Automnalité

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 On sent dans la fraîcheur de l’air que l’été est déjà loin, même si ça fait peu de temps qu’il s’est enfui. Ce n’est plus comme un froid matinal qui serait bien vite dispersé par le soleil montant. Il y a dans le vent la promesse des frimas, une odeur de feu de bois lointain évoquant la chaleur d’un foyer crépitant pour réchauffer le corps et l’âme. Comme un parfum de repli sur soi dans cet entre-deux avant l’hiver, un appel à hiberner, à vivre au ralenti en attendant le retour des beaux jours. Le temps des amants peine en quelque sorte. Au-dessus de moi les nuages gris se forment et se déforment, ils foncent vers une destination inconnue. La pluie menace. L’ambiance est en accord avec la tempête qui gronde sous mon crâne.

 Je suis la route en pente qui entre et se perd dans le lac. Le niveau a bien baissé depuis le départ des derniers estivants. Les arbres de la rive d’habitude à moitié immergés sont maintenant dégagés, on peut voir leurs longues chevelures de racines entremêlées. Ils ressemblent à des familles de fantômes immobiles. Pour me calmer, je m’absorbe dans la contemplation des vaguelettes qui viennent mourir à mes pieds pendant de longues minutes, perdant la notion du temps. Puis je finis par sortir de cette sorte d’hypnose et regarde au loin la longue plage vide et triste. Les touristes l’ont fuie, il n’y a plus personne pour faire vivre l’endroit, l’agiter de cris et de rires comme auparavant.

 Je fais demi-tour puis remonte un peu la route avant de bifurquer pour m’engager dans la forêt. Je serais bien passé le long des arbres fantomatiques, sur la lande de terre aux herbes aplaties par le poids de l’eau qui s’en est allée, mais au vu des empreintes profondes de ceux qui s’y sont essayés, le sol est trop meuble pour s’y aventurer. Même s’il est craquelé et semble sec, ce n’est qu’une éponge gorgée de l’eau restée captive.

 J’avance sous les frondaisons qui commencent à se dégarnir et tapissent le sol en camaïeu de brun et d’ocre. Une bourrasque soulève des feuilles et les emporte en un tourbillon comme le temps emporte les souvenirs. Je continue ma promenade en duo, moi et ma solitude qui par moment décide de s’accrocher un peu trop. Il n’y a pas âme qui vive, rien que moi pour témoigner du bruissement des frondaisons et du grincement des branches.

 Finalement je rebrousse chemin, me décidant à laisser derrière-moi cette nature quasi morte pour les mois à venir. Après quelques minutes de marche, mon regard est attiré par ce qui ressemble à une affiche apposée sur un tronc d’arbre. Je m’en approche interloqué, car elle n’était pas là tout à l’heure, je n’aurais pas pu la manquer. Ou alors j’étais vraiment perdu dans mes pensées pour ne pas l’avoir remarquée, mais j’en doute fort.

 C’est une feuille format A4 agrafée dans l’écorce. En haut on peut y lire « Avez-vous vu cette femme ? » Et là mon cœur rate quelques battements. Je vois une photo de femme que je ne connais pas. Immédiatement je suis irrésistiblement attiré par ce portrait, quelque chose que je ne maîtrise pas, que je ne comprends pas. Sous des cheveux bruns, se dessine un visage avec des traits d’une douceur que je ne saurais décrire. Il s’en dégage comme une sorte de sérénité tranquille que je trouve remarquable. Elle a un léger sourire en demi-teinte style Joconde, comme s’il allait s’agrandir et s’épanouir pleinement. Son regard marron est brillant avec une sorte de tendresse à l’intérieur. Elle porte des lunettes plutôt classiques mais qui achèvent de lui donner un charme fou. Il y a dans la simplicité de cette image un je ne sais quoi qui m’émeut profondément. Je me surprends à penser que j’aimerais vraiment que ce sourire et ce regard s’adressent à moi.

 Je reste ébahi un moment à la regarder, étonné par les réactions qu’elle déclenche en moi alors qu’il s’agit d’un avis de recherche. Un numéro de téléphone est indiqué en bas de la feuille. J’ai l’envie d’emporter cette affiche avec moi mais juge l’idée saugrenue, si jamais quelqu’un d’autre venait à passer par ici, ça pourrait servir. Quelle drôle d’idée que de poser une affiche au milieu de la forêt ? Je reprends mes esprits et me dit que je pourrais en prendre une photo en attrapant mon téléphone. Le temps que je mette l’appareil en route et que je relève la tête, le papier à disparu ! Il ne reste qu’un petit cadre scintillant délimitant les bords de la feuille, qui à son tour s’évapore.

 Pendant encore quelques instants je continue de regarder le tronc en me demandant ce qu’il vient de se passer, mais il n’y a plus rien d’autre que l’écorce. Je fais le tour de l’arbre tout en jetant des coups d’œil alentours pour voir s’il n’y aurait pas quelqu’un qui s’amuserait à mes dépens, mais je ne vois personne.

 Je me demande qui est cette femme, pourquoi elle a disparu. Qui la cherche, quelle est son histoire, pourquoi cette affiche est apparue, pourquoi j’éprouve cette attirance magnétique, pourquoi j'ai autant envie de savoir qui elle est, que se passe-t-il ?

 Me posant mille questions sur la bizarrerie de ce moment, je repars en me retournant régulièrement et à chaque fois il n’y a rien. Bientôt, un peu plus loin j’aperçois une nouvelle affiche sur un autre arbre. En m’approchant je constate qu’il s’agit bien de la même que celle qui vient de disparaître. Et en arrivant devant, elle disparaît à nouveau comme un papier qui brûle, ne laissant que ce rectangle d’étincelles rémanentes.

 Goûtant fort peu la plaisanterie, je beugle des insanités, incitant les mauvais plaisantins à se montrer. Cela se révèle sans aucun effet. La seule réponse obtenue est celle du vent qui se soucie fort peu de ce qui est en train de se passer.

 Le phénomène se reproduit plusieurs fois encore. J’essaie même de courir pour réussir à attraper ce foutu papier avant sa disparition. Rien n’y fait, à chaque fois j’arrive trop tard.

 À force de suivre cette piste d’étranges lucioles, je constate un peu tardivement que je me suis éloigné du chemin et que je suis perdu au milieu des bois. De plus, la nuit est tombée et je ne m’en suis même pas aperçu trop occupé que j’étais à suivre cette étrange trace. Alors je m’arrête, dépité et décontenancé. J’essaie de me repérer et de suivre la marque des feuilles soulevées par mes pas mais bien vite cela s’avère peine perdue. La panique me prend à l’idée d’éventuellement passer la nuit seul dans la forêt. Je me force à respirer lentement pour refouler ce sentiment. Mes battements de cœur finissent de résonner à mes oreilles et là j’entends comme des éclats de voix et de la musique. Je pivote doucement sur moi-même cherchant à définir de quelle direction viennent ces sons et quand j’y parviens, je vois un peu plus loin de la lumière et des ombres vacillantes provenant probablement d’un feu.

 Soulagé et en même temps effrayé je me dirige vers cet éclairage incertain et arrive dans une clairière. Un feu se dresse avec des flammes et des étincelles qui par moment montent si haut qu’elles se mélangent avec les étoiles. Assis tout autour, des gens parlent, rient. L’un joue de la guitare, certains chantent doucement en l’accompagnant.

– Ah, te voilà enfin ! dit une voix provenant du cercle.

– Qui, moi ? réponds-je peu sûr de moi.

– Qui veux-tu que ce soit d’autre ?

– Où suis-je ? Qui êtes-vous ?

– Tu es celui qui devait venir, nous sommes qui nous sommes. Approche, n’aie pas peur.

 Plus facile à dire qu’à faire. Cependant la voix est amicale, il n’y a aucune agressivité dans le ton ni dans le comportement des gens. Alors je finis par m’avancer timidement tandis qu’ils s’écartent pour me laisser une place au sein de leur cercle. Je m’assieds en les remerciant. Bientôt on me tend à boire et des plats de grillades passent de mains en mains.

– Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Tu es là où ton cœur t’a mené, il se passe ce qui doit se passer, maintenant plus de questions. Fais ce qui doit être fait.

– Mais quoi ?

– Plus de questions.

 Interdit, je n’ose plus élever la voix. Je reste assis à boire et à manger tout en finissant par me rendre compte que je ne comprends rien au brouhaha ambiant, je ne parle pas cette langue que je ne reconnais pas, je ne connais aucun des visages qui m’entourent je ne sais pas pourquoi je suis là, au moins j’ai chaud et je ne suis pas seul, sans vraiment savoir si c’est une bonne chose. Un instant je ferme les yeux et quand je les rouvre, je vois le visage de la femme de l’affiche en face de l’autre côté du brasier. Le temps de cligner des yeux, elle a disparu.

– Qui est-ce ?

 Aucune réponse. Plus tard, une nouvelle fois je l’aperçois. Je me lève dans l’idée d’aller la voir, mais une main appuie sur mon épaule et me force à me rasseoir. Encore plus tard, je l’aperçois à nouveau. Encore une fois on m’empêche de me lever.

– Laisse faire les choses, elle viendra si elle décide de venir.

 Je n’arrive toujours pas à déterminer d’où vient la voix qui me parle. Je ne comprends rien à ce qui se déroule ici. Grisé par les boissons qui défilent, je ne parviens même plus à me dire combien la situation est anormale.

 D’un coup les voix se taisent et le silence se fait. Un homme se lève, un indien que je reconnais, je ne sais comment, comme appartenant à la tribu Onondaga. Il se met à danser lentement autour du feu puis à chanter d’une voix grave. Accompagné par ses grelots autour des chevilles et son tambour, ses mélopées sont de plus en plus lancinantes et finissent par me plonger dans une transe totale.

 Il fait jour, je suis allongé par terre et j’ai froid. Je me lève tout ankylosé. Je regarde autour de moi, il n’y a nulle trace de feu ou de présence humaine. Je constate que la clairière est à peine enfoncée dans les bois, je distingue le lac pas très loin à travers les arbres. Je pars vers ma voiture qui est la seule sur le parking. Je m’installe, démarre et mets le chauffage en route. Pendant que j’attends pour me réchauffer avant de partir, je prends mon téléphone et compose le numéro que j’avais réussi à retenir. Après quelques sonneries je tombe sur le message qui me dit que ce numéro n’est pas attribué.

 Alors je me décide à partir, me demandant si tout ce qui s’est passé est bien réel, si cette femme existe vraiment. Si oui j’espère de tout mon être qu’elle va bien et, pourquoi pas, avoir la chance de la croiser un jour.

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