Chapitre 0 Le début de la fin

3 minutes de lecture

Libération du camp de concentration de Dachau, 30 avril 1945


 Éviscéré par le désespoir, je débarquais aux portes de l’enfer cinquante-quatre ans avant ma naissance, à cause de ce putain de journal intime légué par mon arrière-grand-père. Les remparts de barbelés, surplombés de miradors, s’étalaient à perte de vue. Autour de moi, les soldats américains, aux yeux égarés, transportaient les survivants sur des brancards sans décrocher un mot. Les râles étouffés des agonisants bourdonnaient dans mes oreilles. Mes compagnons de galère, pétrifiés, au visage marqué par la fatigue, m’observaient avec compassion.

 Je ne les voyais pas, ne les entendais pas. Tel un automate, je marchais sans m’arrêter. Rien à foutre de leur pitié. Rien à foutre de cette scène d’apocalypse. Rien à foutre des cadavres que j’enjambais. Seules mes souffrances comptaient. Ou plutôt, celles de la femme que je tenais dans mes bras. Son crâne rasé, son corps squelettique couvert de blessures et sa peau livide la rendaient méconnaissable. Tant d’épreuves endurées, de semaines à sillonner les routes dans l’unique but de la retrouver. Pour que dalle. Je me ramenais trop tard, son décès remontait à une poignée d’heures. Ce constat insoutenable me filait la gerbe. Elle payait le prix de ma lenteur et, surtout, des mensonges de mon cher grand Papy. Pourquoi la laisser s’éteindre puisqu’il pouvait la sauver ? Au diable son bouquin de malheur, ses secrets et sa maudite lettre codée ! Et lui aussi, par la même occasion !

 Ma procession funèbre déboucha sur une allée, où les baraquements en bois infestés de moisissures masquaient la lumière du jour. Dans la gadoue, des dizaines de rats grattaient les fringues des dépouilles humaines en quête de déchet ou de viande à se mettre sous la dent. En plus de ce spectacle répugnant, les relents d’urine, d’excréments, de chair en décomposition me déglinguaient l’estomac.

 J’imaginais ma moitié, enfermée dans l’un de ces clapiers immondes, recroquevillée sur une paillasse en lambeaux. Lequel de ces taudis lui avait-il servi d’ultime demeure ? Quelles horreurs avait-elle subies ? Vu son apparence, sans doute la famine, l’épuisement, la violence, l’avilissement. Voire des expériences « scientifiques » ? Ces sombres pensées me tordaient les tripes. J’aurais tout donné pour re voyager dans le temps et prendre sa place.

 À la fin de mon chemin de croix, je franchis le seuil du réfectoire. Le silence écrasant me tomba dessus dès que le battant se referma derrière moi. Un futur hôpital de campagne remplaçait les tables et les bancs, agglutinés contre les murs. Mes godasses boueuses collaient aux lattes défoncées du parquet entre lesquelles les sifflements du vent s’insinuaient.

 Les doigts tremblants, j’allongeai délicatement mon amour sur l’un des lits de camp, la drapai d’une couverture, caressai sa joue creusée, embrassai son front glacial. Une dernière fois. Ici, elle reposerait à l’abri des regards. Du moins, je le croyais… avant d’apercevoir au bout de la pièce un type en uniforme GI[1] coiffé d’un casque.

 Quand il sortit de l’ombre, mes pupilles s’écarquillèrent. Lui ? Que fichait-il là, avec ce flingue à la main ? Et cette haine gelée au fond de ses iris. S’adressait-elle à moi ? Non, impossible. Nous avions presque tout traversé ensemble. Des moments difficiles, des franches rigolades, des instants de bonheur et de complicité.

 Sans se presser, il traîna de la savate jusqu’à moi. Puis, d’un geste lent, les traits déterminés, il braqua son canon dans ma direction. Mes muscles se paralysèrent. Qu’est-ce qui lui arrivait, tout à coup ?

 — À... à quoi tu joues ? balbutiai-je. T’es malade ou quoi ? Baisse ton arme !

 — Tu me dégoûtes, Augustin !

 Au lieu de rengainer, il visa ma poitrine. Je n’en revenais pas. Cet enfoiré s’apprêtait à me trahir ! Pire, à m’abattre sans explication. Que me reprochait-il pour me haïr à ce point ? Oh, et puis merde. À quoi bon essayer de le raisonner ? J’avais déjà tout perdu, alors autant en finir maintenant. De toute façon, je ne ressentais rien. Ni peur ni soif de vengeance. Juste l’envie de crever.

 La détonation du tir me déchira les tympans. Soufflé par l’impact de la balle, je me vautrai devant cette ordure, dans la poussière du plancher. Mon destin était donc tracé depuis le début, j’allais mourir pour la seconde fois de ma vie.



[1] GI : surnom donné aux soldats américains.

Annotations

Vous aimez lire ThomasRollinni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0