Chapitre 60 : Éternité dans l'obscurité

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ORANNE


Recroquevillée dans sa froide cellule, Oranne distinguait à peine son environnement. Elle s’orientait par l’éclat oscillant des torches, lesquelles éclairaient les cages voisines. Nul ne lui tenait compagnie, sinon les rats infiltrés dans les anfractuosités de la pierre austère, ainsi que les squelettes striés de poussière et de toiles.

Serais-je la prochaine ? Nourrie au pain sec et à l’eau, il ne me restera bientôt plus que mes os ! L’impératrice s’assure que je reste captive dans l’opacité. Que je perde la notion du temps, et sans doute l’esprit.

La prisonnière s’était adossée contre le mur. Tant l’engourdissement de ses membres que l’assèchement de sa gorge la turlupinaient. Il s’agissait pourtant de maux bien minimes en comparaison de ces souvenirs. Lancinée, Oranne ne pouvait s’en extraire. Deux cimeterres empalant son époux. Phedeas expirant son dernier souffle sous ses lamentations.

J’ai vidé les larmes de mon corps, et j’en redemande encore. Si j’avais été à la hauteur, je ne serais pas ici à me dolenter. Le trône impérial était-il un fantasme inaccessible ? Peut-être que tout ce temps, je vivais dans le déni, incapable de concevoir que personne ne pouvait terrasser Bennenike l’Impitoyable.

Oranne essuya sa mucosité du revers de la main. Néanmoins échoua-t-elle à s’inspirer d’autres forces : même remuer les pieds lui était ardu. Elle fixait la cellule d’en face, de profonds cernes sous les yeux, envahie de nausée.

C’est une bien lente agonie. Je souhaite juste quitter ce monde horrible le plus tôt possible. S’il existe quelque chose après la mort, j’y retrouverai Phedeas, et nous nous épanouirons à défaut d’avoir succédé dans notre rébellion. Ce n’est pas ce que prédisait la croyance en l’Incorporel ? Ha, mon amour, tu as au moins rejoint ces parents qui t’avaient tant inspiré.

Tout juste la jeune femme releva la tête à l’approche des foulées. Une ombre s’agrandissait dans la lueur de la salle. Par-devers la cellule s’imposa Dénou, habillée d’un chemiser pourpre en coton, aux antipodes des guenilles maculées d’Oranne. Son dédain la rendait intimidante. Elle a assisté notre humiliante défaite. D’après son regard, elle doit jubiler…

— Ainsi donc, nargua l’adolescente, je ne t’appellerai jamais « belle-sœur ».

— C’est pour cela que tu me rends visite ? demanda Oranne d’une voix plus faible qu’escomptée.

— Entre autres. Oranne Abdi, tu ne rayonnes pas autant que lors de notre ultime rencontre. Si j’avais su que tu fomentais une trahison… J’aurais empoisonné ta coupe. Comme tu as fait avec cette pauvre nourrice.

La captive se pinça les lèvres, trimant à soutenir pareille sévérité. Elle se racrapotait à l’allongement du sourire de Dénou.

— Je ne voulais pas ! se défendit Oranne. Je m’y suis forcée seulement parce qu’on m’y a contrainte.

— Oukrech ? fit Dénou. Tu t’es soumise à lui comme à ton fiancé. Renverser le pouvoir est stupide, se persuader de l’accomplir sans la moindre effusion de sang l’est davantage. Pauvre idiote. J’ai failli perdre mes cousins à cause de toi.

— Au lieu de quoi tu as perdu ton frère.

— Que je ne pleurerai pas. Au contraire, si ma tante m’y avait autorisée, j’aurais dansé sur son cadavre couvert de tes larmes.

— Comment oses-tu…

— Je te vexe, très chère ? Tu es pourtant consciente de l’horrible personne qu’il était. À ton avis, combien d’innocents a-t-il massacrés ? Combien de villages a-t-il incendiés ?

— Il était loin d’être parfait, je concède…

— Un bel euphémisme ! Et même si j’omets ses actes répréhensibles, il s’est révélé aussi coupable d’adultère. Ruya zi Mudak, que cette femme s’appelle. Elle vit encore et mène sa propre rébellion : elle sera probablement la prochaine cible de Bennenike. Forte de ces informations, pardonnerais-tu encore Phedeas ?

— Oui, car je l’aimais.

Dénou se fendit d’un éclat de rire contre lequel Oranne se rembrunit. Après quoi la prisonnière plissa les yeux, trop faible pour répliquer.

— Je suis bien plus mature que toi malgré mes quatorze ans, assena l’adolescente en tirant la langue. Il était temps que la rudesse de la réalité te rattrape.

— De la vantardise, maintenant ? désespéra Oranne.

— Tout à fait ! Ces derniers mois ont été un véritable calvaire. Je ne compte plus le nombre de jours où j’étais prisonnière, sans parler de cette interminable traversée du désert. Mais dans tout malheur naît du positif : je me suis endurcie, portant les armes pour la première fois de mon existence. Il sera pour moi bientôt l’heure de suivre ma vocation. Si je m’applique, je serai peut-être un jour cheffe d’une cité !

— Pauvre enfant… Tu ne réalises pas la véritable nature de Bennenike. Elle use de manipulation pour légitimer son despotisme. Voilà pourquoi elle a cherché à me rallier à sa cause, et maintenant elle m’emprisonne à défaut d’avoir réussi.

Serrant les poings à hauteur de sa taille, Dénou foudroya son interlocutrice des yeux.

— C’est moi que tu appelles « enfant » ? s’irrita-t-elle. Toi qui rêvais d’un trône alors que tu étais illégitime ?

— Je n’agissais pas par pure égoïsme ! se justifia Oranne. Je me suis juste aperçue des impacts de la politique de l’impératrice.

— Fichue menteuse. Tu proviens d’une riche famille marchande. Tu n’as jamais connu la faim, ni la misère. Tu t’épanouissais dans ton cocon, auprès de mon imbécile de frère. De quoi aurais-tu pu te plaindre ?

— Une noble qui critique une bourgeoise… On aura tout vu. Et puis, il ne s’agissait pas de moi, mais du peuple opprimé.

— Épargne-moi tes fadaises de révolutionnaire. Le peuple adore Bennenike. Le peuple lui voue un culte !

— Le peuple n’est pas une unique entité définie par une idéologie unique. Je l’ai côtoyé durant mon séjour à Amberadie, quand je voyais encore la lumière du jour… Il existe une opposition à l’impératrice, mais elle est réprimée. Scafi en est le parfait exemple.

D’un soupir Dénou marqua son désaccord. À quoi bon débattre avec elle ? Il est trop tard. Bennenike lui a lavé le cerveau. Elle se retira un peu, non sans toiser la prisonnière.

— Tu es bornée, lâcha-t-elle. Cette visite m’a divertie, je reviendrai peut-être un jour. En attendant, le devoir m’appelle. Nous allons t’apporter un petit présent.

De quoi parle-t-elle ? Dénou abandonna une jeune femme perplexe. Son ombre oscillait dans l’allée, seulement pour céder sa place à une silhouette plus imposante. Miroita la lance sous la lumière des torches. Sitôt que Badeni se dressa devant la cellule, la mine grave, Oranne se mit à ramper. Elle exsudait d’abondance comme son cœur battait la chamade. Tant pis si je perds en dignité, je dois la supplier !

— Brave capitaine Badeni ! s’époumona-t-elle. Fauche-moi de ta lance !

— Je déteste ce genre d’insinuations, trancha la garde. C’est trop tôt pour que ton esprit divague.

— Je te l’implore ! Laisse-moi quitter ce monde ! Laisse-moi rejoindre Phedeas ! Vous n’aurez plus à me nourrir, vous n’aurez plus à entendre mes pleurs !

— Nous ne percevons rien du tout. Ces cellules ont été volontairement construites dans les entrailles du palais.

— Mais je mérite de mourir, n’est-ce pas ?

— Mon opinion n’a aucune valeur. Je me contente d’obéir aux instructions de notre vénérée impératrice. Elle m’en a donné une toute particulière.

— Qui ne consiste pas à m’occire ?

Badeni assena un coup de pied Oranne qui fut éjectée contre le mur. Dans la brutale collision, elle glissa maladroitement sur le sol humide. Ses phalanges crissèrent, ses bras tremblèrent, l’humiliation était totale.

Or la cellule s’ouvrit. Guère pour elle, puisque trois gardes lui barrèrent le passage. Ils jetèrent un cadavre à côté de la jeune femme. Phedeas ! Mais pourquoi ? Plaquant sa main contre sa bouche, elle s’empêcha de hurler, mais ses larmes s’écoulèrent sans répit. Les exhalaisons lui donnaient envie de dégobiller par surcroît.

Sous la satisfaction de ses ennemis.

— Existe-t-il plus pitoyable que toi ? tança Badeni. Incapable de t’accrocher à la vie, tu rampes pour nous implorer de t’achever. Bennenike a prévu tout autre chose pour toi.

— Pourquoi m’envoyer Phedeas ? cria Oranne. Que vous l’aimiez ou non, il était un membre de la dynastie Teos ! Il mérite des funérailles décentes !

— Pas de sépulture pour les traîtres. D’après notre impératrice, le mieux était que son cadavre pourrisse auprès de la seule personne assez stupide pour l’aimer.

— Votre méchanceté n’a aucune limite… Vous m’infligez cette vue ? Mais je vais voir sa dépouille se décomposer !

— Bien deviné, félonne, puisque c’est le but.

Leur sourire s’élargit au grésillement des flammes. Penchée par-dessus son partenaire, Oranne sanglotait encore, consciente qu’elle ne s’extirperait guère de cette vision. Je vais en finir traumatisée... Pauvre Phedeas. J’aurais dû être à ta place.

— Et puisque tu l’aimais tant, dit Badeni, tu es libre de profiter de lui tant que son corps est encore frais. Si tu vois ce que je veux dire.

D’ultimes foulées résonnèrent avant de l’abandonner dans la solitude.

Plus rien ne la motivait à exister, pourtant on refusait d’offrir le repos à Oranne. Elle se réfugia dans le coin de sa cellule, noyée par les pleurs, ébranlée de tressaillements. Peu importait comment elle s’orientait, le cadavre de Phedeas Teos s’imprimait dans son esprit.

Il l’accompagnerait durant toute son incarcération. Aussi longue fût-elle.

Je veux mourir !

Je veux mourir.

Je veux mourir…

FIN DU TOME 2

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