Partie 24 - Samuel
L’odeur me frappe avant même que j’aie passé la grille. Fer, huile rance, moisi qui s’accroche aux murs comme un parasite. Tout le parfum d’une usine morte. Je l’ai dans le nez depuis des semaines. Elle me colle à la peau. Elle me rappelle des rendez-vous, des promesses bafouées, des silences trop gros pour être honnêtes. L’usine, cet endroit paumé entre deux mondes. Entre l’abandon des humains et les arrangements douteux des Bêtas. Là où Eishen et moi on se voit, où on se parle sans se faire totalement confiance. Toujours à la même heure, toujours les mêmes gestes. D’habitude, c’est lui qui m’attend. Dos au mur, capuche sur les yeux, prêt à bondir au moindre signe suspect. Un bon petit soldat.
Et aujourd’hui, il est en retard.
Je passe la grille éventrée, contourne la montagne de gravats comme on contournerait une tombe. Le silence est lourd, pas le silence confortable, celui qui vous laisse réfléchir au sens des choses. Non. Le silence qui pèse et vous renvoie vos propres démons en pleine gueule. J’avance jusqu’à la grande halle centrale, là où le béton s’effondre par plaques et où les poutres rouillées dessinent des croix obliques dans la lumière pâle. Je m’appuie contre un pilier fendu, j’ai froid jusque dans les os. Mon pied tape contre une barre de fer tordue. Clang, clang, clang. Un son sec, métallique. Ça me résonne dans la cage thoracique. J’ai pas la patience pour ça.
Il est jamais en retard, ce con.
Et ça, ça ne me plait pas du tout.
Je fixe le vide. Les ombres avancent, dévorent la lumière. Il fait froid. Un putain de froid d’hiver, lourd et humide, qui s’infiltre jusque sous la peau. Pas la morsure franche du gel, non. Plutôt cette humidité sournoise, poisseuse. Le genre de froid qui vous rappelle que vous êtes seul. Et que personne ne viendra en cas d’emmerde.
Je déteste attendre. Parce que quand j’attends, je rumine. Et ces derniers temps, ruminer, c’est pire que se foutre en l’air. Pourquoi j’ai rien vu venir ? Pourquoi j’ai laissé Suwan la prendre comme ça ?
Je ferme les yeux. L’image revient. Elle est nette, gravée à l’acide sous mes paupières.
Alexia.
Ses yeux, ce jour-là, quand Suwan a disparu avec elle. Pas de colère. Pas encore… Juste cette incompréhension brutale, ce vide dans son regard. Comme si je venais de lui arracher la seule chose stable dans son putain de monde. Elle m’a regardé comme si le sol s’effondrait sous ses pieds, comme on regarde un étranger au moment précis où on réalise qu’on s’est trompé sur lui. Que tout ce qu’on croyait savoir n’était qu’un mensonge.
Et moi j’ai rien dit.
Je l’ai laissée partir.
Connard impuissant.
Un bruit de pas. Enfin. La silhouette se découpe dans l’entrée. Même godasses de merde. Même dégaine nonchalante. Eishen.
Putain, enfin.
Il traîne, fait le malin, mais je lis autre chose dans ses épaules. Le type est crispé. Il essaie de paraitre détendu, mais il a cette manière de balancer le bras gauche, ce déplacement minime. Il cache quelque chose. Et ça me met en rogne.
- Tu en as mis du temps, je crache, sec, comme si la patience me relevait d’une vertu que je n’ai jamais eue.
Il hausse les épaules. Trop calme, trop propre. Trop faux.
- J’avais un truc à régler. On peut cause de ton problème maintenant ? lâche-t-il comme pour me tester.
Je le fixe. Y’a ce jeu stupide qu’il aimerait mener. Me faire croire qu’il est mon pote. Que lui aussi tient à Alexia. Que lui aussi veut la retrouver. Mais plus les jours passent, plus je vois le masque tomber. Je ne suis pas né de la dernière pluie.
- Notre problème, je reprends. Le tien comme le mien. Tu m’avais promis qu’on mettait tout en commun. Tu m’aides à la retrouver.
Il se fend d’un sourire froid.
- Je t’aide. Mais je commence à me demander si tu te fous pas de ma gueule, Sam.
Ses yeux s’accrochent aux miens, essaient de me sonder. Putain. Il veut savoir jusqu’où je suis prêt à aller. A quel point je suis naïf.
- Tu ne veux pas juste la retrouver. Tu veux le pensionnat. C’est ça que t’essaies de gratter depuis le début.
Il inspire. Ne nie pas. Son silence me casse en deux. Il a jamais été net. Depuis le début putain. Toujours la même histoire. Loyauté partagée, fauteuils confortables pour les salauds qui jouent sur les deux tableaux. Le Conseil. Les ressources. Il a toujours gardé les deux pieds chez eux. Chez les bâtards qui ont détruit ma vie.
- Tu bosses pour la Confrérie, j’abats. T’as toujours bossé pour eux. J’ai été con de croire que t’étais là pour Alexia. Que t’avais un soupçon d’amitié dans ton putain de coffre-fort à émotions.
Sa mâchoire tressaute. Une fraction de seconde.
- T’imagines vraiment que je la laisserais aux mains de Suwan ? crache-t-il. Tu penses qu’elle est en sécurité avec lui ?
Je ris, amer.
- Et toi, tu crois qu’elle irait mieux au Conseil ? Que ceux qui ont exécuté ma vie vont la garder comme une enfant de chœur ? Ils l’ont droguée, ils l’ont fliquée, ils ont éteint ma famille pour moins que ça.
Ses traits se pincent. Je l’ai touché. Mais ça ne suffit pas. Il est là pour une seule chose, je le vois maintenant. Et même le pacte ne peut rien pour moi. Il le contraint seulement à fermer son bec et ne rien déballer au Conseil. Mais rien ne l’empêche d’agir, de contourner les putains de règles de ce serment.
- On cherche le même endroit, toi et moi, lâche-t-il finalement. Mais pas pour les mêmes raisons.
- Tu parles comme un traître, je souris amer. Toi, tu rêves de la ramener au Conseil. Moi, je veux la sortir de ce merdier. Libre.
Un silence s’étire. Son regard s’envole. Puis il débite, trop vite :
- Faut que je la retrouve avant eux. Avant la Conseillère.
Le mot tombe comme une enclume.
Eux.
La Conseillère.
La hiérarchie froide, brutale, qui décide qui vit et qui crève.
Je sens mes entrailles se tordre.
- … Sa mère ? je souffle, la bouche sèche.
Eishen baisse les yeux. Il ne peut pas mentir. Pas depuis ce pacte, pas depuis ce qu’on a gravé. Mais il n’a pas besoin de parole. Son silence en dit plus que tout. Il sait qui donne les ordres. Qui frappe. Qui écrase. Qui détruit. Et il sait qu’elle est dangereuse.
Tout s’emboîte. L’incendie, les cachets, les effacements. Je sais que Sophie a des parts dans la machine. Un pouvoir, une influence. Mais elle ne travaille pas pour eux. Elle en fait partie, à part entière. Ce n’est pas une bureaucrate planquée derrière un ordi.
J’ai envie de gerber. Putain, comment j’ai loupé ça ? Comment j’ai été aussi con ? Suwan m’avait prévenu. Foutus avertissements à demi-mots, ce ton acide, ce regard qui brûle quand il parlait de « certains », du Conseil « qui tranche trop vite ». Jamais il n’a dit son nom. Mais la colère, le dégoût sourd qui le bouffait de l’intérieur… j’aurais dû le sentir. C’est elle. C’est Sophie. La Conseillère.
Et maintenant, ça me frappe en pleine gueule. Ce n’est pas Suwan qui est obsédé, c’est Sophie qui lui colle aux basques. C’est elle la lionne enragée. Pas une simple fonctionnaire zélée : quelqu’un qui a les moyens et la volonté de le faire taire. Quelqu’un qui sait effacer des vies d’un putain de coup de tampon bureaucratique. Elle veut l’écraser. Le faire taire. L’effacer de l’histoire comme elle a effacé la mémoire de sa fille.
Suwan, avec ses airs de savant fou et ses obsessions, n’était pas naïf quand il a pris Alexia. Il savait qu’elle serait la première cible de Sophie. Il a fait bien plus que la protéger. Il l’a soustraite à ça. A elle.
Elle a tout fait pour que sa fille oublie. Les somnifères, les silences, les demi-mensonges. Et maintenant, elle veut la récupérer avant que Suwan ne crache tout. Parce qu’il sait, même si sa mémoire est bloquée. Il était là, avec Alexia.
Eishen croise les bras. Sa fierté s’est envolée.
- Je te l’ai dit, murmure-t-il. Je travaille pour le Conseil. Je t’ai jamais menti là-dessus.
- Non, t’as juste joué les potes, les confidents, les alliés. Tu m’as fait croire que t’avais des doutes. Que tu voulais comprendre. Que t’étais là pour Alexia. Alors que t’es juste leur petit exécutant bien dressé.
Je veux partir. Tourner les talons, foutre le camp loin d’ici, loin de cette trahison rampante que je sens me grimper le long de la colonne. Mettre fin à cette farce. Mais deux ombres sortent des ténèbres comme si on les avait arrachées à la nuit. Pas de bavardage. Masques lisses, manteaux noirs. L’assurance des types qui font le sale boulot. Les bras armés du Conseil.
L’un d’eux s’avance, sa voix métallique et lisse transperce l’air comme un couperet.
- Samuel Perret, par décision du Conseil, tu es placé en état d’arrestation pour trahison et violation du Code civil des Bêtas. Tu seras jugé à Bétalène.
Mon nom sonne comme un coup de sifflet mortel. Le sang dans mes veines devient lourd. Le cœur me martèle la cage. Ils pensent m’intimider. Qu’ils essaient seulement.
Eishen me regarde, la mâchoire serrée. Pas de regrets. Juste une acceptation cynique. Ce sale type. Il joue sa partition. Ça me dégoute. Il ne bouge pas. C’est juste une étape pour lui, un petit sacrifice au nom du Conseil.
- C’est un piège, je grogne, prêt à exploser. C’est pour faire venir Suwan. Vous espérez qu’il m’aime assez pour se montrer.
Il me toise, et dans son air il y a une minuscule hésitation. Comme une ride dans le masque de sa neutralité. Mais au lieu de nier, il soupire. Comme si c’était une évidence. Comme si j’étais trop con pour le comprendre plus tôt.
- Ça peut marcher. Tu peux t’en sortir, Sam.
Je ris. Un rire sans joie, sans chaleur. Juste du vide. Je le fixe, les poings serrés à m’en blanchir les phalanges.
- Tu crois que je vais collaborer ? Tu sais ce que ça coûte, de servir d’appât pour des gens comme vous ? Hein, Eishen ? Tu sais ce que ça fait de perdre tout pour le bon plaisir de la Confrérie ?
Je m’approche d’un pas, assez prêt pour qu’il entende chaque mot.
- Vous avez exécuté mon père, planqué derrière un soi-disant duel de pouvoir. Et vous avez buté ma mère. Éliminée. Effacée. Juste pour faire taire ce qu’elle savait. Et tu viens me dire que « ça peut marcher » ?
Le silence qui suit est glacial. Même le vent semble s’arrêter. Il ne répond pas. Il baisse à peine les yeux, mais c’est trop tard : je l’ai vu. La gêne. La peur. La résignation. Les masques restent impassibles. Les mains se rapprochent des menottes. J’inspire. J’ai le goût du fer dans la bouche, mais je me tiens droit.
Qu’ils m’enchaînent. Qu’ils m’emmènent. Qu’ils me jugent à Bétalène, ou qu’ils m’abattent sur place.
Je ne me tairais plus. Pas cette fois.

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