Le Théâtre du Silence

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Chapitre IX

Le Théâtre

du

Silence

Pendant que la jeune femme précédait Simon dans la descente de cet escalier qui pêchait par son manque de discrétion, ce dernier ne put s’empêcher d’admirer, d’apprécier avec quelle sensualité animale Maria déplaçait son corps dans ce difficile exercice. On aurait dit qu’un instinct de félin donnait à chacun de ses mouvements l’esthétique précision du prédateur en situation de chasse. Une discipline du corps, innée et pourtant terriblement érotique. Cette dernière considération commençait à ne plus placer Simon en porte-à-faux avec le poids encombrant de sa morale. Il en ressentit une grande satisfaction jusqu’à ce que la concupiscence de son regard ne fût visible tout d’abord d’Auguste puis de quelques habitants de Machecoul réunis au coin du bar imposant, instinctivement attirés par la venue de l’étranger. Alors, tout aussi instinctivement, il réprima ce sensuel appétit, conditionné à nouveaux par la convenance et victime de la sourde culpabilité que cela impliquait. Il salua les hommes par un bref salut de la tête, à son sens trop guindé et donc forcé, pour rejoindre la place qui dorénavant serait la sienne dans la grande salle de l’auberge.

Le Metge, à sa grande satisfaction, n’était pas là. Cette satisfaction n’était que le résultat de la crainte qu’il nourrissait pour ce personnage. Il lui donnait des pouvoirs qu’il n’avait aucunement pu vérifier, mais son imagination extrêmement féconde, appliquée aux multiples raccourcis raisonnables qu’il avait acquis et consolidé à l’université, rendaient dangereusement tangibles ses constructions intérieures. Son orgueil en concevait une blessure, mais il avait décidé, sans en avoir réellement l’intention, chose étrange dans sa psyché, où la maîtrise des choses, des évènements et surtout des rapports sociaux, prévalaient jusqu’à présent sur tout, de laisser la vie suivre son cours. Maria, de toute façon, conditionnait sa posture présente et il en retirait un étrange sentiment de paix et de détachement. Une raison de plus, se dit-il pour entretenir sa passion naissante. Une passion, néanmoins, qu’il ne voulait pas alimenter en vain. Impulsif en amour, il ne se sentait pas intimement capable de réprimer ce défaut. C’est pourquoi il avait décidé, une fois de plus, sans rien avoir élaboré à l’avance, de s’en assurer par le sens natif qu’il possédait pour décrypter le langage non-verbal et la profondeur complexe d’un regard.

Il fit le vide en lui, tentant de laisser les sons, les images venir à lui sans passer par le prisme d’un jugement quelconque, comme la plaque argentique des photographes ou le cylindre recouvert d’étain utilisé pour les enregistrements de voix. Il se conditionnait pour être une sorte de traducteur universel des émotions. Il appréciait ces rares moments où l’enjeu lui donnait la motivation nécessaire pour atteindre cet état de préscience dans lequel son être profond donnait ce qu’il considérait comme le meilleur de lui-même.

Maria s’afférait dans la cuisine, elle chantait à voix basse en occitan une comptine populaire, sa voix était claire et douce, pourtant elle diffusait une puissance à peine perceptible mais totalement ressentie par l’hyper-sensible qu’était Simon. La coexistence de cette force remarquable avec cette douceur qui pouvait se rapprocher de la fragilité que l’on associait, dans les présupposés culturels de l’époque, avec l’image de la femme, restait un mystère pour lui, mais un mystère qui rendait plus intense l’attirance qu’il éprouvait pour elle. Puis, la mélodie cessa, elle apparut dans la grande salle les bras chargés d’une grande assiette fumante, le visage rayonnant d’une fierté toute domestique. Simon ne la vit pas dans l’instant, ses paupières étaient demeurées closes, tout à son oubli volontaire. Le bruit discret de ses pas l’avait rappelé au monde, par reflexe, comme s’il était déjà conditionné à reconnaitre tout ce que pouvait produire l’être aimé. Leur regard se croisèrent simultanément et il put plonger dans ses prunelles sombres, laisser le courant de ses émotions s’imprégner de l’indicible de cette âme. Elle baissa les yeux mais les releva aussitôt, non par défi ni par orgueil, juste parce qu’elle était ainsi : fière et libre.

Elle semblait comprendre par une sagesse ancestrale mais aussi par ce sens, particulier à certaines femmes, qui les affranchies de tous les questionnements quand il s’agit du désir des hommes, de l’intention de Simon. Il était clair néanmoins qu’elle n’était pas insensible au charme du jeune homme. Elle avait su décoder les gaucheries et les dérobades de celui-ci, sa profondeur d’esprit et sa générosité apparente ne s’étaient pas privés de le lui renvoyer, par son regard justement. Elle savait pertinemment que ses échanges avec lui se concevaient sur deux niveaux. Le premier formel, une formalité qui rendait possible le second : l’expression d’une attirance à la fois charnel et spirituelle qui aurait flirté avec le comble de l’inconvenance…pour Simon, uniquement. C’était l’avantage qu’elle possédait sur lui mais elle ne voulut pas en user. Elle décida de répondre à sa muette requête par une communication tout aussi silencieuse, à sa manière, avec beaucoup de nuances, pour que personne d’autre que lui ne puisse décrypter son message. Pas trop vite cependant…

Simon ne l’avait pas quittée des yeux, attentif aux moindres de ses mouvements, entièrement consacré à ce langage étranger à la théorie, que seules les zones les plus reculées de la psyché sont à même de traduire. Encore faut-il que celles-ci ne soient pas plongées dans un sommeil définitif, dans l’oubli des fulgurances de l’enfance. Elle s’approchait de lui, le port gracieux et altier, sa démarche imperceptiblement modulée par la décision prise concernant la volonté implicite de Simon. Le géologue, en dépit de son expertise en la matière, n’avait encore décelé aucun signe probant. Elle jouait avec lui. C’était sûr…

— Voilà une omelette aux herbes Monsieur Simon dit-elle, tournant résolument son visage vers lui pour donner plus clairement matière à interprétation et aussi pour lui faire sentir son haleine chargée de réponses.

— Je les ai cueillies tantôt, pour vous…

— Je vous en suis très reconnaissant Maria. Cela me touche… Il se dit que sa dernière phrase le mettait en situation de demandeur. Et puis pourquoi pas ? L’attention de la jeune femme méritait bien une attention en retour. Une occasion d’observer sa réaction en tout cas.

Tous ses sens se tendirent vers elle, pourtant il se heurtait à une forteresse. Les indices déjà perçus n’avaient aucune valeur. C’était déjà ça, se dit-il, il n’était pas victime des ambitions passionnées des gens sans expérience. Il ne se laissait pas aller aux mirages, aux constructions factices des soupirants crédules. Il voulait un indice sûr. A bout de ressource, il se résout humblement à interroger Maria du regard, persuadé qu’elle saurait déchiffrer, elle, sa silencieuse demande.

Contre toute attente, elle se contenta d’un sourire plein d’énigmes et se dirigea vers son père qui, comme toujours, paraissait particulièrement intéressé par toutes leurs interactions. S’en suivit un court conciliabule, à voix basse, Auguste s’animant discrètement sans pour autant échapper à la vigilance de Simon. Le dialogue baissa en intensité, le père donnant l’impression de céder à sa fille, hochant de la tête comme quelqu’un qui se range à un argument unanime. Maria, cette fois-ci de manière audible, demanda à son père, comme pour entériner publiquement un accord dont le premier témoin serait, sans conteste possible, Simon : « Es que siás d'acòrdi, paire ? ».

Une fois de plus Auguste acquiesça de la tête. Puis Maria reprit : « va't lo demandar alara... ».

Les rudiments d’occitan que possédait Simon lui permirent de saisir l’attitude emprunte et hiératique d’Auguste lorsque celui-ci vint vers lui. Il avait quelque chose à lui demander, quelque chose qui l’obligeait à adopter un je-ne-sais-quoi d’officiel. Le jeune homme consolida sa posture, il se raidit quelque peu, envisageant tout et son contraire, domptant les chevaux de son imaginaire.

Les yeux d’Auguste diffusaient à la fois le respect du débiteur et un fatalisme douloureux, ils donnaient l’impression d’être là tout en étant projetés dans un futur incertain. Tout cela ne concourait pas à rassurer Simon. Une fois devant Simon, il toussota, le poing contre sa bouche, comme l’orateur avant de prendre la parole, regarda furtivement sa fille et d’une faible voix :

— Monsieur Simon, pardon, Monsieur d’Estac, j’ai une demande à vous faire…

— Appelez-moi Simon, Auguste, pas de manière entre nous, dit-il pour tranquilliser l’aubergiste, voyant que ce qu’il avait à dire lui coûtait fortement, rendant sa réponse plus congruente par un large sourire. Un sourire qui avait déjà fait ses preuves…

— Hum, voilà, il s’agit de Maria…

— Maria ? Oui, je vous écoute…

Il savait pertinemment qu’il serait question de Maria mais son évocation solennelle et directe fit augmenter son rythme cardiaque, c’était à lui, maintenant d’être troublé. Il jeta un bref regard vers la jeune femme, espérant trouver une manifestation réconfortante pour palier à cet état de nervosité qu’il n’avait encore jamais éprouvé vis-à-vis d’une femme. Celle-ci lui renvoya le sentiment d’une grande gratitude par anticipation. Devant son père il lui fallait jouer un rôle, un rôle qu’il avait toujours tenu jusqu’à son arrivée sur le causse, il feignit donc la froideur, l’impassibilité, mais à l’intérieur la tempête émotionnelle s’était réveillée. Il savait que Maria voyait à travers lui, pour elle il s’était déjà résolu à s’abandonner.

— Vous êtes un homme instruit Monsieur Simon, c’est rare par chez nous, l’école ça fait pas longtemps qu’on l’a et Maria…elle a plus l’âge, vous voyez…

— Que devrais-je voir, Monsieur Auguste ?

— Eh bien, comme vous semblez avoir le même, enfin, je veux dire l’âge et que Maria vous…vous…apprécie.

— C’est tout à fait réciproque ! Dit-il triomphalement, sans pour autant savoir à quoi s’en tenir.

— Eh bien, on s’est dit comme ça, avec ma fille que…

— Que ?

— Vous pourriez peut-être lui enseigner la lecture…elle en aura grand besoin si elle veut devenir guérisseuse. Sa mère avait tout dans la tête, mais maintenant le monde change si vite, vous comprenez ?

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