Chapitre 44 : Excès d'indiscrétion (1/2)

11 minutes de lecture

JIZO


Dès l’aurore égouttait la rosée depuis les roseaux cernant la place centrale d’Idramir. Il y régnait un hourvari au sein duquel les brocanteurs peinaient à persuader les chalands d’acheter leurs denrées. Toutefois circulaient des centaines de citadins de part et d’autre des établis que couronnaient des tuiles bariolées, battues par les rafales matinales. Joailleries, ustensiles, vétustes livres et nourriture occupaient ces espaces.

Quelle générosité de la part de Lefrid de nous avoir donné autant d’argent. Juste à retenir la conversion des myrs aux tors pour se représenter le montant. Sommes-nous privilégiés puisque proches d’Irzine et Larno ?

Le cadet ne cessait de s’émerveiller, courant partout, si bien que son aînée devait régulièrement le rappeler à l’ordre.

— Reste auprès de nous ! s’exclama-t-elle. Tu risques de te perdre.

— Après tout ce voyage, rétorqua Larno, c’est ta plus grande frayeur ? Si on finit par vivre ici, je dois bien apprendre à connaître les lieux !

— C’est que… Je m’inquiète toujours pour toi, Larno. Où que nous soyons.

Larno et Irzine se regardèrent avec tendresse avant de s’enlacer. Jizo sentit un pincement au cœur tandis que Nwelli et Taori eurent un long sourire. Inséparables, ces deux-là ! Ils sont chez eux, maintenant.

— Nos péripéties en valaient la peine, déclara allègrement Nwelli. Je crois que nous nous intègrerons facilement ici. Plus qu’à maîtriser le torranien.

— Je suis d’accord, approuva Taori. J’avais peur que comme ces îles sont isolées, les étrangers seraient mal accueillis.

— Nous ne sommes pas les premiers à émigrer sur ces îles. Même si un groupe comme le nôtre doit avoir quelque chose d’unique.

— Ha ça non, fit une voix féminine, vous n’êtes pas les seuls !

Jizo manqua de basculer, tout estomaqué qu’il fût. Qui s’immisce dans notre conversation ? En myrrhéen en plus ! Il se retourna à l’instar de ses camarades et ils se heurtèrent à ladite marchande. Un tablier en cuir ceignait cette jeune femme métisse et rondelette alors qu’un bonnet en laine surmontait ses épaisses cadenettes. Poings plaqués contre ses hanches, elle présentait une large variété d’épices d’où dominait une nuance verdâtre. Cela, combiné avec son intervention, exhorta le trio à l’aborder.

— Pardonnez mon indiscrétion, se corrigea-t-elle. Marchande Heldani, pour vous servir !

Face à la perplexité de ses interlocuteurs, elle désigna Nwelli plus précisément.

— J’imagine que tu es myrrhéenne ? demanda-t-elle.

Nwelli acquiesça puis pointa à son tour Jizo du doigt.

— J’ai vécu avec mon avec mon ami Jizo, rapporta-t-elle. Peut-être pas dans les meilleures circonstances…

— Que devient l’Empire Myrrhéen ? éluda Heldani. Je vous assure, je suis fière de mes origines, mais j’étais adolescente quand j’ai dû le quitter.

— Pour quelle raison ? s’enquit Taori.

Heldani baissa les yeux, tentée de se rembrunir. Beaucoup semblent avoir un certain passif avec l’empire…

— Exil forcé, confessa-t-elle. Il faut dire que mon père est mage. Quand Bennenike est arrivée au pouvoir… Enfin, vous connaissez l’histoire. Les îles Torran étaient clairement pas le pays le plus accessible où fuir. Mais comme ma mère avait émigré d’ici, elle pensait que nous serions en sécurité. Presque dix ans après, rien ne lui a donné tort.

— Les chasseurs de mages exercent une forte influence même au-delà de l’Empire Myrrhéen et de la Belurdie, dit Taori. J’en ai fait les frais, hélas…

Sa mine s’assombrit, aussi Jizo chercha à consoler son amie, mais Nwelli fut la première à lui tapoter l’épaule.

Dans le brouhaha ambiant se transmirent les émotions malgré tout : plissant les lèvres, Heldani s’appuya sur son établi.

— Les îles Torran vous offriront une vie meilleure ! garantit-elle, poings fermés. Mon père a le repos qu’il mérite pour ses vieux jours, et même si vous êtes plus jeunes, l’opportunité est la même ! Bien sûr, nous avons quelques soucis, mais rien de comparable avec l’Empire Myrrhéen !

— Aucun risque d’invasion ? craignit Taori.

— Pas la moindre ! intervint Irzine.

Le cœur de Jizo bondit. Hé ! À quel moment s’est-elle incrustée ? Aux côtés d’Irzine dodelinait son petit frère, se moquant de la subite frayeur de l’ancien esclave. Je l’admets, je reste sensible. Et étonné que Taori ne connaisse pas cette histoire.

— Tu en es sûre ? insista Nwelli.

— Tu étais là quand j’ai raconté ce récit ! rappela la femme masquée. L’échec de l’empereur Doulnahil. L’auto-proclamé conquérant, dont le court règne s’est achevé dans une bataille maritime ratée, englouti sous des tonnes de bois déchiqueté. De quoi décourager le reste de sa lignée de se risquer à toute invasion contre nous. Ce qui ne les a pas empêchés de conquérir d’autres territoires à l’ouest…

— Ha oui, je me souviens ! Intéressante histoire, mais qui me dépasse…

Irzine narre toujours avec passion. Au vu de ses vraies origines, cela n’a rien de surprenant, elle a bien eu le temps de s’instruire. J’aurais juste souhaité qu’elle nous raconte la vérité dès notre rencontre. Sauf si elle préférait attendre de nous faire confiance. Tant la mage que la marchande avait écouté le récit attentivement. Je n’aurais pas dû supposer que Taori connaissait déjà cette histoire. Je l’ai aussi appris de la bouche d’Irzine, après tout. En particulier, Heldani avait posé ses coudes sur l’établi et son menton sur ses mains. Dès qu’Irzine se racla la gorge, elle se redressa vivement.

— Depuis lors, enchaîne-t-elle, les myrrhéens peuvent vivre tranquillement ici, devenir torranien est une excellente option ! L’inverse est possible… Sauf pour les mages.

Heldani écarta les bras avec enthousiasme avant le plissement de ses traits.

— Mais revenons à l’essentiel ! Thym, céleri, persil, basilic, et d’autres épices plus exotiques selon vos standards, je possède une grande collection importée de Den ! Voulez-vous rendre vos assiettes plus appétissantes ? Si oui…

Une clameur nouvelle satura soudain la place. Un grand cercle s’était libéré afin de céder de l’espace à une demi-douzaine d’hommes et de femmes aux tuniques et pantalons chatoyants, cousu avec une fine broderie. Aucune manche n’enveloppait leurs bras où serpentaient des peintures bleu clair. Depuis leur position, le groupe parvenait à obtenir un aperçu d’eux, quoique Jizo, Nwelli et Taori ne captaient rien de leurs propos. La barrière de la langue paraissait inébranlable du fait de ses différences avec le myrrhéen et le dimérien.

— Qui sont-ils ? demanda Jizo.

— Eux ? fit Heldani. La traduction la plus directe en myrrhéen serait : « La troupe des faiseurs de glace » ! Vous allez vite comprendre pourquoi… Admirez donc !

Un mutisme total était de rigueur. Ainsi les acrobates purent pleinement se concentrer. Voici donc le numéro local… Ce type de spectacles est plus que bienvenu !

Une petite femme se détacha de ses homologues. Inspirant, yeux dilatés, de la glace émergea de ses mains. D’abord elle se matérialisa en un côné ivoirin, puis elle adopta la forme d’une succession de marches. Ces escaliers bleutés luisaient à la nitescence aurorale et constituaient pour la mage un excellent point d’appui.

Sitôt parvenue au sommet, elle s’immobilisa, côtoyant le parfait équilibre. Une autre femme exécuta alors un poirier sur la première marche. Sa partenaire attrapa ses chevilles avant de la propulser sur plusieurs mètres de hauteur. Il lui suffit de générer un nouveau rayon de glace sur lequel son homologue s’accrocha.

Déjà se mêlaient crainte et admiration parmi la foule.

Or les rejoignit un acrobate qui réalisa une pirouette pendant que sa collègue orientait le rayon givré vers le bas. Il s’agrippa aux jambes de la femme suspendue, laquelle lui fournit de l’élan afin de le jeter en l’air. Caressé par le vent, comme tous retenaient leur souffle, il déploya une rampe après sa roulade supplémentaire. Il y glissa avec grâce jusqu’à atteindre le sol, se pavanant dès son arrêt millimétré.

Bientôt l’imitèrent les trois acrobates restants. Tandis que le premier se réceptionna sur la même rampe, les deux autres matérialisèrent la leur, une à dextre et un à sénestre. Demeura la femme suspendue : elle profita de la poussée de sa partenaire, à qui elle décocha une œillade complice. À la verticale, elle lâcha le bâton et entama sa chute. Plusieurs battements se perdirent, pourtant elle atterrit avec douceur dans les bras de son homologue. Le numéro s’acheva sur leur ultime glissade, un sourire triomphant en guise d’éclat, comme se détruisit l’escalier de glace.

Une kyrielle d’applaudissements s’ensuivit.

Bouche bée, le groupe tapa des mains à un rythme effréné. C’est probablement la plus belle utilisation de la magie à laquelle j’ai assisté !

— Vous voyez ? reprit Heldani. Ils se produisent une fois par semaine, quand cette brocante est organisée. Maintenant, revenons à mes épices…

Seul Larno daignait y accorder un coup d’œil, car ses compagnons restaient orientés vers le centre de la place. Après avoir salué leur audience, récompensés par une multitude de fleurs, les acrobates s’étaient esbignés.

Les citoyens recommencèrent à se baguenauder. À se mettre en quête du meilleur produit dont ils estimaient la possession nécessaire. Dans une telle densité, où appels et cris s’amalgamaient, l’individualité se perdait.

Pourtant un homme se distingua. Un symbole de glace flamboyait sur sa poitrine comme de la laine délinéait sa cape céruléenne. Je reconnais ce signe ! Il s’agit de…

Il hurla en torranien. Canalisa une colossale quantité de flux. Frappa le pavé de son poing.

Il se congela tout entier. Autour du bloc de glace nouvellement formé se projetèrent des éclats.

Des victimes tombèrent par dizaines, tailladés de part en part. Des hurlements d’horreur emplirent la place, amplifiées par la foule détalant partout où apparaissait une issue. Du sang s’était répandu en abondance. Des râles d’agonie pesèrent sans relâche. Impacta l’effroi, résonnèrent les sanglots.

Réfugiée sous son établi, Heldani échouait à réprimer ses tremblements.

— Un fanatique, murmura-t-elle en claquant des dents. Ils veulent rendre honneur à Rendil Roldanos en se suicidant en public. Je pensais qu’Idramir était protégée…

Cette déclaration glaça les veines de Jizo, ankylosé jusqu’à l’os, support de Nwelli encore plus horrifiée. Devant eux, Irzine, Larno et Nwelli s’étaient mis en position défensive, bien qu’il fût trop tard. Nous étions incapables de les sauver. Trop loin. Pris au dépourvu…

— Un spectacle gâché par sa fin ! s’écria Vouma. Tu vois, Jizo, il semblerait que tu n’atteindras jamais le même niveau de sûreté que chez moi. Cesse de refouler ta nostalgie.

Elle disparaît un temps, puis revient avec ses paroles empoisonnées. Main sur le pommeau de son sabre, Jizo réalisa la futilité de son geste, alors au bord des larmes. Des gardes arrivèrent en renfort, transportant les blessés de pleine hâte. Même ces prestes secours se heurtèrent aux lacérations trop prononcées, comme se propagèrent des soupirs de lamentation des victimes entourées de leurs proches… Pourvu qu’ils s’en sortent…

— Nous devons prévenir Lefrid, trancha Jizo. Qui sait combien ils sont, comme lui !

Chacun acquiesça, abandonna Heldani à son sort, ce nonobstant de timides saluts. Ni une, ni deux, ils trottèrent une rue après l’autre, suivirent le chemin le plus court au sein de ce dédale. Fendant promptement les allées, quitte à bousculer quelques citadins marqués par l’attaque, ils se précipitèrent vers le pavillon de la reine.

Les gardes leur accordèrent l’entrée aussitôt. En quelques minutes, ils atteignirent le couloir jouxtant la salle du trône. À proximité du seuil s’embrassaient Febras et Dolhain, si consacrés à ce moment qu’ils n’avisèrent point de suite leur présence.

— Restons là ! suggéra Vouma. J’ai beaucoup à contempler !

Nous ne sommes pas là pour assouvir tes fantasmes, esclavagiste. Laisse-les respirer. Telle volonté ne fut pas exaucée, car les deux hommes indiquèrent la porte qu’Irzine poussa avec fracas. Ils interrompirent Lefrid et Cynka au milieu d’un discussion. Interloquée, dubitative, la reine s’enfonça sur son siège, là où sa garde s’écarta en arquant les sourcils.

Un lourd silence précéda l’annonce. Irzine entreprit de partager la nouvelle, mais à son étonnement, Jizo la devança :

— Un homme s’est congelé sur la place publique, juste à côté de la brocante ! révéla-t-il. Il y a de nombreux blessés à déplorer… Qui, je l’espère, ne succomberont pas.

Plaquant sa main sur sa bouche, Lefrid dut contenir ses larmes. Une attaque aussi sauvage, dans un pareil sillage, à l’intérieur de ses propres murs… Je comprends sa détresse. Cynka tenta une approche pour la consoler, mais se rétracta en avisant sa lippe.

— D’autres détails sur l’auteur de ce crime ? interrogea-t-elle, atone.

— Il portait un symbole de glace sur sa tunique, informa Larno.

— Intriguant… Un membre du culte de Rendil, donc.

— Mais c’est insensé ! s’emporta Lefrid, prête à s’extirper de son trône. Ses adhérents sont pacifiques.

— La plupart, oui. Votre Majesté, il s’agit d’une branche extrémiste. Minoritaire mais puissante. Ils n’en sont pas à leur premier coup. En revanche, s’en prendre directement à Idramir est une avancée inquiétante…

— Que faire ? La sécurité de mon peuple est la priorité absolue. Je vous avais promis une nouvelle vie paisible… Vous fuyez un empire instable, dans lequel vous avez enduré mille tourments, et cette aubaine vous trahit. Je suis tellement, tellement désolée.

Elle n’est pas responsable. Nous devons nous battre pour gagner cette tranquillité si inaccessible. Devançant encore ses camarades, pendant que Lefrid et Cynka se consultaient, Jizo s’agenouilla juste devant sa reine. Même Vouma écarquilla les yeux.

— Ma reine, dit-il, permettez-nous d’agir. Vous nous avez accueillis. Vous nous avez offert un foyer. À nous de nous montrer redevables.

— Il ne faut pas faire preuve d’autant de déférence ! rétorqua Lefrid. Ce n’est pas votre combat. La sécurité des habitants d’Ymaldir Hadoan, y compris la vôtre, relève de ma responsabilité.

— Il peut le devenir. Je vous en conjure, nous aimerions apporter notre contribution.

Lefrid réfléchit un moment, durant lequel Jizo se redressa. Il s’autorisa un coup d’œil derrière lui et constata tant l’acquiescement que la sombre mine de ses compagnons. La lutte ne semble jamais d’achever. Aurons-nous la force de mener cette bataille ?

— Une si bonne volonté ne peut être refrénée, conclut la reine. Très bien ! Une enquête s’avère nécessaire. Cynka, en tant que responsable d la sécurité, peux-tu les aiguiller ?

Une pointe d’agacement dépara la garde à la stupéfaction de tout un chacun. C’est son rôle, elle n’a aucune raison de grogner ! Puis même si elle n’est pas commode, elle a l’air forte, donc son aide serait bienvenue.

— Je peux, accepta Cynka. Par contre… Je préfèrerais m’entretenir avec Jizo. Seuls à seuls, vous voyez ?

— Pourquoi ? s’étonna Nwelli. Nous sommes tous concernés !

— Il est le plus concerné.

— Sympathique…, marmonna Irzine. J’ai un petit doute.

— Et puis, point d’offense, ma chère Irzine, mais Jizo ressemble le plus au statut de meneur parmi votre petit comité. Un simple dialogue entre nous deux, ensuite nous aviserons. Si notre reine y concède, bien sûr.

— Cela me paraît raisonnable, dit Lefrid. De mon côté, je vais devoir me rendre à l’hôpital Adresi. J’imagine que les victimes de l’attaque y ont été conduits… Je dois les soutenir, même si mon support sera juste moral.

— Prévoyez une escorte. Les actes de ces fanatiques sont politiques, ce ne serait donc pas surprenant que vous soyez leur prochaine cible.

Lefrid déglutit avant de s’éponger le front. Cynka ne mâche pas ses mots, mais cette attitude est essentielle. Elle tient à la vie de sa reine plus que tout. Ce fut avec hésitation que la dirigeante marcha vers l’extérieur, sentiment partagé parmi les compagnons de Jizo. Avant même leur sortie, Irzine chuchota son oreille :

— Je me suis toujours méfiée de Cynka. Fais attention.

Les nerfs de Jizo se durcirent, ce même s’il feignit l’impassibilité en croisant le regard de la garde. Pas de panique, tout ira bien.

— Ne t’en fais, susurra Vouma. Je suis là.

Étrangement, je ne me sens pas plus rassuré.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0