Chapitre 4
Les pas de Daren Kharveta se font aériens. C’est à peine si ses bottes de toile touchent terre entre deux foulées. A ses côtés, ses deux fils et Gathal se ruent dans les jardins armes en mains. Le seigneur des jungles du nord n’avait pas ressenti cette alerte de tous ses sens depuis de nombreuses années. Un séisme ? Une attaque ? Il se stoppe net en arrivant dans le potager et ses yeux grenat s’écarquillent, son bras se fait ballant. Il lâcherait presque son ketann à terre tant la vision de son enceinte éventrée le submerge de stupeur.
– Ma ! Ma muraille !
Le seigneur tournicote sur lui-même comme un insecte piégé, bouche bée, la mine décomposée.
La jungle hurle de terreur, des nuées d’oiseaux et d’insectes chamarrés s’envolent, vrombissent et hurlent alors que des gravats déboulent lourdement de cet amas de cailloux déstructuré. Les jardins sont comme dévastés par un typhon. La scène du crime n’a aucun sens, elle forme une ligne droite et franche de dévastation partant du potager et allant jusque dans les jungles en défonçant le mur nord comme une vulgaire clôture de berger. Cette enceinte a survécu à des siècles d’assaut du temps et des éléments. Les tempêtes lui sont passées dessus sans la faire bouger d’une pierre. Bâtit avec des techniques aujourd’hui perdues dans le fond des âges harades, Daren n’aurais jamais cru la voir tomber. Cela revient à imaginer qu’un beau matin le soleil ne se lèverait pas, inconcevable.
Il avance, perplexe, son poing se resserre sur le manche de son arme à mesure que ses pas le mène au cœur de l’agitation.
Les gardes de Faedirnn s’agglutinent dans les jardins en abandonnant leur poste. Ils courent en tous sens de manière désordonnée, beuglent des insultes, menacent un ennemi fantomatique. Ils ratissent chaque buisson à la recherche de… Mais de quoi au juste ? Ils agissent comme des fourmis dont la forteresse aurait pris un grand coup de botte. Daren pense également à la bourgade qui doit être dans un état de panique comparable. Ce chaos doit être maîtrisé, tout de suite !
C’est alors que patriarche reprend ses esprits et son visage retourne à sa crispation austère. Il relève la tête et tient une posture parfaite même si son cœur tambourine ses côtes comme un musicien sourd. Daren rengaine son ketann dans son fourreau. Il lève une main calme et assurée sur son front, les elfes se figent. Chacun d’eux connaît la langue des forestiers, leur seigneur ordonne leur attention. C’est en quelques secondes que la tension redescend d’un cran. Daren s’exprime alors d’une voix aussi impassible que les monts Karkazunn.
– Dogurth… Prends cinq hommes avec toi. Allez calmer le village. Faites passer les mots du seigneur : tout est sous contrôle.
L’officier s’exécute. Il embarque dans sa mission les cinq elfes les plus proches de lui et ils disparaissent à grandes foulées.
Daren pose un regard complet sur la toile décousue qui se déroule devant eux. Les cris de la jungles meurtris se font moins virulents. Les arbres de plusieurs dizaines de mètres de hauteur couchés au sol se couvrent de poussière, tout comme les jardins de l’autre côté du mur enfoncé. Au premier plan, Regarth tourne comme un vautour, son arc tenu fermement en main. L’objet de son attention, cet esclave qui git au sol, la face en sang.
– Relevez-le.
Deux gardes ramassent cette loque humaine à peine consciente qui se fait aussi molle qu’un chiffon crade. Son nez est en sale état, que lui est-il arrivé ?
– Père, ça partait de lui.
Regarth est fin analyste. La blessure béante semble indiquer qu’un souffle d’une violence inouïe à tout balayé depuis l’intérieur de Faedirnn vers l’extérieur. Et tout part des pieds d’Aaro, cet humain qu’il a eu la bonté de recueillir.
Le patriarche se fait inquisiteur.
– Aaro. Qu’as-tu vu ?
Pas de réponse. L’humain garde la tête basse et son sang s’échappe de ses nasaux blessés à grosses gouttes. Gathal s’approche et le soutient comme l’un de ses propres hommes.
– Monseigneur, il a besoin de soin.
– Il doit parler !
– Il ne dira rien dans cet état. Et s’il meurt il n’en dira pas plus.
Gathal a un regard timide pour Aaro. Daren y perçoit l’inquiétude de son ami pour la santé de ce jeune homme. Une inquiétude impossible à assumer ouvertement. Daren se résigne à accepter d’un hochement de tête.
– Mettez-le dans les geôles et appelez le soignant. Et toi, place des hommes pour le surveiller.
– Dans les geôles ?
Denesi déboule dans l’assemblée comme un sorok au galop. Elle a abandonné ses hauts talons pour courir pieds nus et les premiers centimètres de sa robe neuve se sont couvert de boue pendant sa course folle.
– On nous attaque ?!
Odale er Regarth se placent à ses côtés et la serrent entre eux deux comme dans un étau.
– Tu devrais rester à l’intérieur, c’est peut-être dangereux.
– Si c’est une attaque, je suis plus en sécurité entre toi et l’autre dérangé que seule à l’intérieur.
Regarth approuve les propos de la cadette d’une moue qui survole totalement l’insulte qu’il vient de subir.
La jeune noble pause un regard effaré sur l’esclave qui se laisse pendouiller aux bras de Gathal. Elle n’a jamais vraiment porté attention à ce type qui passe son temps à retourner le fumier et à l’étaler sur les cultures. C’est un humain aux couleurs étranges, que son père aime questionner de temps à autre, rien de plus.
– On l’a attaqué ?
– Denesi, rentre dans tes quartiers !
– Mais je l’ai vu, j’ai vu la muraille s’écrouler !
– Alors parles ! Qu’as-tu vu ?
Elle se fait hésitante, regarde à nouveau Aaro dont le regard reste évasif.
– Il… Il est tombé en même temps que le mur. J’étais à ma fenêtre, le temps que je tourne la tête, j’ai entendu le vacarme et l’humain volait dans les airs.
– Et ?
– Et… C’est tout.
– Alors tu ne m’apprends pas grand-chose, regrette Daren.
Il affiche un rictus agacé et congédie l’assemblée d’un geste sec. L’humain est traîné vers les geôles sous la forteresse, tandis que la garde se répartie en groupes de surveillance renforcée et qu’Odale mène une troupe en contrebas de la forteresse. Gathal s’approche de son seigneur.
– J’aurais peut-être dû écouter tes sages conseils plus souvent. Comme ce jour où tu m’as demandé d’achever ce gosse plutôt que de le traîner jusqu’ici.
– C’est un bon garçon, je suis sûr qu’il n’a rien à voir avec ça. Pourquoi aurait-il saboté le mur ?
– A lui de nous le dire.
– Daren, ce n’est pas un attentat !
Le seigneur Kharveta n’écoute pas plus son conseiller. Il s’avance d’un pas déterminé vers les ruines, main sur le pommeau de son ketann.
Gathal reste seul un instant et inspecte la flétrissure plus en détail. Aucune arme ne peut faire ça. Il y a bien les magnus… Mais, un humain ? Certainement pas ! Le maître trotte pour rattraper la troupe escortant Aaro jusque dans ses nouveaux quartiers souterrains. Parmi eux, Regarth a un mal diabolique à contenir son excitation. Il observe l’esclave comme un chat une sourit avant le coup de griffe final.
Sur leur passage, l’embûcheur de Regarth se fait virulent. La bête se jette sur sa cage, tend ses pattes assassine entre les barreaux, les mord, hurle de colère ! Ses envies meurtrières inquiètent tellement les gardes que ces derniers se figent et reculent de quelques pas en fixant l’animal.
– Regarth, calme-le ! Assez de problème pour aujourd’hui.
– Même si je le voulais il me tuerait sûrement.
Les deux elfes se jaugent, l’atmosphère se fait lourde et aussi électrique qu’une nuit d’orage. Les gardes s’éclipsent avec plaisir, Aaro porté comme un sac par le plus fort d’entre eux. De ce qui va suivre, aucun d’eux ne veut être le témoin.
– Ne joue pas avec moi, gamin. Qu’est-ce que tu sais ?
– Ce que je sais, c’est que mon embûcheur a jamais pu encadrer cet humain que tu aimes tant. Non mais tu t’es vu, pourquoi pas l’adopter pendant que tu y es ?
Le jeune elfe fait un pas en arrière. Son aîné est bien trop calme.
– Mon père a raison. Il aurait dû te laisser le tuer avant que tu ne t’y attaches.
– Qu’est ce que ça peut bien te faire ?
– Tu sais, moi je dis ça… Je ne dis rien.
– Alors tais-toi. Et va plutôt mettre ta sœur à l’abri. Tu passes tellement de temps les dieux seuls savent où que tu en oublis ton devoir familial.
Regarth détends les muscles de son dos et de ses bras. Ses épaules s’assouplissent alors que ses talons pivotent pour aller suivre les conseils de son ancien instructeur.
Gathal pousse un profond soupir nasal en regardant à nouveau la dévastation. Non, impossible que ce soit l’œuvre d’un humain. En tous cas, pas d’un humain de l’Haradhelion.

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