Partie 12 - Samuel
Le portail se referme et la lumière claque comme une gueule. Une seconde de silence trop lourd, saturé de tout ce qui vient de se passer. Mon cœur cogne dans ma poitrine comme un coup de marteau. Le vide qu’elle a laissé me rend malade. Comme si on m’avait volé l’air, comme si je n’étais plus qu’un corps qui flotte dans un espace trop vaste pour lui.
J’en peux plus. Je serre les dents, les poings, tout ce que je peux pour ne pas hurler ma frustration, pour ne pas laisser la colère m’envahir tout entier. Mais putain, c’est quoi cette impotence ? j’ai fait exactement ce que Suwan voulait. J’ai merdé. J’ai hésité. J’ai ouvert une porte et il s’y est engouffré. Il a tiré sur mes faiblesses comme sur un jouet, et moi, comme un con, je me suis fait avoir.
- Merde !
Mon poing part contre le mur. Le bruit du choc me résonne dans l’os. Putain. Elle est partie. Il l’a eue. J’ai rien pu faire. Rien. Bordel. Toutes mes bonnes décisions, toutes mes distances, foutues en l’air. Trop lâche. Trop lent.
- Il l’a eue, souffle Eishen d’un ton grave.
Je me tourne vers lui, le regard noir. En réalité, je ne sais pas si je lui en veux. Lui aussi a vu. Lui aussi sait. Et pourtant il semble si… détaché. Calme. Trop calme. Ça me rend dingue. Sa sérénité, là, elle me fout la rage. Parce qu’en moi, tout bouillonne.
- Il ne lui fera pas de mal, je souffle, surtout pour me convaincre que c’est vrai.
Je sais que je mens. Je sais que Suwan est capable de trucs terribles quand il veut. Et Alexia, merde, Alexia n’est pas juste une gamine fragile. Y’a quelque chose chez elle. Une clé. Un truc que personne n’a su lire. Et Suwan l’a vu. Il l’a compris avant moi, avant tout le monde. Et il a fait de la souffrance un moyen d’obtenir ce qu’il veut. Comme si la douleur était un outil.
Eishen arque un sourcil.
- Tu penses vraiment ça ?
Je ravale, bouche sèche, pensées en vrac. Oui. Non. Putain. Comment être sûr ? Suwan est brillant, mais tordu. Quand il veut quelque chose, il va très loin. Et Alexia… elle est prise au milieu d’un truc qu’elle ne comprend pas.
- Je vais la récupérer, je grince entre mes dents.
Les mots sonnent creux, mais je m’en sers comme une d’une promesse à ma propre douleur. Une façon de me persuader que je peux tout réparer.
- Bonne chance, lâche le garçon. Moi, j’ai un rapport à faire.
Il s’en va. Sérieux ? Il me sort ça maintenant ? Après qu’on a tout foutu en l’air ? J’ai pas la force de l’envoyer bouler. J’ai trop de questions qui me bouffent. Pourquoi Suwan l’a emmenée ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi j’ai rien vu venir ? Pourquoi j’ai été con au point de laisser faire ?
- C’est tout ? je finis par hoqueter.
- Je vais essayer de retarder les recherches officielles du Conseil, mais je ne peux rien promettre. Si Alexia représente quelque chose d’important pour eux, ils ne vont pas la laisser filer entre leurs doigts.
Ça me retourne. Si Suwan l’a emmenée dans son pensionnat, c’est précisément ce que le Conseil cherche. Alors on n’est pas dans la merde. On est dans l’abîme. Le sol se dérobe sous mes pieds. Tout explose. Alexia est dedans, jusqu’au cou. Elle ne le sait peut-être pas encore, mais elle est prise au piège, comme une pièce d’un échiquier que l’on déplace sans qu’elle n'ait son mot à dire.
Putain, si c’est vrai, ça craint grave.
Je ferme les yeux. Si elle est bel et bien au centre de tout ce merdier, alors quelqu’un était déjà au courant. Depuis le début. Depuis sa naissance. Et il n’y a qu’une seule personne à qui poser la question. Une qui pourrait tout expliquer. Et ça me fout la gerbe. Parce que si tout ça est réel, je vais devoir affronter ce que je fuis depuis des années.
Je me calme, respire, et me dirige vers la sortie.
- Où tu vas ? me lance Eishen.
J’hésite. Tête pleine de bordel. Mais une chose me pousse en avant, une certitude viscérale : il faut que j’aide Alexia.
- Trouver sa mère.
La promesse se colle à ma gorge et devient une douleur brûlante. Je marche sans réfléchir, sans compter les heures. Chaque pas martèle ma colère jusqu’à ce que la rue s’ouvre sur la maison d’Alexia : énorme, froide, sans chaleur. Une façade grise qui bouffe la lumière. J’avais imaginé autre chose. Mais la fenêtre de sa chambre, elle, ne ment pas. Rideaux violets froissés, livres éparpillés sur les étagères, cadres en désordre. Tout ce bazar semblait vibrer de l’énergie qu’elle dégageait. Tout, sauf la façade. Comme un monde caché derrière une barrière qu’on ne voit pas, mais qui existe bel et bien.
Je reste planté dans la rue, l’esprit en vrac, partagé. Confronter Sophie, sa mère, c’est dangereux. Peut-être même une erreur. Mais je n’ai pas d’autre choix. Si je ne peux pas comprendre cette famille, si je ne peux pas tirer au clair leur passé, je perds Alexia. Et Suwan a déjà pris trop d’avance.
Putain. Je ne peux pas me permettre d’échouer.
Je frappe à la porte. Une fois. Deux fois. Putain… qu’est-ce que je fous là ? Je martèle encore, le poing prêt à éclater, le cœur en vrac. Chaque seconde qui passe me donne l’impression que le monde entier se fout de ma gueule. Le bruit du heurtoir me paraît énorme. Comme si tout dans cette baraque était en décalage avec le reste du monde.
La porte s’ouvre enfin. Une femme. Sophie. La mère d’Alexia. Et merde. Rien que son regard me fige sur place. Froid. Sec. Putain de glaciale. Aucun doute, aucun accueil, juste une haine brute qui me tombe dessus comme un coup de massue.
- Qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle me toise, tranchante, et j’ai juste envie de hurler. Mais non, je dois respirer, rester concentré.
- Alexia est en danger, je lâche, la mâchoire crispée.
Rien. Elle me jauge, elle scrute, comme si elle pouvait lire tout ce que je pense. Et merde, elle sait. Elle sait. Tout. Comment ?
- Elle a disparu ?
Sa voix s’élève, furieuse. Mais pas d’inquiétude. Non, juste cette rage… cette haine que je ne comprends pas encore.
- C’est à cause de vous, gronde-elle. Toi, Suwan… vous n’auriez jamais dû l’approcher. Jamais.
Suw… comment… son nom m’arrache un juron silencieux. Elle sait. Elle sait tout de lui, et… merde. J’ai rien vu venir. Son regard me transperce, tordu par la colère. Je n’ai jamais vu une mère aussi furieuse, si… déterminée.
- Vous avez ruiné sa vie, continue-t-elle d’une voix plus basse, tremblante de colère.
Putain. Chaque mot me brûle, me vrille. La rage, la colère, la frustration… ça me bouffe de l’intérieur. Et d’un coup, les pièces du puzzle glissent en place. Son contrôle, son besoin de tout surveiller… c’est pas par instinct maternel. C’est une peur. Une nécessité. Je sens le sol se dérober sous mes pieds. Elle sait. Il y a dans sa voix une haine trop profonde. Trop personnelle. Elle savait depuis le début. Que tout ce merdier allait nous tomber dessus.
- Vous travaillez pour eux, je murmure sans même y réfléchir.
Silence. Son regard se durcit encore.
La Confrérie.
Ce putain de nom de merde que les Anciens se sont donnés pour la branche Européenne. Fraternité, solidarité, tout le baratin. Ramassis de foutaises. Vaste fumisterie. Une bande de parasites, des salauds qui se prennent pour des dieux. Qui tranchent qui doit vive. Et qui crève.
Mon estomac se tord.
- J’ai déjà perdu assez de temps, dit-elle enfin. Si je t’ai laissé tranquille jusqu’ici, c’était par respect pour ton père que je connaissais bien.
Pause. Ses yeux brûlent.
- Mais aujourd’hui, c’est à cause de toi que ma fille est en danger. Tu vas payer pour ça.
Sa voix est sèche, tranchante. Pas une menace en l’air. Une condamnation. Je sens ses mots me prendre à la gorge. Mais je ne peux pas reculer. Peu importe ce qu’elle croit de moi.
- Je peux aider, je souffle.
Elle éclate d’un rire sans joie.
- Tu en as bien assez fait.
La porte s’ouvre derrière elle. Une silhouette apparaît dans l’ombre du couloir. Antoine. Le daron de remplacement.
- Ça suffit, dit-il en posant une main sur l’épaule de sa femme.
Sophie se raidit mais se tait. Antoine se tourne vers moi et incline la tête.
- Pars, Samuel.
Avertissement. Lui aussi en sait plus que tout le monde. Toujours présent en toile de fond dans la vie d’Alexia. Pourquoi intervenir ? Pourquoi m’aider ?
Sans lui, j’aurais été livré. Je reste figé comme un con. Sophie me claque la porte au nez.
Je recule, tremble comme une merde. Je n’ai rien pigé à ce qu’il vient de se passer, mais une chose est sûre.
Il faut que je retrouve Alexia avant elle.
Avant la Confrérie.

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