Partie 36 - Samuel
Les jours se bouffent les uns les autres, comme des bêtes affamées. Il n’y a plus ni matin ni nuit. Juste cette lumière blanche qui suinte du plafond, jamais éteinte, et qui me brûle les yeux jusqu’à la nausée.
J’ai arrêté de compter.
Le sol est froid. L’humidité s’infiltre dans tout. Dans mes os, dans mes plaies, dans mes rêves aussi. Je sens encore la pierre à travers ma peau, comme si j’étais devenu une partie du mur. Et l’odeur… une odeur de métal et de chair. De linge jamais lavé. De fin du monde.
Je suis un tas de crasse.
Un corps qui respire encore, sans trop savoir pourquoi.
Ils ont essayé de me briser, mais j’ai tenu. Pas un mot. Pas un nom. Ni Suwan, ni Alexia, ni le pensionnat. Rien. Je ne leur ai rien donné. Je ne leur donnerai jamais rien.
Mais parfois, la douleur est si lourde que j’ai envie qu’ils en finissent. Que quelqu’un vienne, qu’on arrête cette lente agonie. Parce que ce n’est pas la douleur le pire. C’est le silence.
Le silence et le temps.
Quand la serrure grince, mon cœur s’arrête net. Un instant, je crois que c’est la fin.
Mais non. C’est lui.
Eishen.
Toujours cette même silhouette droite, un peu raide, le visage fermé. Il a l’air épuisé, lui aussi. Peut-être plus que moi, d’une autre façon. Il s’approche, referme la porte derrière lui, pose une bassine au sol. L’eau fume légèrement. L’odeur du savon flotte dans la cellule, presque irréelle.
- Tu pourrais frapper avant d’entrer, je grogne.
- Si je frappais, on m’entendrait.
Il se baisse, trempe un linge dans l’eau, l’essore lentement. Je remarque ses mains : tremblantes. Pas de peur, non. De fatigue. D’hésitation. Puis il me passe le tissu sur le visage, sans rien dire. Je laisse faire.
L’eau coule sur ma peau, soulève la crasse, la sueur. Elle brûle un peu, entre dans les plaies. Je ferme les yeux. C’est presque agréable.
Presque.
- T’as une sale gueule, je marmonne.
- Tu devrais voir la tienne.
- Je la sens, ça suffit.
Il sourit à peine. Un pli au coin de la bouche. Puis son regard change.
Je le vois venir. Il a quelque chose à dire. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
Il hésite.
- Crache, Eishen.
Il respire un grand coup, garde les yeux sur la bassine.
- Je crois… que j’ai vu Alexia.
Je redresse la tête, brutalement. Le monde se fige.
- Quoi ?
- Dans les rues de Bétalène.
- Tu te fous de ma gueule.
Il secoue la tête. Sérieux. Trop sérieux.
- Elle était seule ?
- Non. Il y avait un homme avec elle.
Il marque une pause.
- Et je jurerais que c’était Suwan.
Je sens tout l’air sortir de mes poumons d’un coup.
Suwan. Ici.
Et Alexia avec lui.
Putain.
Je me relève, manque de m’écrouler, attrape le mur pour tenir debout.
- Il a pas fait ça. Il a pas pu faire ça.
Ma voix tremble, déraille.
- Il l’a amenée ici ? Dans cette foutue cité ? C’est quoi son problème ? Il a pété un câble ?
Je donne un coup de poing contre le mur. Le choc me vrille la main, du sang jaillit.
- Putain, Eishen ! T’aurais pu faire quelque chose !
- J’étais pas sûr, dit-il, la voix basse. J’ai cru… que c’était une hallucination.
- Pas sûr ?
Je ris, un rire sec, nerveux.
- T’as cru halluciner une fille aux yeux gris avec un taré en manteau noir ? Réveille-toi ! Si elle est ici, elle va crever !
Je me passe les deux mains dans les cheveux, incapable de respirer.
Je la revois. Alexia, fragile, paumée, à moitié cassée par ce qu’elle a vécu. Et lui, Suwan, qui la balance au milieu du nid, comme si ce n’était rien.
Bordel.
- Eishen, tu comprends pas. Elle est pas en sécurité. Pas ici. Pas tant que Sophie est dans le coin.
Il relève la tête.
- Sophie ?
- Ouais. Sophie Brunault.
Je le vois froncer les sourcils, cherchant à recoller les morceaux. Puis le déclic. Son visage se fige.
- Attends… Tu veux dire la conseillère Brunault ?
- Ouais.
- C’est… sa mère ?
- T’as tout compris, Einstein.
Il recule d’un pas, abasourdi. Je le regarde, un sourire amer aux lèvres.
- T’en mets du temps à piger les évidences.
Il secoue la tête, comme pour chasser l’idée.
- Personne ne sait ça, murmure-t-il. À Bétalène, personne sait qu’elle a une fille. Même dans les archives du Conseil, elle est enregistrée comme célibataire.
- Évidemment. Elle s’est arrangée pour effacer tout ce qui pouvait la relier à Alexia.
Eishen se frotte le visage, soupire.
- Tu sais, je la croise souvent. Dans les labos.
- Félicitations.
- Je parle sérieusement. Depuis des mois, elle vient prendre des stocks d’inhibiteurs. Des doses entières. Toujours seule, jamais d’explications.
Je fronce les sourcils.
- Des inhibiteurs ?
- Ouais. Au début, je me disais qu’elle s’en servait pour interroger des prisonniers, ou pour protéger la cité. Mais maintenant…
Il s’interrompt. Je comprends avant qu’il finisse.
- C’était pas pour le Conseil, je dis. C’était pour Alexia.
- C’est ce que je crois aussi.
Je m’assois lentement, les jambes tremblantes. Des images se bousculent dans ma tête. Alexia, ses migraines, sa peur, ses trous de mémoire.
Putain. Tout s’explique.
- Elle lui a fait bouffer des inhibiteurs depuis des mois, je souffle. Pour étouffer son don. Pour la rendre inoffensive.
- Ou pour la protéger, réplique Eishen doucement.
- Protéger, mon cul. Elle l’a réduite à une coquille.
Je me redresse un peu, le regard fixe sur le sol.
Je la hais.
Cette femme. Cette putain de Conseillère. Elle a détruit sa fille pour garder ses secrets. Et maintenant, Alexia se balade dans la cité, sans savoir que le Conseil pourrait la trouver à tout moment.
- Eishen, tu dois l’aider.
- Tu me demandes de trahir la cité.
- Non. Je te demande de pas fermer les yeux.
Il détourne le regard. Je sens qu’il hésite. Je sais comment ça fonctionne chez lui : le poids de la loyauté, du nom, de ce foutu Conseil.
Mais au fond, il a déjà commencé à basculer.
- Tu la connais, je dis. Tu l’as vue. T’as vu ce qu’ils lui ont fait. Si tu dis rien, t’es complice.
Il serre les poings.
- Tu comprends pas. Mon père…
- Ton père fait partie du problème.
Un silence.
Il ne répond pas. Je me penche un peu vers lui, la voix plus basse.
- Si Sophie a caché sa fille au Conseil, si elle lui a fait avaler des inhibiteurs jusqu’à la rendre malade, c’est qu’elle a peur. Elle sait que si quelqu’un découvre la vérité, le Conseil la fera disparaître. Elle et Alexia.
Eishen passe une main sur sa nuque, nerveux.
- Tu veux que je fasse quoi ? Que je la fasse sortir ? Que je la protège de tout le Conseil ?
- Fais ce que tu peux. Mais fais-le vite. Parce qu’ils vont pas tarder à la repérer, maintenant qu’elle est ici.
Le silence s’étire. On entend juste le bruit de la bassine, l’eau qui goutte sur le sol. Eishen a le regard perdu. Moi, je sens mes forces s’effondrer, doucement.
Je crois que je suis à bout.
De tout.
Et c’est à ce moment-là que la porte s’ouvre. Un bruit sourd, métallique. Deux gardes entrent, casqués, rigides. Derrière eux, un homme. Grand. Sec. Les yeux couleur de cendre.
Et quand je le vois, je comprends.
- Bonjour, Samuel, dit-il.
Sa voix. Je la reconnaîtrais entre mille. Je reste muet, pétrifié.
- Tu te souviens de moi, j’espère.
- Comment j’oublierais ?
Je ricane, amer.
- Comment oublier l’homme qui a regardé son gendre se faire tuer, qui a fermé les yeux quand on a assassiné sa fille ?
Il ne bronche pas. Il s’avance, ses bottes claquant sur la pierre.
- Le Conseil est prêt à t’entendre.
- À m’entendre mourir, ouais.
Il ne répond pas. Ses yeux glissent sur moi comme sur un déchet.
Je sens ma haine remonter, brûlante.
- Vous êtes fier, hein ? d’avoir votre petit-fils enfermé ici. Belle réussite familiale.
- Tu t’es mis ici tout seul, dit-il calmement.
Je crache au sol.
Les gardes m’attrapent par les bras, me forcent à me lever. Ma tête tourne, mes genoux plient. Mais je tiens. Juste assez pour croiser le regard d’Eishen.
Il a blêmi. Je sais qu’il voudrait parler, mais il ne dit rien.
- Eishen, je souffle. Promets-moi.
- Samuel…
- Promets-moi que tu feras quelque chose. Pour elle. Quoi que ce soit. Garde-la loin d’ici. Loin d’eux.
Il reste muet. Mais je vois dans ses yeux une lueur.
De peur. Ou d’intention. Je ne sais pas.
Les gardes me tirent. Mes pieds raclent le sol. Je jette un dernier regard par-dessus mon épaule. Eishen est toujours là, au milieu de la cellule. Le linge trempé pend dans sa main. L’eau goutte au sol. Il me regarde partir sans un mot, mais je sens qu’il a compris.
Tout.
Et quand la porte se referme derrière moi, le bruit résonne longtemps, comme un glas.

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