Chapitre 29 : Conflit personnel (2/2)

9 minutes de lecture

Kwanjai se rassemblait avec ses camarades. Un poignard se frayait malaisément dans les gardes adverses, toutefois la collectivité changeait la donne. Par plusieurs les lames encerclaient, filaient par-delà les parades, égorgeaient ou transperçaient. Non sans sacrifice, car parfois tombaient des pirates sous ses yeux révulsés, son visage souillé par les éclaboussures de sang.

Decierno cornaquait les siens. Sous ses exhortations se déroulait un engagement pareil à une implacable vague. Il tailladait dans le vif, éliminait plusieurs inquisiteurs ce faisant. Parfois il subissait quelques attaques, et des pointes frôlaient des zones vitales, néanmoins primaient ses parades. Il pivotait d’instinct, se mouvait lorsque le danger l’effleurer, reculait pour récupérer son souffle, pour reprendre l’assaut de plus belle.

Nidroska frustrait ses ennemis. De feintes à esquives, jamais elle ne se laissait surprendre. Elle se glissait de biais et par derrière, s’amusait de leur brutalité, de leur absence de subtilité. Une fois infiltrée dans leurs défenses, son poignard pénétrait entre leurs côtes, et elle se dirigeait vers l’adversaire suivant. À légères foulées, presque en bonds, s’assurant que tous étaient saufs. Ce qui, à son grand dam, n’était point le cas.

Derrière l’assaillante, derrière cette vaine succession de coups, Docini entrevoyait la plus explicite menace. Adelam fauchait quiconque s’approchait de lui. Un croche-pied ou estocades bien placés, et un pirate tombait, il n’avait plus qu’à plonger sa lame dans leur épigastre ou leur carotide.

Des frissons clouèrent Docini sur place.

Peu importe combien nous résisterons, Adelam est assez fort pour nous tuer l’un après l’autre. Je ne veux plus voir personne mourir.

Ses mains moites se resserrèrent sur la poignée de son épée. Elle fronça les sourcils, fixa le second comme son sang bouillonna.

C’est mon combat. S’il souhaite s’en prendre à nous, il devra d’abord me passer sur le corps.

Docini empala son opposante. À peine s’était-elle effondrée que l’ancienne inquisitrice se jeta sur Adelam à brûle-pourpoint. Elle lui flanqua un coup de pied qui le repoussa en arrière, ce tandis qu’il s’apprêtait à lacérer une de ses camarades.

Adelam lui fit face. Du revers de la main droite, il s’essuya le visage, de l’autre, il saisit le pommeau de son épée ensanglantée. Plus il dévisageait son ennemie et plus son expression s’obscurcissait.

— Tu satures de colère, dit-il d’une voix glaciale. Ta tristesse transparaît. Tu dissimules ta peur, sans succès. Ainsi tu te trahis, Docini.

— Vous aimez palabrer après avoir occis quelques innocents ? tança Docini.

— Tu aimes te dresser auprès des oppresseurs, que tu considères faussement comme des victimes. Si seulement tu laissais tes sentiments de côté pour les batailles. Quand les sentiments nous submergent, nous perdons en efficacité. Je vais te le prouver.

Ils ne cessaient de s’examiner. Adelam braquait son arme en refoulant ses propres râles. Impavide, insensible, impénétrable. Docini répliquait en réprimant ses tressaillements. Être apeurée ou vulnérable résonnerait comme un signe de faiblesse qu’il exploiterait comme une faille.

Elle n’en dévoilerait aucune.

Docini se mut à sénestre. Ainsi évita-t-elle la première attaque, mais aussitôt Adelam se tourna. Il orienta sa lame qu’il tournoya avec fluidité. Elles s’entrechoquèrent avec fracas. De quoi les déstabiliser s’ils n’œuvraient pas pour garder l’équilibre. Sitôt raidis qu’ils abattirent derechef leur épée. Elles se croisèrent dans une intense collision, tremblèrent à l’instar de leur porteur.

— Godéra serait encore déçue, lâcha Adelam. Toutes ces années à t’entraîner, à t’endurcir, pour une maîtrise aussi décevante de l’épée.

Docini désaxa sa lame, lui flanqua un coup de tête. Mal placé toutefois, car elle en ressentit une douleur au front, et s’avéra confuse quelques secondes durant. Elle pivota de justesse comme Adelam tenta une estocade.

— Nous t’avons dépouillé de ton équipement, enchaîna-t-il. Peut-être que ta nouvelle épée est de bonne facture, mais ma lame peut pénétrer aisément dans ton affreuse tenue de pirate.

Ne cède pas. Reste concentrée. Docini asséna un coup, puis un autre. Méthodique, rapide, elle anticipait les mouvements adverses en dépit de leur intensité. À chaque parade, elle prenait appui sur ses jambes, grinçait des dents puis chargeait en guise de contre-attaque. À chaque esquive, elle sondait son environnement, s’adaptait aux déplacements. Il s’agissait d’éviter toute entaille. De garder de vifs réflexes. De le désarmer sitôt que se manifesteraient des signes d’exténuation.

Il avait beau haleter, il ne cédait pas. D’un coup de coude au torse, Adelam se fraya une ouverture dans la garde adverse. Au moment d’abattre son épée, Docini bloqua juste à temps, exerça une pression opposée. Bras et jambes trémulèrent, mais elle résista.

— Je te connais, Docini. Ton surplus de vigueur implique un manque d’endurance. Tu n’es pas digne de ce corps.

— Qu’en savez-vous ?

— Je le lis dans ton regard. Jamais tu ne vaincras. Tu t’imagines que des valeurs aussi naïves que la camaraderie t’aideront ?

— Non. Plutôt ma maîtrise de l’épée.

Un nouveau coup de pied au torse, et Docini reprit le dessus. Adelam dut privilégier la défense, parer sans riposter. Il exsuda et trembla. Une nuée d’estocades s’abattait. S’éteignait le répit, s’amplifiait l’exténuation. Dans son enchaînement, Docini se conformait aux tintements, bercée par la mélodie du métal cliquetant.

Le précipice n’était plus très loin.

— Voilà ta solution ? s’exaspéra Adelam. Me faire chuter plutôt que de triompher à la loyale ?

— Vous êtes mal placé pour parler d’honneur, rétorqua Docini.

— Insolente, en plus ? Je n’ai pas à justifier mon alignement, parce qu’au moins, j’y serai resté fidèle jusqu’au bout !

Tandis que leur épée continuait de cogner, les tintements alentour commencèrent à s’amenuiser. Docini et Adelam entrevirent la débâcle d’un coup d’œil de biais. Au sourire de la pirate contrasta la fureur de l’inquisiteur.

Quelques compagnons gisaient, sacrifiés en défendant Nobak, mais la plupart tenaient encore debout. Tout le contraire des assaillants, mutilés à terre pour les plus épargnés. Docini observa ses camarades avec fierté, bien que certains fussent blessés. Ils ont réussi. Quel soulagement !

— Fichus pirates ! s’emporta Adelam. Vous n’étiez pas censés triompher ! Mes inquisiteurs étaient moins nombreux, mais mieux rompus à l’art des armes que des bandits tels que vous !

— C’était un beau combat, dit Nidroska. Mais il est terminé.

— Vous nous avez sous-estimés, affirma Docini. Vous aviez si confiance en vos capacités que vous avez envoyé vos subordonnés en sous-nombre. Tout comme Godéra, vous n’hésitez pas à les envoyer à la mort. Ils ont péri car ils ont obéi à vos ordres.

Soudain Adelam désarma Docini et abattit sa lame sur sa cuisse. Une douleur foudroyante la fit tomber à genoux, victime de l’implacabilité, comme son adversaire le toisait de plus belle. Choqués, ses compagnons se précipitèrent.

— Tu m’as sous-estimé aussi ! tonna-t-il. Je suis petit et tassé, tu es grande et costaude, mais cela ne te rend pas plus forte. Pour que le monde soit débarrassé de toi.

Malgré leur hâte, les pirates ne purent agir à temps.

Une main froide attrapa le cou de Docini. Paralysée, tremblotante, elle succomba à cette force supérieure, à cette inébranlable volonté.

Puis elle subit l’inexorable chute.

Sous un ciel triomphant duquel elle s’éloignait, attirée à constante accélération, Docini se prépara à la fatalité. Son cœur semblait la lâcher. Son corps l’abandonnait.

Ce sera bref. L’ultime défaite. Je vais me fracasser sur les rochers. Serai-je empalée ? Réduite en bouillie et alors méconnaissable ?

Les quelques secondes parurent une éternité. Elle était désarmée. Désemparée. Vouée à l’échec. L’impact n’en serait que plus brutal.

Au lieu de quoi elle tomba dans l’eau. Si une nouvelle douleur la parcourut, elle n’était pas en mesure de l’achever. Aussi Docini sombra dans les abysses. Tout perdait en netteté comme elle coulait petit à petit. À son renoncement sifflaient des vagues en-dessous desquelles elle endurait le courroux de la mer.

Voilà ce que je mérite. Je suis trop faible.

Le sang de sa plaie remontait par filaments à la surface. Ici ne pouvait-elle guère recracher cette saveur salée qui pénétrait en elle. À force de rester passive, le futur tombeau la submergeait sans relâche.

Pardon d’avoir été un fardeau. Si les choses s’étaient déroulées d’une autre manière, je n’en serais pas là aujourd’hui. Je suis la seule à blâmer.

Ses poumons s’emplissaient d’eau. L’air manquait. La vie l’abandonnait.

Je m’éteins paisiblement. Trop stupide que j’étais à me croire habile. À quoi bon vouloir protéger les autres si je suis incapable de me préserver ?

C’est un bel endroit pour être engloutie. Finis les cris. Plus de sanglots. Je ne gaspillerais plus le temps des autres. Je ne solliciterai plus la pitié. Bien sûr, me noyer n’est pas la plus agréable des morts, mais peu de personnes trépassent comme ils l’auraient souhaité.

Docini Mohild, brave inquisitrice ou courageuse pirate ? Ni l’une, ni l’autre. Car j’ai échoué dans chacun des deux rôles. Si le monde me rejette, qui suis-je pour me résister à cette puissance ? Parfois la meilleure solution est la plus simple.

Adieu.

Toute respiration devenait impossible. Bientôt le néant l’accueillerait. Bientôt les limbes la salueraient. Docini entreprit de clore ses paupières, enfin en paix avec elle-même.

Mais ses yeux s’écarquillèrent quand une silhouette plongea.

Elle s’était immergée avec grâce et hâte. Nidroska nageait à haute vélocité, s’enfonçant dans ces mêmes profondeurs. Tandis que Docini s’apprêtait à sombrer, elle la recueillit, la remonta à la surface.

Une fois l’air de retour, la jeune femme n’était point encore secourue. La capitaine l’emporta, retourna à la berge le plus vite possible, toutefois ne percevait-elle guère la respiration de son amie.

— Je t’interdis de mourir, tu m’entends ? beugla-t-elle tandis que des larmes roulaient sur ses joues.

Pourquoi ? J’étais si proche de…

Elles retrouvèrent vite pied. Aussitôt Nidroska porta Docini, ce même si cela lui exigeait un effort colossal. Dès qu’elle atteignit la plage, à l’abri du reflux, elle la déposa avec délicatesse sur le sable.

— Hors de question ! rugit-elle.

Étendue, ruisselante de la tête aux pieds, Docini souffrait encore. Ni une, ni deux, Nidroska compressa sa cage thoracique, s’évertua à la ventiler, mais en tendant son oreille auprès d’elle, elle ne percevait toujours rien.

Elle s’acharna. Rejeta sa tête en arrière. Se pencha sur le visage de sa protégée. Pratiqua un intense bouche-à-bouche, constant, régulier. Rien n’y faisait, donc elle répétait le processus. Encore et encore. D’une tentative à une autre retentirent ses hurlements de désespoir.

Jusqu’au moment où Docini lui cracha une gerbe d’eau à la figure.

De lourdes inspirations la brimbalèrent. La jeune femme ouvrit grand les yeux, mains agrippées sur le sable, sa capitaine comme aubaine. Elle avalait des bouffées d’air sous les sanglots de Nidroska.

— Tu es tirée d’affaire ! s’ébaudit-elle.

Docini restait désemparée quand Nidroska l’enlaça. Au tremblement de ses lèvres, à la pâleur de son faciès, elle restait en état de choc. Elle ne cessait de régurgiter des filets d’eau.

— Pourquoi m’avoir secourue ? bredouilla-t-elle.

— Hein ? s’étonna Nidroska. La chute t’a si sonnée que ça ?

— Je suis fragile. Insignifiante. Indigne de…

Nidroska la baffa. Une marque rougeâtre colora la tempe de Docini, laquelle se rétracta face aux durs traits de sa capitaine.

— Ferme-la ! somma-t-elle. Je ne veux plus que tu te dévalorises, tu m’entends ? Tu t’es sacrifiée pour protéger des innocents, pour aider les réfugiés à atteindre leur terre promise, et tu te rabaisses encore ? Gagne de la confiance en toi ! Tu es une bonne personne ! Le monde va mal parce que les enfoirés sont bouffis d’orgueil alors que les âmes pures sont assaillies de doute !

Docini s’immobilisa, yeux rivés vers Nidroska. Inspirations et expirations se succédèrent d’abord en cadence hachée, avant que ses poumons s’emplissent de nouveau de cet air tant désiré.

Personne ne m’avait jamais complimenté ainsi avant.

Serait-ce la définition de l’amitié ?

Vérifiant que Docini était hors de danger, Nidroska avisa l’arrivée de son second, la majorité des pirates sur ses talons.

— Docini va bien ? s’enquit-il.

— Elle est tirée d’affaire mais a besoin de repos, soulagea la capitaine. Et de récupérer le moral par la même occasion. Sinon, où est Adelam ?

— Il s’est enfui et nous a semés…

— Et les réfugiés ? Ont-ils quitté le rivage ?

— Nous devons encore vérifier…

Il nous reste au moins un ennemi à combattre. Et pas des moindres. Je sens qu’à l’avenir, il me hantera davantage que mon aînée.

Le groupe se divisa suite à cette annonce. Une moitié rejoignit Nobak tandis que l’autre s’empressa de porter Docini afin qu’elle se rétablisse.

— Merci…, murmura-t-elle. Merci.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0