Le sang des innocents

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— C’est toujours les Ælvn qu’on me demande d’aider.

Niashæl s’est gaussée sans réserve. Les citoyens trop empotés pour se protéger eux-mêmes ont un instant paniqué, à l’écoute d’assaillants attirés par son rire moqueur.

— Tu as renforcé les Dai et tu les as menés jusqu’ici. Je pense que tu les as assez aidés pour cet éon-ci.

Tu as médité ses propos en silence.

Trois nouveaux Ælvn ont débouché sur votre intersection et retenu un cri. Ils ont amorcé un demi-tour, mais hésité en voyant l’air relativement calme de leurs concitoyens couverts de terre.

— Des Dhaemon ! a toutefois insisté l’un d’eux pour sortir les siens de leur léthargie.

— Elles nous cachent, a répondu un Ælv dont la voix tremblait.

L’une des nouveaux arrivants a béé en te reconnaissant.

— La Nëluuj… Vous êtes fous !

— C’est moi ou l’armée dehors, as-tu chuchoté.

Elle est restée tétanisée un long moment. Son regard est tombé sur les corps que Niashæl et toi entassiez devant une porte. Elle a lutté sans succès contre un haut-le-cœur.

— Arrête, a calmement ordonné Niashæl à l’Ælv qui s’en allait.

— C’est pour masquer l’odeur des vivants.

— Ils étaient déjà morts.

L’inconnue a secoué la tête, les yeux emplis de terreur, puis s’est enfuie tenter sa chance. D’autres membres du groupe ont faiblement essayé de la rattraper, mais Niashæl les a retenus en leur imposant le silence.

— Elle fera moins de bruit seule, au moins, as-tu fait remarquer.

Elle a maugréé, peu convaincue. Elle a poussé quelques Ælvn dans la pièce annexe où tu les as entendus s’activer et déplacer des meubles. La demie a humé l’embrasure pour confirmer l’efficience du camouflage tandis que tu badigeonnais le sang des morts aux alentours. Tu as flairé l’air à ton tour : l’odeur âcre couvrait largement la trace discrète des réfugiés.

Niashæl est passée au groupe suivant, dont elle a incité plusieurs éléments à parfaire leur masque de terre. Ils ont plongé les mains dans les bacs de végétaux, auprès desquels ils n’ont pas omis de s’excuser.

Soudain, vos oreilles se sont dressées de concert. Les pleurs d’un nourrisson retentissaient. Si tu les entendais, des Dai plus proches ne pouvaient pas les manquer. Sans plus respirer, tu as cherché l’origine du bruit et refusé d’y croire. Tu n’as pas attendu Niashæl pour t’élancer.

Ton cœur galopait dans ta poitrine au rythme de ta course effrénée. Des coups ont fait redoubler les pleurs. Tu as encore accéléré.

Des hurlements, puis le silence.

Ta hâte trop lente t’a menée jusqu’aux appartements de Nyemëlls dont, malgré la véhémence de tes espérances, on avait démoli un morceau de mur, outrepassant l’entrée obstruée.

Tu oubliais de respirer, mais ton cœur têtu battait avec une vigueur renouvelée. Tu as franchi les débris, reçue par l’odeur d’un sang très frais. Une pile de corps ne masquait pas encore la trace de quelques Dai, un Riao parmi eux.

Taki.

Paralysés par la peur et le choc, les quelques rescapés retenaient leur souffle. Leurs yeux hagards ne voyaient ni ne comprenaient plus. Un mouvement discret a attiré ton regard : une masse ensanglantée se balançait lentement, comme bercée par le vent. Sa queue ébouriffée, hors de contrôle, seule part de lui à saisir la situation, s’agitait en tous sens. Tu n’avais pas reconnu ton frère de suite.

La scène avait quelque chose de surréaliste, d’inconcevable. C’était censé être impossible, as-tu réalisé. La culpabilité t’a pincé le cœur, qui continuait pourtant de battre et se débattre dans sa cage griffue, se mutilant sans retenue. Ce demi-Ælv qui serrait la main sans vie de la mère de son futur enfant, tu n’avais eu de cesse de le trouver surprotégé à t’en donner la nausée.

Alors que vous commenciez à vous comprendre l’un l’autre, les Dai avaient percé sa bulle, signant le trépas de son innocence.

Sa lignée entachée l’avait sauvé, pour une fois. Le guerrier sur le point de l’achever avait hésité en voyant une queue tremblante dépasser de sous sa robe. Il avait demandé l’avis de ses camarades, incertain : fallait-il tuer celui-là ? Taki était venu vérifier.

— Évid…

Le sang avait fui son visage.

— Bande de crétins ! C’est le frangin de Caei ! Vous êtes complètement jetés ou quoi ?! On est dans la merde ! Barrez-vous, maintenant !

La voix brisée de Nyemëlls a tranché le silence. Il ne pouvait rien émettre de plus que des chuchotements éraillés.

— Je pensais qu’on pourrait… reconstruire notre famille. Mais regarde… on l’a juste cassée…

Ses larmes coulaient librement sur sa bien-aimée. Il l’enlaçait, une main sur l’enfant perdu.

— C’est moi qui l’ai cassée, as-tu dit trop brusque. Toi, t’es soigneur, tu te souviens ? C’est moi qui détruis tout.

— Non. Tu es la Protectrice.

Sa voix faible s’égarait. Tu as secoué la tête.

— Regarde autour de toi. Je protège rien.

Seuls ses sanglots t’ont répondu. Tu es restée auprès de lui. Tu n’aurais jamais dû t’éloigner. La descendance de Carunae, évaporée. Deux membres de ton petit clan que tu avais menés à leur perte.

Nyemëlls a reniflé. Il a observé les environs à travers des yeux troubles. L’air soudain hébété, fixé sur le vide.

— Caei ?

— Oui ?

— Est-ce que tu peux les protéger, s’il te plaît ? Lilia et l’enfant ?

Son oubli irrationnel t’a surprise. Tu n’as d’abord su que répondre, mais les mots se sont échappés de ta gorge, mus d’une volonté propre.

— Bien sûr.

C’était un mensonge, naturellement. Il était trop tard, et tu pouvais seulement détruire.

Tu as regardé les yeux absents de ton frère, te souvenant de ta première chasse. Nyemëlls avait à son tour rencontré la mort de près. Il était devenu l’un des nôtres.

Tu as laissé cette idée flotter dans ton esprit, jusqu’à ce qu’une parcelle indignée s’éveille, te maudissant de penser en ces termes.

Tu as fermé les yeux. Il venait de perdre sa famille. Toutes ces histoires de métissage, d’oppression ou de faiblesse, il n’en avait cure. C’était trivial. Méprisable. Insignifiant.

Et sa détresse s’est fait l’écho d’une douleur bien plus ancienne. Immémoriale, peut-être. Une douleur indicible qui n’avait de cesse de t’échapper. Ou que tu fuyais. Sa porte entrouverte, tu n’avais qu’à tendre le bras pour la libérer.

Tu t’es abstenue. Il y avait déjà bien trop de souffrance dans cette pièce.

Le malheur te suivait vraiment comme une ombre, frappait tous ceux qui croisaient ta route.

Tu as froncé le nez. Non… Vous vous trouviez sur un champ de bataille. Rien d’anormal à ce que des vies s’y éteignent. Aucun rapport avec toi.

Ah, mais qui avait déclenché ce massacre ? Uni les Dai ? Omis de venger le premier Ælv tué au sein de la Cité ? Ça semblait dérisoire, mais peut-être avait-ce été l’étincelle à ce bouquet final. Tes erreurs remontaient à si loin.

Tout cela faisait-il partie d’un plan insaisissable, élaboré avant que tu ne deviennes Caei, par quelque chose qui n’était pas tout à fait toi ?

Tu ne te comprenais pas toi-même. Peu surprenant, dès lors, que tu n’aies jamais su comprendre les autres.

Une bataille muette continuait en contrebas, à l’extérieur du dôme. Les Dai enrageaient d’être défaits par des armes à distance, attaqués par les mêmes fyëw qu’ils convoitaient.

En face d’eux, gardes ou civils, entraînés ou non, les Ælvn peinaient à réaliser ce qu’il se passait. Ces êtres qui réservent la violence aux derniers tambours du dernier crépuscule, ils s’opposaient aux Dai avec un désespoir de fin du monde.

Aucun camp ne gagnait vraiment. Ils perdaient tous les deux, à ton sens. Au leur aussi.

— Je vais les punir, as-tu promis à Nyemëlls.

Il a faiblement soufflé. Ses yeux lui faisaient mal d’avoir tant pleuré.

— Ça n’a plus d’importance.

— Si. T’es de mon clan. Ils s’en sont pris à ton gamin, ils s’en sont pris au clan. Ils vont payer.

Le Llëmnoa n’a pas cillé ; l’énergie lui manquait.

— … C’est trop tard, a-t-il murmuré, à peine audible.

Il a continué de fixer le bain de sang devant lui, et toi la tuerie à l’extérieur. Tu as quitté la pièce, résolue.

Peut-être les Dai en auraient-ils eu assez. Peut-être t’écouteraient-ils enfin.

— Repli !

Trop peu, trop tard.

L’ordre résonnait, perçu par l’ouïe sensible des Dai aux niveaux supérieur et inférieur.

— Repli !! as-tu crié à chaque étage que tu traversais.

Tu as évacué le dôme de Chal précédée et suivie de centaines de guerriers de tous clans, renfrognés pour le moins, en colère et humiliés pour le reste, et envoyé des messagers relayer la retraite de part en part des terres ælv. Si les autres Naræsn s’y opposaient, tu le leur ferais regretter. Quelques Ælvn téméraires vous ont talonnés, mais ils étaient peu et ne furent bientôt plus.

Hormis Nyemëlls, les Llëmnoa restaient introuvables. Pour des sceptiques de l’assaut dont Nyemëlls et Niashæl les avaient alertés en vain, ils avaient été prompts à se mettre à l’abri.

Tu as rejoint les Riaon envoyés chercher des fyëw, où Royan laissait sa nature s’exprimer. Certain, cette fois-ci, de ne pas se tromper d’ennemi. Il avait l’air si heureux que tu as hésité à le déranger. Tu l’as néanmoins interrompu avant que Niashæl ne le voie ainsi.

Le Rokian, par ailleurs, a marqué les Ælvn qui lui ont survécu, car il s’est insinué dans l’un de leurs poèmes :

Doux Royan, un rire, une plaisanterie.

Le sang d’un innocent goutte sur ton menton.

Il t’a gaiement saluée puis vous a enlacées, le sourire barré d’une entaille qui inquiétait Niashæl.

— Vous allez bien ! On a trouvé une planque à fyëw et on a ramassé les batteries des gardes qui s’en servaient plus.

Il a nettoyé le sang de son arme. Niashæl, le visage fermé, savait qu’il éprouverait moins de scrupules qu’un demi à s’en prendre aux Ælvn, mais peinait à l’accepter. Il a fallu qu’elle l’aime beaucoup pour mettre de côté sa soif de sang et le meurtre des siens.

Elle a observé les alentours. Un aspect soigné ou glaçant des Dai selon qui donne son avis, c’est qu’ils ne laissent pas de cadavres dans leur sillage.

Elle s’écartait du passage des clans qui emportaient les défunts ; alliés et ennemis confondus. Des corps à dévorer ; ni enterrés sous un arbre naissant, ni autorisés à quitter Essea. Il ne restait bientôt plus que des traces carmin et de l’herbe écrasée pour marquer le lieu de leur trépas.

Ses yeux sont tombés sur ta main immaculée ; elle a réussi un sourire peiné. Toi, au moins, tu n’avais pas tué. Ce jour-là, ce jour funeste où les crimes des Dai s’alourdissaient, tu étais sans reproche ; cette fois-ci du moins.

Peut-être que tu commençais à lire les âmes, car tu as compris le fil de sa pensée. Et celle-ci t’a contrariée.

Comment osait-elle vous juger, toi et les tiens ? Elle s’apitoyait de la mort d’Ælvn bien-pensants en même temps qu’elle pardonnait celle des bêtes au moins aussi innocentes que vous tuiez chaque jour. Pourquoi ne pas protester vos autres meurtres avec la même ferveur ? La viande n’est jamais que de la viande, n’est-ce pas ?

C’était ce piédestal qui t’irritait, qui irrite tous les Dai. Le piédestal sur lequel les Ælvn s’étaient eux-mêmes placés ; leur dû intemporel. Les Dai ne faisaient que les rappeler à leur mortalité, à leur banalité. Mais tout ce qui n’est pas faveur est insulte, chez le peuple de la Cité. On leur avait beaucoup trop donné. Ils avaient oublié que leurs vies, elles aussi, sont fragiles et précaires.

Pourquoi Niashæl les défendait-elle ainsi ?

Mais tu connaissais la réponse. C’était le sang. Ç’avait toujours été le sang. On ne peut pas s’en prendre au clan et, pour Niashæl, la Cité entière en faisait partie. Tu ne pouvais pas en dire autant, pourtant ta main s’était retenue avant que tu ne démêles tes sentiments sur le sujet. Tu ne pouvais jamais tuer que les bannis ou ceux que la vie abandonnait. En attendant de te situer, tu épargnerais les Ælvn.

Avais-tu deux clans, alors ? Comme les Yudællan ?

Tu méprisais l’un d’eux, cependant.

Peut-on haïr son propre clan ? Il te faudrait poser la question à d’autres. Taki, peut-être ; quoiqu’il encourait l’exil, selon son rôle dans la mort de l’enfant de ton frère, du Riao que portait Lilia.

Une procession de Dai irrités a quitté la Cité puis allumé un feu à l’orée de la forêt pour préparer le festin morose.

Le vieil Askai s’est écroulé près du brasier : il avait réchappé à une bataille de plus. Cara l’a observé bouche bée. Askai a croisé son regard avec un soupir las et résigné. Pour l’avoir entendu maintes et maintes fois, il devinait les pensées de l’enfant.

— Tu veux savoir mon secret, gamine ?

Cara a acquiescé avec empressement : bien sûr qu’elle voulait connaître le secret de la survie.

— Je n’ai jamais été le plus fort, a-t-il avoué. Juste le plus chanceux.

Cara a froncé les sourcils. Comment devenir chanceuse ? Comment survivre, éluder le bûcher où les corps s’entassaient ? Repousser les retrouvailles avec Jarat parmi ceux qui ne sont plus.

Tu as détaché la prothèse enfoncée dans ta peau, libérant le moignon moite, et surveillé la cuisson des carcasses avec Royan. Au moins, la viande ne manquait pas.

Tu te demandais si tu trouverais Sooyolane, Lilia et l’enfant de Nyemëlls parmi la pile grandissante à mesure que les Dai se regroupaient. Pour une raison ou une autre, tu le redoutais, même si tu devinais qu’on abandonnerait alors leurs corps à la terre. Comme des pierres quelconques.

Quel gâchis.

Tu avais commis une grave erreur, mais peut-être pourriez-vous tempérer vos pertes.

— C’est fini. Les Dai et les Ælvn se battront plus.

Madrec a grondé, imitée par d’autres mécontents. Elle avait été Yudælla, pourtant. Elle aurait dû comprendre.

— Pourquoi t’as arrêté l’attaque ? a-t-elle rugi. On était en train de gagner !

C’était faux.

— Oh, as-tu fait avant de rassembler tes pensées. Alors quand nos gars bouffaient des projectiles, ils sont juste crevés de s’être trop rempli la panse ?

La Boꜵr ne te lâchait pas des yeux. Elle a laissé la tension s’installer.

— C’est les faibles qui demandent l’armistice. Où est passée ta force, Caei ? C’est la vue des morts de ton autre clan qui t’a ramollie ?

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