Chapitre 22 : L'incontrôlable pouvoir (1/2)

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HORIS


Tant de mages ont existé. Tant ont façonné nos sociétés. Tant ont influencé le monde. Je ne suis qu’un parmi ces millions. Un grain de poussière propulsée dans une tempête de sable.

Les informations s’assimilaient sans interruption. Du haut de son expérience, Horis peinait tout de même à appréhender ces rencontres, ces épreuves, ces luttes. Dans un dédale de pensées et de vécu s’amalgamaient le déploiement de flux et l’éloquence des puissants. Émergeait une force incommensurable, apte à balayer quiconque n’était point préparé. Même lorsqu’ils se tenaient éloignés, même si leur présence se limitait à leur esprit, Horis et Médis ressentaient les effets de la magie. Ils en restaient abasourdis.

Sommes-nous prêts pour de tels enseignements ? Mes perspectives se sont tellement élargies. Des civilisations érigées, atteignant leur paroxysme, avant de sombrer dans la décadence. Héros et héroïnes d’antan, outrepassant les préjugés, pour sauver leur prochain. Merci, Yuma, d’avoir éclairé mon esprit.

Tout s’entremêlait dans une sérénade curieusement agréable à l’écoute. À l’avenant s’allongeait une myriade de couleurs que la lumière portait, fût-elle artificielle. Elle éblouissait. Elle immergeait les jeunes mages dans ce passé révolu et résolu. Elle incarnait ces moments précis de l’histoire, où la fin comme le début apparaissaient comme flous.

C’était le récit des jumelles Fugwin. Orphelines dès leur plus jeune âge, contraintes de se battre dans un rude contexte, maîtresses des sorts les plus occultes de l’époque. Elles s’étaient unies pour la grandeur du Dahovin. La première, guerrière de renommée, avait mené son armée à la victoire contre l’invasion niguiroise. La seconde rebâtit les villages détruits, employant une magie rarement utilisée, même si longtemps après sa découverte.

C’était l’épopée de Grundal. Injustement accusé d’un meurtre, il fut exilé du Komyr, et s’aventura alors dans les régions les plus australes du monde. Dans les profondeurs des denses jungles, à l’intérieur desquels s’écoulaient de larges fleuves, il se découvrit une proximité insoupçonnée avec la nature. À l’écart de toute civilisation, avant que des colons explorassent ces îles reculées, le lien magique n’en était que renforcée.

C’était la geste de Zinhéra. Reine de Skelurnie, elle dut assassiner son propre père, le roi Guelnor, qui dans sa folie belliqueuse avait plongé le Yukin à feu et à sang. À la violence succéda la diplomatie, des relations sereines avec les patries voisines, principes auxquels elle s’était portée garante. Réformatrice, pacifiste, elle n’avait pas anticipé qu’un culte se développerait autour d’elle. Ni que son pays deviendrait l’un des seuls où les mages étaient considérés comme des citoyens supérieurs.

C’était l’oblativité de Lanza. Au Tordwala, où la magie était peu pratiquée, il n’inspirait qu’à marchander humblement. Il avait appris néanmoins ces pratiques en secret, désireux de contrôler les éléments autour de lui, pour en revenir aux fondamentaux. Lorsqu’une inondation menaça de détruire sa ville, lui seul se dressa face à la fureur de l’eau. Il sauva bon nombre de vies ce jour-là, au prix de la sienne.

Des dizaines, voire des centaines d’histoires. Parfois entremêlées, souvent disjointes. De temps en temps, elles marquaient les territoires et les nations, s’intégraient dans ces événements que l’on rappellerait ou célèbrerait à l’occasion. Sinon ils se transformaient en mythes et en légendes, où la vérité se confondait avec quelques flatteuses affabulations.

Rien ne les avait préparés à leur tumultueuse existence. Ils ont pris leur destin en mains, se sont battus pour ce en quoi ils croyaient. Certains s’en sont sortis triomphants quand la situation leur était défavorable. D’autres ont échoué alors que tout laissait penser qu’ils surmonteraient les difficultés. Peut-être que nous extrapolons juste une morale enfouie, extraite sans naturel de vies plus complexes. Pourtant, je suis persuadé qu’il y a quelque chose à apprendre.

Les repères se déplaçaient en permanence. Au centre de la projection, Yuma rechargeait toujours son flux avant de lancer une téléportation dans l’espace et le temps. Mais il ne s’agissait pas toujours de voyager dans de multiples contrées. Emmenés d’une zone et une autre, Horis et Médis reconnurent, yeux dilatés et bouche grande ouverte, les piliers et le portail depuis lequel ils exploraient.

— Nous sommes revenus ? demanda Horis.

— Pas sûre, rectifia Médis. Je sens quelque chose de différent. Yuma, une explication ?

La vieille femme était à l’écart. Pensive, elle prêta l’oreille aux interrogations des jeunes, un mystérieux éclat inscrit dans ses yeux.

— Nous sommes au bon endroit, déclara-t-elle. Mais à une autre époque.

— Lors de la fondation des lieux ? interrogea Horis.

— Pas aussi loin dans le passé. En vérité, c’est la scène la plus récente à laquelle vous assisterez.

Un homme pénétra dans la salle. Mince mais de grande taille, discret mais à l’aura remarquable. Des motifs étoilés striaient son épaisse tunique en laine céruléenne comme son pantalon gris. De courts cheveux noirs étoffaient son visage rond aux traits juvéniles, dissimulé sous son ample capuche. Il baignait dans un flux primordial, un environnement qu’il parcourait avec aisance. Une large cape mordorée suivait chacune de ses foulées, étendait son ombre.

Horis et Médis reculèrent d’instinct. Pourquoi ce réflexe ? C’est juste un souvenir ! L’inconnu avançait de plus en plus lentement. Il prit son temps pour sonder les lieux, et ainsi s’imprégner davantage de la magie environnante. Une bouffée d’air viciée plus tard, il s’approcha du portail dont il effleura les arcades avec délicatesse.

— Je vous ai attendus si longtemps, souffla-t-il d’une voix caverneuse. Vous aviez estimé que vous arriveriez il y a deux semaines. Je suis revenu chaque jour depuis. Pitié, que mes espoirs ne soient pas vains. Que nos efforts de toute une vie soient récompensés.

Il se retira d’un pas en arrière. Rembruni, bras relâchés, ce fut comme si les forces l’abandonnèrent. Il s’abandonna à ses sanglots qui se répercutèrent en échos. D’autres l’accompagnèrent, mais dans un futur bien plus lointain. Un acte incapable de combler cette solitude.

Horis orienta son attention en direction de Yuma, et remarqua que des lames creusaient des sillons sur ses joues. C’est une histoire personnelle. Jusqu’alors, elle observait tout avec distance et objectivité. Pourquoi se remémorer une souffrance pareille, dans ce cas ?

Ainsi se prolongeait le chagrin. Enfermé dans la solitude, arrêté dans son objectif devenu irréalisable, l’homme s’immobilisa au creux de la vacuité. Chacun paraissait déjà minuscule en comparaison de l’élévation des piliers, pourtant il s’affaissait davantage. Toute maîtrise de pouvoir s’en retrouvait alors caduque.

Un voile se dissipa. Des ténèbres engloutirent les lieux. La lumière revint dans une abrupte transition. Si Horis et Médis ne furent pas projetés, ils peinèrent à maintenir l’équilibre. Une amère saveur leur traversait désormais la gorge lorsqu’il contemplait l’empreinte d’un indicible mysticisme.

À force de nous plonger dans moult époques, nous perdons la perception de la réalité. Yuma effleura à son tour l’arcade. Ce fut néanmoins bref, et elle fit volte-face sitôt qu’elle avisa le regard inquisiteur de son protégé.

— Nous en avons assez vus, déclara-t-elle.

— Quoi ? s’écria Horis, mû par une pointe de déception. Nous ne pouvons pas finir ainsi !

— Je regrette, mais je ne peux pas. Nous avons exploré plus loin que ce que nous aurions dû. Un excès de curiosité serait dangereux.

— Qui était cet homme ? À qui faisait-il référence ? Pourquoi était-il si dévasté ?

— Je connais la réponse à toutes ces questions. Mais je préfère ne pas y répondre.

Sur ces mots, la chamane entreprit d’abandonner cette salle, dans laquelle ils avaient déjà séjourné de longues heures. Horis s’interposa cependant, quitte à susciter un râle chez Médis et la lassitude chez Yuma.

— Ton acharnement est compréhensible, Horis, reconnut-elle. Seulement, c’est une lourde charge émotionnelle.

— Je ne veux pas finir dans la frustration ! plaida le mage. Une histoire a été ouverte, elle doit être conclue !

— Tu n’es pas égoïste, rappela Médis. Ne lui en exige pas trop, par pitié.

— Tu n’as pas envie de savoir, toi aussi ?

— Si, mais nous devons nous ménager. Surtout Yuma.

La concernée soupira. Elle était tentée de foudroyer Horis des yeux, au lieu de quoi restait-elle sereine, quoique perturbée par sa connexion entre les réalités.

— Je ne veux pas vous forcer à quoi que ce soit…, regretta-t-il.

— Il le faut peut-être, concéda Yuma. Je ne peux fuir éternellement mon vécu.

Tous trois se disposèrent pour découvrir les réponses aux énigmes. Au contact du pilier, le transport s’opéra de nouveau, et ils s’y étaient tant accoutumés qu’ils ne ressentirent ni nausée, ni déstabilisation. Ils assimilèrent le flux que Yuma manipulait avec virtuosité, en dépit de la grisaille inscrite sur son faciès.

Bien vite ils prirent leurs repères une fois leur esprit immergé au point d’ancrage. Encore un endroit familier… Mais où sommes-nous ? D’une dizaine de mètres de hauteur, inscrite dans la roche, la salle étincelait par ses parois d’un intense vert. Des lierres grimpaient le long de quatre colonnes en cipolin cerclant une arcade de grès. C’est évident. Une salle presque identique à la nôtre. Serait-ce…

Horis réalisa la vérité au moment où deux personnes arrivèrent depuis la lueur extérieure. Deux personnes vêtues d’une tunique brune et boutonnée ainsi que de pantalons en coton et à laçages pénétraient dans ce lieu saturé de magie. Avec leurs cheveux noirs et torsadés qu’ils relâchaient jusqu’à leur nuque, avec leur nez camus et leurs yeux saphir, ils se ressemblaient à s’y méprendre. Mais l’homme avançait plus rapidement, un sourire caché dans sa barbe, paré pour une enthousiaste découverte. Il s’assurait que la jeune femme le suivait et l’interpellait même de temps à autre.

— Yuma, tu devrais te pâmer ! s’esbaudit-il. Combien de mois avons-nous voyagé pour enfin parvenir ici ?

— Je préfère avec prudence, préconisa la femme. Justement, c’est parce que nous nous sommes tant consacrés à cette mission qu’il faut faire attention, Daget.

Le cœur de Horis rata un battement. Son propre passé. Voilà pourquoi elle ne voulait pas me montrer. Que je me sens stupide ! Il dévisagea aussitôt Yuma, tant sa projection de l’esprit que l’incarnation de sa prime jeunesse.

— Quel est votre lien avec Daget ? interrogea-t-il.

— Il était mon frère, répondit Yuma.

— Vous avez un frère ? Mais vous ne l’avez jamais mentionné ! Qu’est-il devenu ?

Yuma ne fournit aucune réponse. Elle n’a aucune raison de rester muette ! À moins qu’elle souhaite nous montrer au lieu de raconter. Et cela voudrait dire que…

En moins d’une minute, Daget avait pris ses aises dans cet environnement. Tout le contraire de la jeune Yuma dont les traits se creusaient d’inquiétude à mesure qu’elle explorait les contours.

— La végétation a envahi les lieux, constata-t-elle. La poussière s’est accumulée sur le pavé. Depuis combien de temps est-ce abandonné ?

— Des siècles au moins, répondit Daget. Qui aurait cru que la Fodanie pouvait contenir une telle merveille architecturale ? Je pensais qu’il n’y avait que des steppes et des fermes !

— L’histoire d’un pays s’écrit au-delà de ses caractéristiques visibles. Ses mages se sont montrés plutôt discrets, mais pas inexistants. Nous venons de si loin : il y a bien des choses que nous ignorons. C’est pourquoi nous devons explorer l’inconnu avec précaution.

La jeune Yuma toucha l’arcade centrale, depuis laquelle des étincelles voletèrent en grésillant. Elle retira sa main à temps. La réalité lui donne toujours raison. Même si les éclairs fusaient dans un éclat bleuté, ils restaient confinés au sein de la structure, sans heurter les mages.

— Nous pouvons contrôler ce pouvoir, affirma Daget en atteignant sa hauteur. Sans quoi nous aurions fait tout ce trajet pour rien.

— Mais si cet endroit a été délaissé, songea Yuma, c’est pour une bonne raison, non ?

— Impossible de le savoir.

— Je pense que si, au contraire. Nous nous sommes bien renseignés. Les expérimentations ratées des mages sont tristement célèbres.

Malgré les remarques de sa sœur, malgré les appréhensions partagées, Daget continuait d’admirer la salle. Peu à peu son corps entier constitua le réceptacle du flux qui y avait dormi si longtemps.

— Je refuse de laisser la peur me submerger, déclara-t-il.

— Loin de moi l’idée d’éteindre ta motivation…, s’excusa Yuma. Apprenons juste des erreurs du passé pour ne pas les reproduire.

— Nous avons l’expérience. Ayons confiance en nos capacités, Yuma. Nous ne devrions pas le faire attendre. Nous avons déjà pris du retard !

— Il ne s’impatientera pas. Il nous connait. Daget, on parle d’accomplir un exploit qu’aucun mage n’a réussi dans l’histoire ! Projeter son esprit en d’autres lieux et d’époques est une chose… Y voyager soi-même en est une autre.

— J’en suis conscient, mais nous sommes trop proche du but pour reculer !

— Sommes-nous prêts à bouleverser la réalité même ?

Le sourire de Daget luit comme il présenta sa main à Yuma.

— Essayons, proposa-t-il. C’est le moment de vérité.

Fermant les yeux, inspirant profondément, Daget s’agrippa à l’arcade. D’emblée il trémula comme il recevait la magie enfouie dans le portail. D’épais filaments circulaient à haute célérité. Je ne l’ai jamais vue s’écouler aussi rapidement… C’est anormal.

Au début, Daget était en communion avec le phénomène. Les hésitations de la jeune Yuma s’en dissipèrent : détendue, elle se sentait enfin parée à se joindre à son frère, à combiner sa propre énergie afin d’outrepasser les limites de ce monde.

Soudain le flux adopta une pernicieuse forme.

Daget repoussa sa sœur de justesse. À terre, Yuma se confondit en hurlements tandis qu’une puissance ancestrale s’infiltrait à l’intérieur de Daget. Dans une incoercible cacophonie frappa la dévastation. Une lumière éblouissante impactait continûment. Et le mage souffrait. Et Yuma y assistait impuissante.

Le lieu s’éteignit de toute magie. Libéra Daget. Mais il était trop tard. Une fumée grisâtre s’échappait de l’être calciné dont le regard s’était vidé de substance. Il s’était effondré net. La jeune Yuma eut beau l’envelopper dans ses bras, sombrer dans un torrent de larmes, elle ne pouvait rien faire.

Daget était mort devant elle.

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