Traces

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A mille mètres d’altitude, dans cette maison isolée, rien ne vous atteint et la neige, quand elle tombe, toujours pure, vous enchante et vous éloigne du monde agité des humains, qui ne palpite plus dans l’horizon : pas une voiture ne traverse ce chemin que le sel n’a pas embrassé de ses caresses voraces, térébrantes.


Ici, le calme est un luxe, une volupté, celle des jours qui s’écoulent lentement, celle d’un brasier dans l’âtre, maintenu par le souffle du temps, et d’une main qui, effrénée, poursuit la partition échevelée de ses rêves, sur la surface rêche d’un papier que l’encre épouse sans fin.


Vous êtes au pinacle du bien-être, vous la tenez enfin, cette œuvre qui s’agite sous vos yeux fatigués, cette œuvre qui palpite comme un cœur nouveau, qui joue en vous ses représentations sur fond de personnages enlevés, de décors graciles, d’émotions sincères tandis que la neige, toujours, se déverse avec mollesse sur le jardin, dans ce brouillard laiteux qui vous soustrait au monde.


Jusqu’à ce matin de décembre, un mercredi : des traces de pas, du chemin lointain à votre fenêtre, incrustées dans l’écorce diaphane de ce monde immaculé : quelqu’un, un étranger, est venu frôler votre univers - une caresse qui fait froid dans le dos.


Serait-ce un songe d’une nuit d’hiver ?


Le lendemain, un jeudi, de nouvelles traces, pour un itinéraire étendu, multipliant les fenêtres, les points de vue. En vous, des craintes obscures s’abattent comme un château de cartes, balaient vos rois, reines et valets : votre œuvre, laissée en suspens dans sa course folle sur le coin du bureau poussiéreux, non loin de votre cheminée, n’est plus qu’un squelette décharné, une structure sans vie que vous ne cherchez plus à ranimer du souffle créateur. En vous vivent des complots, un monologue d’intentions mauvaises, mille dénouements tragiques dont vous n’êtes pas le héros, mais la victime. Une nouvelle œuvre se construit, dans l’ombre blanche d’un jour contrarié.


Ce n’est pas un rêve : des yeux curieux ont traîné, non loin de vos fenêtres. Peut-être le facteur ? Un cambrioleur ? Un tueur ?


Le lendemain, un vendredi, toujours ces traces, plus nombreuses, multipliées : celles d’un homme machiavélique, assurément. Il n’est pas question d’imagination, ni de hasard, tandis que souffle un vent puissant, qui cogne de ses poings coléreux les fenêtres sales ; la nature impose ses cris et votre conscience, ébranlée, s’échoue sur les rives du drame. Dans le doute et pour évanouir ces peurs qui vous envahissent, conjurer cette malédiction d’une habitude nouvelle, inhabituelle, vous envisagez enfin de sortir, pour remonter les traces, en trouver l’origine, quitte à retourner dans le monde.


Une longue marche se dessine alors, effacée par la neige qui n’a de cesse d’abattre ses voiles, en cascade de flocons, cadavres de lucioles en dérive douce, lesquelles échouent dans les sillons de vos rides légères, pour y déposer la larme amère d’un baiser lancinant.


Vous vous retournez, pour rebrousser chemin, retrouver la chaleur languide de votre cheminée, le confort de votre séjour, la fragilité de vos certitudes habitudes malmenées, et vous vous rendez compte que vos pas ont disparu : pas une empreinte dans le velours exquis d’une écorce intacte. Cette virginité absolue des paysages nus vous rappelle, de l’enfance, les joies douces amères de ces bonhommes de neige qui s’évaporent au fil des jours, comme les visages du temps jadis, effacés à la craie. Au loin, les batailles de rires dont les échos ne vous parviennent plus ne sont que des galets sonores, suspendus dans l’envol pernicieux de vos limbes enténébrées : de la poussière d’ange.


Un brouillard glacial vous encercle, lacère votre derme, ces éraflures ardentes vous glacent le sang, à mesure que vous avancez d’un pas lourd, oppressé, vers votre demeure, perdue à jamais dans cette immensité rêvée. Uniforme, elle n’est qu’un cauchemar, un océan abyssal, une toile sans maître sur la surface de laquelle vous n’êtes qu’un infime point flou, informe, d’une couleur incertaine - et perdu.


Cette maison que vous retrouvez enfin n’est pas la vôtre : elle n’a ni fenêtre, ni cheminée, ni bureau. Aucune œuvre ne vous attend. Vous n’avez jamais écrit une seule ligne, vous n’êtes qu’égaré dans le canevas enneigé de vos rêves sans fin, et vos rêves ne sont là que pour vous enterrer, vous et ses mille personnages que vous auriez pu être, aussi légers et fragiles que ces flocons qui tombent devant vos yeux fatigués.

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