m’occupe en préparant les filets que l’on va jeter en mer. C’est fou comme les gestes me reviennent vite.

Lorsque nous arrivons en pleine mer, la houle est plus forte et il me faut quelques minutes pour m’adapter à nouveau à ces mouvements perpétuels qui peuvent rendre malades les non-initiés, ce qui n’est pas mon cas. Le truc, c’est qu’il faut regarder l’horizon et ne pas se soucier des mouvements incessants. Le cerveau humain est une merveille et parfois, de simples petites astuces permettent de passer outre ses mises en garde.

Mon père arrête le moteur et, toujours sans un mot, vient se positionner à mes côtés. Il me fait un signe de tête pour me signaler qu’il est l’heure d’envoyer les filets à la mer, ce que je fais avec son aide. Depuis ce matin, nous avons échangé une dizaine de phrases et, dans d’autres familles, dans d’autres circonstances, on pourrait croire que nous avons une relation très froide, mais ce serait oublier des réalités majeures de notre existence. Tous les deux, nous sommes bretons et taiseux, le silence nous agrée mieux que les discours sans but ni sens. Et ce qui ne passe pas par les mots passe par les gestes, les regards, les attentions. Jamais comme dans ce bateau je n’ai l’impression de me rapprocher de qui est réellement mon père.

— C’est magique, ici, finis-je par dire alors qu’il s’est assis à mes côtés et que son regard se perd à l’horizon.

— C’est la magie de la mer. Qu’elle soit calme ou déchaînée, il n’y a pas de plus beau spectacle.

Le silence s’installe à nouveau mais cela se passe sans aucune gêne. Aussi, je suis surpris quand c’est mon père qui le brise à nouveau.

— Alors, avec Nina, il s’est passé quoi ?

Là, j’avoue que je panique. J’imagine déjà la voisine avoir raconté comment j’ai essayé de la violer, comment j’ai eu des gestes déplacés, et je me demande comment mon propre père va me juger.

— Rien, pourquoi ? tenté-je avant d’être rassuré par la grimace déçue qu’il fait.

Je crois en fait qu’il s’inquiète de ne pas me voir concrétiser quoi que ce soit avec ne serait-ce qu’une femme.

— Pour savoir, Fils. Elle est curieuse, mais gentille et plutôt jolie, non ?

— Oui, elle est jolie, c’est sûr, mais je ne crois pas qu’un petit jeune comme moi, ça l’intéresse vraiment. Tu sais bien que les femmes et moi, c’est compliqué.

— Hum… Je ne comprends pas comment ça peut l’être. Tu es beau garçon, intelligent… Les parisiennes doivent être bien bêtes !

— Je ne parle pas à beaucoup de parisiennes, tu sais. La seule femme avec qui j’échange vraiment, et souvent, c’est pour s’engueuler, c’est ma collègue, Adèle. Je crois que je suis trop grand, ou alors trop maladroit pour intéresser quelqu’un.

— Non, je crois que tu manques surtout beaucoup trop de confiance en toi. Je me demande ce que j’ai foiré pour que ça arrive, soupire-t-il en pressant mon épaule. Tu es quelqu’un de bien, Eliaz, tu devrais arrêter de te planquer. Et tu me ressembles beaucoup. Ce qui veut dire que tu plais forcément aux femmes.

— Je crois que toi comme moi, nous sommes les hommes d’une seule femme, P’pa. On vit un amour fou et insensé, et quand il s’arrête, on est perdus et on ne sait plus où aller. Le monde redevient gris et plus rien ne peut y apporter un peu de couleur.

— Tu es trop jeune pour avoir ce genre de réflexions. Elle n’était pas cette femme, Eliaz, pas à votre âge… Il est temps de passer à autre chose, de trouver la bonne.

— Comment tu peux dire ça ? Marie et moi, c’était le grand amour. Quand elle m’a quitté, j’ai vraiment eu l’impression que mon monde s’effondrait.

— C’est simple, Fils. Si elle est partie, c’est qu’elle ne te méritait pas. Donc que ce n’était pas la bonne. Tu t’es accroché à la première, Eliaz, mais la première n’est pas toujours la seule. Tu es un cœur tendre sous cette grande carcasse, mais il est temps de tourner la page. Elle l’a fait, elle… Marie… Elle s’est mariée il y a quelques semaines, tu sais ?

Ouch. Non, je ne le savais pas. Je crois qu’au fond de moi, j’espérais encore qu’un jour, elle se rende compte de son erreur, que je ne suis pas si laid que ça, que je ne suis pas si con que ça, et qu’elle finisse par réaliser que je suis l’homme de sa vie. Mais non, elle en a épousé un autre et ça, ça me fait mal. Cela fait neuf ans que nous sommes séparés et la douleur est toujours aussi présente. Là, je viens de recevoir un coup de couteau. Heureusement que mon père est comme il est. Il attend patiemment que je reprenne le dessus, sans s’impatienter. Il connaît le rythme de la Nature et des Hommes et sait que ça ne sert à rien de me brusquer.

— Non, je ne savais pas. Je pense qu’elle ne m’a jamais aimé comme j’ai pu le faire de mon côté, avoué-je finalement. Et que tous les reproches qu’elle m’a faits sont restés gravés en moi depuis toutes ces années. Je… c’est un choc, cette annonce.

— C’est peut-être celui qu’il te fallait pour enfin tourner la page et penser à l’avenir plutôt que de vivre dans le passé.

— Tu sais, avec Nina, j’ai tenté le coup, hier, dis-je doucement sans oser le regarder. Et elle aussi m’a repoussé. Je crois que je ne suis juste pas fait pour avoir une relation. Il doit vraiment y avoir quelque chose qui cloche chez moi. Je sais que tu es mon père et que tu ne vas pas être d’accord, mais quand même…

— Tu as tenté le coup ? Mais… tu la connais à peine, Eliaz, rit-il, normal qu’elle t’ait repoussé, enfin !

— Elle avait l’air intéressée et donc j’ai juste posé mes mains sur elle, mais vu sa réaction, je me suis vite arrêté. Comment faire pour draguer sans être taxé de harcèlement ? Je ne sais pas si tu connais, mais maintenant, il y a le mouvement #metoo. Ce n’est pas facile pour moi de savoir comment faire avec les femmes…

— Eh bien, en voilà une bonne question. J’imagine que tu peux éviter de poser tes grandes paluches sur une femme que tu connais depuis quelques minutes, déjà, sourit-il. Pour le reste… évite de la regarder comme un morceau de viande, de loucher sur son décolleté toutes les dix secondes, intéresse-toi vraiment à elle et si elle te dit non, passe à autre chose. Pas plus compliqué. Ah, et évite de la siffler dans la rue aussi, je crois que ça me paraît évident, ça l’était déjà à mon époque, donc…

J’éclate de rire en écoutant ses conseils. Je me demande d’ailleurs s’il se les applique à lui-même ou s’il reste toujours fidèle à ma mère malgré sa disparition. N’ayant pas envie de faire une séance de psychologie, je dévie la conversation sur ses souvenirs d’époque et nous passons le reste de la matinée entre périodes de silence apaisantes et échanges courts mais affectueux.

Bientôt, il est l’heure de rentrer et nous commençons la longue procédure pour ramener tous les filets et récupérer les poissons que mon père ira vendre au marché ou aux restaurants avec qui il a l’habitude de travailler. Le travail est physique mais il permet justement de se concentrer sur une tâche qui est loin de tout ce que je peux avoir en tête quand je pense à mes relations avec les femmes. J’adore ces moments où on peut tout oublier.

Après l’avoir aidé à ramener le bateau au port, je retourne à notre maison où Nolwenn s’est mise à la cuisine en nous attendant.

— Eh bien, je crois qu’on va revenir plus souvent ici, si tu te mets à cuisiner ! Je pensais qu’il n’y avait que moi qui savais utiliser la cuisinière. Ça sent bon, tu nous as préparé quoi ?

— Dis-donc, je te rappelle que je fais les crêpes à l’appart’ ! J’ai fait de la cotriade, avec ce que j’avais sous la main. Quitte à manger du poisson, autant qu’il soit frais et d’ici !

— Parfait, on va se régaler !

P’pa, comme d’habitude, ne fait aucune remarque mais hoche la tête, satisfait de ce qu’il voit. Il s’installe le premier à table et nous suivons son exemple afin de nous régaler du repas préparé par Nolwenn. Je me sens bien, je me sens libre et la discussion que j’ai eue avec mon père, longue selon ses standards, m’a fait un bien fou. Je crois que le fait de savoir que Marie m’a définitivement oublié me permet de tirer un trait sur cette histoire. Je reste persuadé que c’était l’histoire de ma vie, mais bon, la route est encore longue et elle sera peut-être peuplée d’agréables surprises ?

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