Chapitre 2 : Désir d'héritage

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ORANNE


Une fin lente, attendue, et pourtant tragique. Sera-t-il apte à faire son deuil ?

Régnait le silence de rigueur. Au milieu de la plaine aride, miroitant des nuances orangées, ils étaient une vingtaine à s’être conglomérés. Même l’intensité du vent ardent perturbait peu le déroulement de la cérémonie. Yeux rivés sur les sépultures de marbre, ils humaient le parfum des aunées disposées sur la pierre tombale. Des mines se chagrinèrent comme le recueillement s’étirait.

« Golhendi il Noyour, accueillie en 101 NE, éteinte en 157 NE. Générale inégalable et mère regrettée. »

Oranne Abdi baissa la tête, peu encline à l’orienter vers son partenaire. Je peine à formuler mes hommages. Ils seront incapables de l’aider, de toute manière. Sur cette pensée, elle demeura dans son mutisme, et s’abandonna à l’ambiance générale.

La jeune femme, tout juste sur sa vingtaine, possédait le teint basané et les iris émeraudes typiques de cette région de l’empire. Néanmoins contrastait-elle par son nez retroussé et ses nattes brunes, à défaut de se particulariser dans le groupe. Sa grêle silhouette s’effaçait dans sa longue robe blanche à manches noires, par-dessus laquelle pendait un médaillon cristallin. De bien modestes ornements pour une personne de son statut, qui d’ordinaire suffisaient à alimenter le désir de l’être aimé.

Mais son fiancé était trop occupé à pleurer sa génitrice.

Autrefois il rayonnait, désormais il s’affadissait sous sa propre ombre. Il demeurait à l’écart des autres : par isolement selon certains, par quête d’attention selon d’aucuns. Comment pourrait-il passer inaperçu ? Personne n’échappe à son héritage. Peu importait le jugement de tout un chacun, ils sentaient leurs nerfs se crisper rien qu’en lui coulant son regard. Tant sa cape écarlate que son pourpoint pourpre en velours témoignaient de son lignage. En revanche, ses longues tresses noires, tout comme sa musculature développée, s’opposaient à cette vision. Si sa barbe taillée traçait à merveille les contours de son menton, des traits lisses inscrits sur son visage ébène trahissaient son âge. Il est à peine majeur… Personne ne devrait être orphelin si jeune.

Un homme d’âge moyen, vêtu d’une tunique ambrée descendant aux chevilles, interpella l’isolé d’un geste de la main.

— Phedeas Teos, dit-il solennellement. Souhaitez-vous rendre un ultime hommage à votre mère ?

— Non, répondit le jeune homme. J’ai déjà formulé mes regrets. Mes désirs pour l’avenir… Et ce manque d’un passé si vite envolé.

— Très bien. Je vais dans ce cas conclure moi-même la cérémonie.

Il s’avança ce disant à un mètre de la pierre tombale. Il écarta les bras, orientant le gauche vers le ciel, et le droit vers la terre. Moi qui croyais qu’il s’agissait d’une croyance surannée... Elle possède donc encore des adeptes.

— Glorieux Incorporel, déclama-t-il. Un autre corps a abandonné les hauteurs pour s’enfoncer dans les profondeurs. Golhendi il Noyour, en tant que fervente fidèle, était consciente qu’elle obtiendrait votre bénédiction en s’éloignant de vous. Après tout, nous ne sommes qu’os et chair. Ainsi nous sommes nés, ainsi nous trépassons. Depuis votre firmament, vous la surveillerez, car même si elle n’est rien, elle est aimée.

La liberté de culte est fondamentale dans l’empire. Pour autant, j’ai aussi ma liberté de penser, et je n’aime pas cette croyance. Au moins est-elle inoffensive… Peut-être même trop.

Tous s’étaient recueillis et tous s’en furent. À l’exception notable de Phedeas, dont l’attention ne se dérobait guère de la tombe. Si bien qu’Oranne le rejoignit et le fixa continûment. Son teint se plomba, main tendue vers son fiancé, comme des larmes coulèrent sur ses joues.

— Je suis resté insensible toute la cérémonie durant, dit Phedeas. Je n’aurais pas dû. Cacher mes émotions ne me rend pas plus fort, au contraire.

— Tu es fort, mon amour, encouragea Oranne. Je n’ai jamais douté de toi.

Ils se perdirent dans l’instant et dans les yeux de l’autre. Oranne essuya les larmes de son fiancé de l’index, puis ses lèvres se fendirent d’un sourire. Elle aurait espéré qu’il le lui rendît, au lieu de quoi il fuya du regard, alors inclinés sur l’inextinguible souffrance du passé.

— Ma mère était une femme discrète, se souvint-il. Une générale redoutable, pour sûr, mais elle n’a jamais eu besoin d’être autoritaire pour être respectée de ses soldats. Ils croyaient en son charisme, la suivaient naturellement.

— C’est ce qu’on m’a raconté aussi, confirma Oranne. Voilà pourquoi tu devrais être fier d’elle.

— Et je le suis, même si je n’ai connu que sa facette plus pieuse et plus calme. Une certaine force restait cependant enfouie en elle. Inutile de me le cacher, tu n’appréciais pas beaucoup ses croyances, pas vrai ?

— Je l’admets. Selon moi, une croyance doit nous encourager à être empathiques et généreux, mais pas à nous effacer et se déconsidérer. Celle en l’Incorporel inculque ce genre de principes : puisque cette indescriptible entité, pas même une personne réelle, est supérieure, ses fidèles pensent qu’ils ne valent rien. Peu importe leur bonté. Peu importe leur courage.

— Une croyance des temps anciens, pour sûr. Elle était très locale, et a progressivement disparu de la région après son annexion par l’empire. Il reste pourtant quelques fidèles, transmettant ses valeurs de générations en générations. Ma chère tante Bennenike l’autorise sûrement parce qu’elle n’implique pas de mages.

Un soupir ponctua le discours de Phedeas. Ensuite de quoi il fit volte-face, prêt à s’engager sur le sentier de grès duquel il était venu. Tant de connaissances. Tant de passion. Un grand avenir l’attend. Il ne doit pas faillir : je m’en garantirai.

— Quoi qu’il en soit, reprit-il, je pense que ma mère ne s’est jamais remise de la mort de père. Moi non plus, d’ailleurs.

— C’est compréhensible…, compatit Oranne. J’ignore comment j’aurais supporté si mes parents étaient décédés… Au moins il te reste tes deux sœurs.

— À quoi bon ? Elles ne sont même pas venues aujourd’hui, préférant se recueillir hier, soi-disant car une cérémonie sur base de sa foi était indigne ! Elles ne réalisent pas combien nous sommes spéciaux… Toute notre jeunesse, on nous a fait croire que nous étions privilégiés, que nous n’avions rien à réclamer. C’est tout le contraire, justement.

Phedeas s’accrocha au soutien de sa fiancée, lui accordant ce faisant le plus profond des regards.

— Oranne…, interpella-t-il. Es-tu prête à me suivre peu importe où j’irai ?

— Sans aucune hésitation, affirma-t-elle.

— Suis-moi, alors. Nous serons plus confortables dans notre chambre pour discuter de notre avenir.

Oranne sentit ses muscles se détendre. Juste entre nous deux. Personne pour nous déranger. Personne pour douter de nos choix. Elle s’attendait alors à ce que Phedeas lui prît sa main. Or, même s’ils marchèrent côte à côte, ils rompirent le contact physique. Notre lien est plus puissant que cela. Lui-même le sait.

Une faible distance séparait le cimetière de leur demeure. Déjà leur palais les happa, haute structure presque incrustée contre un amoncellement rocheux, d’où les plinthes ressortaient. Par-dessus un sol bariolé de nuances rougeâtres et verdâtres, d’épais pans de murs d’albâtre s’érigeaient. Des gigantesques piliers en brique crue soutenaient une devanture courbe. Une basse partie centrale séparait les deux autres ailes, toutefois ne s’écrasait-elle point face à leur prestige, tant les voûtes se consolidaient avec les vitres losanges aux châssis de bronze.

Phedeas émit un autre soupir une fois qu’ils eurent franchi les battants. Opulence et luxure n’ont aucune valeur pour lui. Il cherche quelque chose de plus grand encore. Il pressa le pas, ce qui contraignit sa fiancée à s’adapter. Entre les murs élevés s’alternaient dalles et asphaltes tandis qu’ils progressaient dans des couloirs recouverts de voûte en encorbellement. Alors aperçurent-ils la cour intérieure au bout de quelques minutes, piégée entre les salles d’appart. Ils n’eurent cependant guère le temps d’admirer la variété de roseaux et d’arbustes, car Phedeas accéléra encore la cadence.

Une ultime volée de marches les mena à une porte cintrée. Ils se détendirent derechef, enfin immergés dans cet environnement familier. Peu de fioritures garnissaient la chambre de Phedeas. Un bureau en bois de cèdre, de part et d’autre duquel trônaient deux sièges aux parures dorées, occupait la place par-devers la fenêtre aux rideaux carminés. De suite ils s’étalèrent dans le lit à baldaquin à côté d’une armoire et able de nuit mordorés.

Ils posèrent leur tête sur l’oreiller. Glissèrent leur doigt dans le corps de l’autre. Se lorgnèrent intensément. Et malgré la mine grave de son partenaire, les yeux d’Oranne ne purent s’empêcher de pétiller. Il est parfait ainsi. Juste préoccupé… Mais même en ces temps difficiles, nous parviendrons à triompher de toutes les épreuves.

Néanmoins, alors qu’elle entreprit de l’accueillir dans ses bras, Phedeas se détourna. Plissant les yeux, baissant les bras, Oranne accepta ce geste, cette liberté. Aussi son époux s’abandonna en répétitifs allers et retours en-deçà du lit. Son expression se renfrogna davantage. Il se dissimulait pourtant derrière l’indéchiffrable, le brumeux, l’obscur.

— Nous pourrions continuer ainsi, déclara-t-il. Trouver notre bonheur dans cette aride verdure, bien à l’ouest des principaux tracas. Nous balader à Conerra pour y goûter ses merveilleuses recettes, pour admirer les fontaines et les jardins sur les ponts courbés, pour flâner dans sa bibliothèque, l’une des plus grandes du monde ! Mais ce serait renier mes vraies opportunités. Ce serait renier mon héritage.

— Qu’entends-tu par-là ? s’enquit Oranne. Tu as l’air… préoccupé.

Phedeas s’arrêta net. Son attention se focalisa de nouveau vers sa partenaire. Je ne connais que trop bien ce regard.

— Malgré tout l’attachement que j’éprouvais pour ma mère, affirma-t-il, mon sang noble est hérité de mon père. Haphed Teos. Voilà neuf ans que mon père est mort. Neuf années que la destinée de l’Empire Myrrhéen a été scellée, confiée à ma tyrane de tante.

— Telles sont les règles d’héritage, dit Oranne à mi-voix. N’est-ce pas ?

— Pas exactement. Oui, à la mort de l’impératrice ou de l’empereur, ses enfants doivent s’affronter dans une arène, et le survivant gagne le trône. Mais mon père est mort avant cette étape. Lâchement empoisonné, car tous les coups sont bons pour se débarrasser des meilleurs ! S’il avait pénétré dans l’arène, il l’aurait largement emporté. Car il était un guerrier. Un meneur.

Des frissons parcoururent Oranne comme le poing de Phedeas se crispa. Se redresser ne suffit guère : seul son faible sourire enjoignit son fiancé à redresser le chef. Voilà bien longtemps qu’il n’avait plus ressassé le passé. D’ici je sens ses nerfs se crisper…

— J’imagine d’autres circonstances, énonça-t-il. Si notre système d’héritage était normal et censé, le pouvoir serait confié à l’aîné. Autrement formulé, Bennenike aurait été dernière dans la liste de successions, en tout cas avant les branches cousines ! Et en ce moment, je m’inspirerais des actes bienveillants de mon père, afin d’être prêt pour ma propre succession.

— Tous les systèmes d’héritage ne fonctionnent pas ainsi, rectifia Oranne. Dans certains pays, le dirigeant choisit lui-même son successeur, que cette personne soit de sa famille ou non. Dans d’autres, les citoyens élisent eux-mêmes leurs représentants.

— Peut-être, mais aucun pays, et j’insiste là-dessus, n’inscrit son héritage dans le sang ! C’est une tradition archaïque qui se doit d’être supprimée !

— Que pouvons-nous y faire ?

— Réformer le système, évidemment. Le règne de terreur de ma vile tante doit toucher à sa fin. Assassinons-la. Arrêtons ses partisans. Je parle de nous, Oranne… Car j’aimerais sincèrement que tu apportes ta contribution.

Oranne se figea, bouche bée, yeux dilatés. Tandis que ses mains s’enfoncèrent sur le matelas, tandis que sa peau se plissa, ses mots se coincèrent dans sa gorge.

— Moi ? bredouilla-t-elle. Voyons, mon amour ! Je ne suis qu’une modeste commerçante, condamnée à demeurer dans l’ombre de mes parents !

— Tu trouvais que je me dévalorisais ? répliqua Phedeas. C’est ton cas aussi. Même si la famille Abdi ne gouverne pas la région, elle possède la mainmise sur l’ensemble des échanges commerciaux, surtout entre l’Enthelian et les mines du nord d’Ordubie. Leur pouvoir est donc considérable. Ils t’ont formé à l’art de la diplomatie. De la négociation. Des dons indispensables en cette période troublée.

— Je… Je ne suis pas aussi compétente qu’eux ! J’ai encore beaucoup à apprendre !

— Voici donc une excellente opportunité. Écoute, Oranne, je ne veux pas que tu vives dans mon ombre. Que tu te contentes d’être mon épouse, lorsque viendra notre mariage. Tu es bien plus que cela.

Oranne se fendit d’un sourire gêné tout en s’empourprant. Il a toujours le mot juste. Néanmoins Phedeas préservait une expression grave sur son faciès. Ce pourquoi la commerçante se plaça debout d’un bond, face à face avec son partenaire.

— Qu’attends-tu de moi ? fit-elle.

— Nos rôles vont être différents, clarifia Phedeas. Ils reposeront sur nos qualités propres. Et impliqueront de nous mettre en danger. De mon côté, je compte rassembler une armée de fidèles afin de prendre possession du trône. De ton côté, j’aimerais que tu infiltres le Palais Impérial de l’intérieur, et que tu affaiblisses le pouvoir ce faisant. Seulement de cette manière la conquête sera facilitée. Je t’en demande beaucoup, je sais…

— M’infiltrer ? Mais penses-tu que l’impératrice m’acceptera au milieu de sa famille, de ses amis et de ses conseillers ?

— Voyons, Oranne, tu fais partie de sa famille. Personne ne connait mes plans hormis toi, donc tu es aussi une alliée. Mais j’ai trouvé une manière de vous présenter. Quand ma mère a trépassé, je lui ai envoyé une lettre, et proposé de venir jusqu’ici pour une visite familiale. Elle qui quitte rarement sa chère capitale, j’imagine qu’elle acceptera.

— Si elle se rend elle-même jusqu’à nous, ne serait-ce pas déjà une opportunité pour l’assassiner ?

— J’ai envisagé cette possibilité. Hélas Bennenike doit être consciente combien elle est une personnalité controversée, car même en Amberadie, où sa cote de popularité bat son plein, son nombre de garde du corps est hallucinant. Tu imagines bien qu’elle arrivera avec une escorte massive, et sera par conséquent inatteignable. Dommage, l’occasion aurait pu être belle. Et je n’aurai pas eu le temps de rassembler une armée par surcroît. Crois-moi, aussi angoissant cela puisse te paraître, tu es la clé de ce plan.

— Autant avouer qu’une certaine pression repose sur mes épaules…

— Oui, mais j’ai confiance en toi. Tu es talentueuse et courageuse. Et puis, nous avons encore quelques semaines avant l’arrivée de l’impératrice. Profitons-en pour peaufiner notre plan, pour anticiper les imprévus. Pour passer du temps entre nous deux.

On n’obtient rien sans sacrifice. Oranne enroula ses bras autour des épaules de Phedeas. Mais tout de même, ce sera la mission la plus périlleuse de mon existence. Ils succombèrent à la contemplation, au soutien mutuel, avant de s’embrasser pleinement. Je dois être prête.

— Le massacre de Doroniak ne sera plus qu’un sinistre épisode du passé, affirma Phedeas. Et quand le cadavre de Bennenike s’étendra au pied de son trône, je serai empereur, et tu seras mon impératrice. Ensemble, nous dirigerons ce territoire comme il se doit.

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