XX - Les îles sombres

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Dans chaque village que nous aidons et que nous traversons, je peux voir le visage de mon compagnon se durcir. Je suis à chaque fois frappé par sa mine affreuse. Mais quel mal peut le ronger ainsi ? Quel rapport y aurait-il avec tous ces villages incendiés ?

Les gens parlent d'une ombre volante, de maisons qui se seraient mises à prendre feu. Serait-ce ce démon que mon compagnon traque et haït tant ? Ah ! Si seulement il pouvait me parler, me dire ce qu'il ressent.

Malgré tous les combats que nous avons menés ensemble, il ne s'est encore jamais confié. Je ne l'ai même jamais vu esquisser l’ombre d’un sourire…

Extrait des Mémoires de Talyon, Tome I.

Gort, Lamenta et leurs trois compagnons se raccrochaient tant bien que mal à tout ce qu’ils pouvaient. La tempête les trimballait dans tous les sens, et les vagues claquaient, impressionnantes, s’engouffrant par-dessus la coque du bateau.

À plusieurs reprises, certains faillirent tomber par-dessus bord. Mais, dans leur grande sagesse, les architectes de ce bateau avaient prévu de quoi s’accrocher à chaque recoin.

Ils espéraient tous que le vent et la pluie s’arrêteraient au bout d’un moment, ou au moins diminueraient. Mais c’était sans compter sur la fourberie de la Mer du Marasme : chaque vague devenait de plus en plus grosse et puissante, et le vent s’intensifiait à chaque instant. Les nuages gorgés de pluie ne laissaient filtrer aucun rayon, et l’eau tombait à torrents. La pluie était telle qu’au bout d’un moment, il leur fut difficile de respirer, submergés par l’eau même de l’averse. Au bout de quelques instants, ils durent retenir leur respiration, toute trace d’air ayant disparu autour d’eux. Ils se sentirent ensuite collés au bateau, comme si la pression de l’eau souhaitait les engloutir au fond des abysses.

Après quelques secondes interminables pour l’équipage, ils ne purent retenir leur respiration plus longtemps. À bout de forces, certains d’y passer, quelques-uns tentèrent de respirer mais burent la tasse.

C’est là qu’un miracle se produisit : tout à coup, ils entendirent un énorme bruit, puis hommes et bateau furent projetés dans les airs. Lorsqu’ils ouvrirent les yeux, le soleil brillait de mille feux, l’air abondait tout autour d’eux et la tempête semblait s’être apaisée.

C’est alors qu’ils purent de nouveau respirer, emplissant leurs poumons d’oxygène dans des râles bruyants, et recrachant l’eau qui s’était infiltrée dans leur système respiratoire.

Gort s’approcha en rampant de la proue du navire, lorsqu’il sentit une impression étrange. Il se vit soudainement s’éloigner du bateau, comme s’il volait. C’est là qu’il aperçut, par-dessus la coque, qu’ils étaient en train de chuter en direction d’un épais brouillard. Au moment de l’impact, le bateau s’arrêta net tout en projetant d’immenses gerbes d’eau sur les côtés.

Gort et l’ensemble de ses camarades tombèrent avec fracas sur les planches. Au passage, le choc brisa quelques côtes à l’apprenti de Lamenta. Injuriant les dieux, il reçut une tape sur la tête.

— Ce n’est pas une raison, le sermonna-t-elle, essoufflée.

Le navire se stabilisa. Le soleil irradiait au-dessus de leur tête, éclairant les alentours d’une lumière légèrement rougeâtre.

Ils prirent quelques instants afin de recouvrer leurs esprits, puis l’un d’eux demanda :

— Où sommes-nous ?

Mais personne ne répondit, car personne ne savait.

Alors que Lamenta s’occupait de panser son apprenti, Gort s’égaya :

— Eh bien ! Il semble que nous soyons encore tous en vie. Vous allez bien ?

Tous répondirent par l’affirmative, sauf l’apprenti qui reçut une nouvelle tape. L’ensemble de l’équipe se releva et chacun se mit à regarder autour de lui : le bateau donnait l’impression de naviguer sur une mer de brouillard. Des vagues de brume s’élançaient doucement sur la coque, la frappant sans un bruit et projetant de petits jets de fumée.

— On se croirait… au-dessus des nuages…

Tous se mirent à admirer l’étrange océan, les yeux agrandis par la surprise et la tête remplie de questions auxquelles ils ne trouvèrent aucune réponse viable.

Le bateau s’enfonça sous la brume, doucement, et ils traversèrent un brouillard épais. La tempête reprit de plus belle. Cette fois-ci, le bateau tombait inéluctablement, sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il vienne se fracasser sur la mer agitée. L’équipage se vit projeté au milieu de l’océan.

Mais, à leur grande surprise, ils avaient pied. Du bout de leurs orteils, ils suivirent la pente de terre ferme, ballottés par des vagues de moins en moins puissantes. Ils arrivèrent finalement devant une plage de sable noir.

Les membres du groupe, épuisés, réussirent à ramper sur le sable, s’extirpant avec difficulté de l’eau. De multiples contusions recouvraient leurs corps meurtris, mais ils étaient enfin hors de danger.

Ils restèrent allongés sur le dos le temps de se remettre. L’apprenti de Lamenta continuait de se plaindre, indiquant dès lors que tout allait bien.

Au bout de quelques minutes, Gort se releva le premier et se mit à inspecter les environs. Il regarda d’abord la mer : elle semblait à présent très calme, et de petites vagues venaient s’échouer sur le sable. Aucune trace de la tempête qu’ils venaient de traverser n’était visible.

Il se retourna alors et regarda tout autour de lui : la plage noire s’étendait d’est en ouest. Tandis qu’au nord, une butte de sable semblait mener à l’intérieur des terres.

— Le sol est étrange, ici, déclara Lamenta. Elle venait de le rejoindre, une poignée de sable dans les mains. Gort s’aperçut que le sol était avant tout constitué de cendres et de grains noirs, plus gros que ce qui composait les plages habituelles.

— Et ça sent le brûlé, dit-elle en portant sa main à son nez.

Il regarda plus précisément autour de lui mais ne vit rien d’autre que leurs cinq compagnons toujours affalés au sol.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.

— Je pense que le pire ne fait que commencer…

— Je le pense aussi.

Ils se turent un instant.

— Gort…

— Oui ?

— C’est ce que je ressens au plus profond de mes sens…

Il grommela mais ne répondit pas. Il le savait, ce n’était pas bon du tout. La dernière fois qu’elle avait ressenti ça, il avait perdu un œil dans la bataille. Et, contrairement à ce que tout le monde croyait, Kalene l’avait sauvé du danger in extremis.

Il lui en avait énormément voulu, car il aurait préféré mourir par la main de ses ennemis plutôt que d’être sauvé par une femme, qu’il ne connaissait pas qui plus est. À l’époque, son ego était si démesuré qu’il avait pris cet acte pour de la pitié et n’avait jamais pu l’accepter.

Aujourd’hui encore, son amertume restait intacte, mais il avait appris à faire avec. Bien que n’étant pas encore prêt à raconter à qui voulait l’entendre que le grand Gort avait dû être sauvé…

— Chef ?

L’ensemble du groupe s’était remis debout et attendait un ordre quelconque.

— Hum… Suivons cette lumière, dit-il en pointant le soleil du doigt.

— Euh… c’est le soleil, sans vouloir vous offenser…, rétorqua l’un des hommes.

— C’est ce que tu crois.

Il avança alors en direction de la boule en fusion, suivi de ses camarades.

Ils traversèrent des plaines désolées. Toute trace de vie semblait avoir disparu. Des cendres remplaçaient l’herbe, et la boue elle-même n’était faite que de morceaux de bois noircis et d’eau. Leurs vêtements prirent une teinte foncée, le vent déposant de multiples particules de poussières sombres qui s’infiltraient partout avec aisance.

Tous eurent rapidement la bouche sèche et pâteuse, ce qui les incita à s’entourer le visage de tissus encore mouillés.

Il semblait n’y avoir jamais eu en ce lieu désert aucun arbre ni aucune habitation.

Au fur et à mesure de leur avancée, le soleil semblait s’élever plus haut dans le ciel et, chose étrange, grossir à vue d’œil. La chaleur commençait à se faire sentir, leurs vêtements étaient rapidement redevenus secs.

— Où sommes-nous ? demanda l’un des hommes.

— Cet endroit ne me dit rien, s’étonna Lamenta. L’odeur que cette terre dégage… je n’en ai jamais senti de telle.

Ça me dit quelque chose, osa avouer son apprenti.

Les hommes se mirent à rigoler.

— Je vous assure ! J’ai lu une description dans un des livres que vous m’aviez donnés à analyser, Maîtresse, d’un endroit ressemblant étrangement à cette île. Une île faite de cendres et de feu, d’où la vie fut totalement éradiquée.

— Maintenant que tu le dis…

Elle regarda Gort de ses yeux blancs.

— Tu sais ce qu’il en retourne… Tu es déjà venu ici. Je me trompe ?

Gort se mit à serrer les dents, puis répondit d’une voix grave :

— Je suis déjà venu ici.

Il leva la tête.

— Mais c’était il y a très longtemps…

[A SUIVRE : L’ŒIL ROUGE – La corruption du Nécrodragon]

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