De jour jamais tu ne chemineras : V

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Ce fut compliqué de persuader ses sœurs, épuisées par le soleil de la journée, de quitter le confort rassurant du cotre – qui portait encore l’odeur familière de leur frère – pour s’enfoncer dans une jungle inconnue. Mais la seule mention du danger que courraient Caël et Cerin suffit finalement à les décider. Courageusement, les yeux encore embués par le sommeil, elles se levèrent, ceignirent leur paquetage et se mirent en marche.

Les quatre perædhellith étaient jeunes, mais elles avaient déjà toutes atteint une grande taille, pour des humaines. Elarya était une grande guigne, élancée comme une branche de saule, et Lalaith devinait que, bientôt, les deux reines la dépasseraient. Elle seule resterait à la traine, la plus petite de la portée. Le sachant, elle avait toujours fait en sorte d’asseoir son autorité par d’autres moyens que la dissuasion physique : par son calme, son savoir. Sa sœur Cerin, à la belle et longue chevelure d’argent, était son modèle. Un modèle inatteignable, bien sûr : en plus d’être belle comme la Lune, Cerin était particulièrement digne, talentueuse et intelligente. Tout le monde l’adorait et la respectait, et depuis toujours, les mâles lui offraient leurs coeurs saignants sur un plateau. Très tôt, elle avait été remarquée : tous les invités de leurs parents, qu’ils soient prestigieux ou non, s’arrêtaient pour la regarder, et demandaient qui était cette belle jeune fille. Elle, Lalaith, personne ne l’avait jamais remarquée. On faisait même semblant de ne pas la voir, pour ne pas embarrasser ses parents.

Lalaith se savait être d’un physique souffreteux : plus maigre que les autres, elle se considérait également moins jolie, et irrémédiablement marquée par sa bichromie. Le noir et blanc était la couleur héraldique d’Arawn, et donc, par extension, de Shemehaz. Elle n’en avait jamais parlé à sa mère – qui aurait poussé de grands cris bien sûr – mais elle savait que jamais aucun mâle ældien ne voudrait d’elle, de peur qu’elle transmette cette tare stigmatisante à ses enfants. Une robe franche et reconnue, associée à sa clarté correspondante, était appréciée au sein de leur peuple. Une belle femelle était soit toute blanche comme Cerin, soit de cheveux et d’oeil assorti comme Angraema. Le physique sil-illythirii, très rare, était également prisé chez certains qui en étaient fous, et posséder une peau anthracite assortie à une chevelure blanche était une condition sine qua non pour pouvoir entrer à Kharë en tant que citoyen libre. Un humain ne voudrait pas d’elle non plus : pour eux, elle se savait monstrueuse.

Avant sa disparition, Lalaith avait eu l’assurance que, si elle restait seule, Caëlurín la prendrait sous son aile et se proposerait pour lui faire une portée, une fois adulte et prêt pour ça. Leur père le lui avait suggéré, un jour. Après tout, lui-même avec accepté de faire une portée à sa sœur. Cerin et Nínim, les jumeaux, étaient promis l’un à l’autre. Mais Lalaith n’avait pas forcément le projet de faire des petits, surtout si l’un d’entre eux devait se retrouver bicolore comme elle ou son Second-Père. Lathelennil n’en avait jamais parlé, mais c’était de notoriété publique qu’il avait été mis au ban de sa puissante famille pour sa bichromie. Aucune elleth digne de ce nom n’avait jamais voulu de lui, et ses amantes avaient toujours été des parias de la société dorśari, à moitié lumineuses ou humaines. On ne le considérait pas comme un vrai Niśven. Elle-même, Lalaith, n’était pas considérée comme une vraie Niśven, car elle n’était pas de « sang pur », c’est-à-dire de cheveux uniformément noirs, avec les yeux assortis. Jamais les cousins de son Second-Père, ni aucun membre de sa garde d’honneur, ne s’était retourné sur elle. On l’ignorait, comme une esclave. Ce qui était mieux, d’ailleurs. Les Niśven étaient mauvais, cruels et élitistes. Elle ne voulait rien avoir à faire avec eux.

Lalaith tourna son regard vers ses sœurs. Shëol s’était plainte, tout à l’heure, mais un rappel du sort de leur frère avait renouvelé sa motivation. Désormais elle cheminait, les deux mains sur les bretelles de son sac, son petit visage noir figé dans une détermination guerrière.

Dans une clairière, elles trouvèrent les restes osseux d’un daurilim, disposés selon le rite pratiqué par les chasseurs de leur race après une tuerie. Lalaith et ses sœurs contemplèrent ce monument funèbre en silence : il était évident que c’était leur frère qui avait fait cela.

— Caëlurín était un grand chasseur, commença Shelwë. Il partait souvent chasser avec Second-Père, et il me ramenait des faux-souris.

À cette évocation, le ventre des jeunes femelles gargouilla. Lalaith aussi avait faim.

— Arrêtons-nous un peu et mangeons nos provisions, proposa-t-elle en posant son sac.

Elle sortit les rations de survie de son sac, et en distribua une barre à chacune de ses sœurs. Shëol et Shelwë les regardèrent d’un air morne.

— Il me reste également un peu de coimas, si vous voulez, leur dit-elle pour égayer un peu leur repas.

Taciturne, Shëol laissa tomber ses fesses sur le sol. Elle croqua la barre de survie lentement, un air de dégoût sur le visage.

— On devrait peut-être tendre une toile et tenter d’attraper quelque chose, nous aussi…, proposa-t-elle.

Lalaith secoua la tête.

— Non. La chasse à l’affût prend trop de temps. Nous avons de quoi manger, nous ne sommes pas affamées.

— Mais ce n’est pas de la viande, râla Shelwë.

— De la bonne viande, tendre et juteuse, bien saignante, ajouta Shëol.

Le ventre de Lalaith se mit à gargouiller avec une telle force que le bruit ressemblait à un râle.

— Ça suffit. Rappelez-vous ce que je vous ai dit : nous ne sommes pas en camping, ici. Nous venons sauver Caël et Cerin. Cela vaut bien quelque inconfort.

— Et Ciann, rajouta Elarya de sa petite voix d’oiseau. Il ne faut pas oublier Ciann.

— Et Ciann, ajouta Lalaith.

Cette mention dériva l’attention des deux reines.

— Je me demande comment il est, fit Shëol d’un air rêveur, appuyant son menton dans sa main.

— Il paraît qu’il est très beau, fit Shelwë. Quand je lui ai parlé après qu’il eut appelé les parents pour leur dire pour Ciann, Nínim m’a expliqué qu’on l’avait caché car il était la réincarnation de Neshëlad, le sældar qui préside à la Nuit, qui est le plus beau mâle de notre race.

— Ce n’est pas son avatar, corrigea Lalaith. Il a les qualités pour le devenir, c’est tout. Pour l’instant, c’est Fornost-Aran, le roi de Dorśa, qui l’est.

— Mais Fornost-Aran est laid et vieux, protesta Shëol. Maman me l’a dit.

Lalaith se permit un sourire.

— C’est pour cela qu’il voulait trouver un successeur. Ciann.

Un silence pesant suivit cette déclaration. Les quatre perædhellith ne comprenaient pas vraiment pourquoi cette succession avait mené à la perte de leurs deux frères et de leurs sœurs, mais elles pressentaient que cela cachait quelque chose de funeste.

— Continuons, décida Lalaith en se relevant. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste. Le jour peut se lever n’importe quand.

Les petites reines s’empressèrent de rassembler leurs affaires. Elles ne voulaient surtout pas cheminer de jour à nouveau. Avant de partir, elles déposèrent toutes sur les os de daurilim un pétale de la fleur de Lomë qui ornait le coimas fourré dans le sac de Lalaith par leur mère : c’était, pour elle, une manière de le partager avec leurs frères et sœurs disparus.


À l’aube, elles arrivèrent, affamées et épuisées, à l’orée du palais où Cerin avait appelée, désespérée, leur Premier-Père. Là encore, les perædhellith ignoraient comment, exactement, leur sœur aînée avait réussi ce prodige, vu qu’Æriban, qui se situait dans une autre dimension, était hors réseau. Mais les jeunes femelles avaient une confiance aveugle en les capacités de leur sœur. Elles ne cherchèrent donc pas à trouver la faille des explications sommaires et hâtives que leur avait lâché leur père du bout des lèvres.

Aucune d’elle n’avait envie de se reposer dans le palais, tant ce dernier leur paraissait funeste. Une sorte d’intuition les empêchait de vouloir y passer la journée. Mais elles étaient épuisées, et le jour allait bientôt se lever.

— Je vais explorer les environs, décida Shelwë. Si je trouve une grotte fraîche et accueillante, nous y mettrons notre tente, Shëol et moi.

Lalaith acquiesça. Elle n’avait aucune envie de dormir dans une toile d’araignée khari, mais Shëol et Shelwë tenaient tant à démontrer leurs capacités...

Finalement, c’est un énorme arbre ombreux et creux qui fut choisi. A la grande déception des deux jeunes reines, aucune grotte fraîche et accueillante ne se trouvait à proximité.

De nouveau, au crépuscule, Lalaith se leva la première et alla faire quelques pas en dehors du camp. Cette fois, ce n’était plus pour faire ses besoins. La rencontre de la veille, à la même heure, l’avait dissuadée de les faire dans ce créneau-là. Mais elle voulait vérifier si le barde-guerrier, Amryliw, était toujours là.

Il ne se manifesta pas. Le regard songeur, Lalaith regarda la grande bâtisse aux tours majestueuses et acérées. Demain, il leur faudrait l’explorer, sans avoir la certitude que le filidh serait là derrière elles.

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