À Riao
Un seul instant nous transporta dans l’arène du clan Riao. Je fléchis face au coup d’épée destiné au mannequin dans mon dos. L’arme me traversa sans rencontrer ma chair, et le maigre corps de la koxji esquiva avec une agilité que même l’ancienne Caei aurait enviée. Pour quelqu’un qui attendait la mort avec empressement, elle paraissait déterminée à survivre.
— Gah !! s’écria le Riao surpris.
Il recula de trois pas avant d’oser respirer.
Un vacarme et une foule incomparables à la solitude du sommet muet nous assaillirent. Même moi, qui commençais à m’habituer à ses prodiges, le contraste me désorientait.
— Koxji… murmuraient les Riaon aveuglés, tétanisés et courroucés.
Nꜵsai me lança un regard entendu en reprenant son souffle. Elle aussi m’avait découragé de partir à la recherche de Caei. La koxji était venue à un moment où sa présence n’était pas requise, disait Nꜵsai, au moment où Dai et Ælvn apprenaient à cohabiter. L’avantage considérable qu’elle avait donné aux clans aurait pu dévaster les terres de Chal.
— Elle est de sang-mêlé, avais-je rappelé. Peut-être qu’elle comptait renforcer les liens entre nos espèces ?
— C’était peut-être l’idée de départ, mais elle était Dai jusqu’au bout des griffes.
J’avais secoué la tête, reclus dans le déni.
— Tout ça parce que Baraghi a vaincu Carunae.
Elle avait haussé les épaules.
— Les jeunes âmes font autant l’histoire que les koxjin.
— Plus. L’Entente aurait assurément eu lieu sans Baraghi.
Nꜵsai n’avait pas semblé convaincue.
— Ou peut-être que rien aurait changé. Les alliances sont éphémères.
— Tu ne blâmes pas Caei ?
Il avait ri.
— À quoi ça sert de blâmer les koxjin ? Autant en vouloir au vent.
Il était étrange de voir la présence suffocante voire absolue de Caei au milieu du même vieux clan qu’autrefois. De rudes et fiers Riaon s’amassèrent.
— D’où qu’il sort, le bras ?! entendis-je Vitta s’effarer.
Niashæl s’approcha la première, le ventre rond et le cœur emballé.
— Tᴜ ᴇs ʙʀᴜʏᴀɴᴛᴇ, lui dit Caei d’un ton monotone.
La future mère lui toucha la joue, comme pour s’assurer de sa réalité. Caei se laissa faire, par indifférence, sans doute. Je remarquai le brassard de Niashæl.
— Tu es devenue Naræs.
— Il fallait bien que quelqu’un s’y colle.
Caei ne sembla pas relever son regard féroce, concentrée sur le ventre de la sang-mêlé.
— Tu peux pas ramener une koxji éveillée ici ! s’écria Caliar. T’as oublié les histoires ou quoi ? Ils sont trop loin, ils nous voient pas !
— Ils finissent toujours par tuer des koxason sans faire gaffe, approuva Araya.
— Mais les histoires ne sont pas toutes vraies, protestai-je.
— Certaines le sont bien, non ?
— Iʟ ᴀ ʀᴀɪsᴏɴ. C’ᴇsᴛ ᴀʀʀɪᴠᴇ́.
La voix ample et profonde de Caei avait coupé court aux conversations.
Je tiquai.
— Quand je pense que certains d’entre vous vouliez qu’elle s’éveille au plus vite.
Vet’hapdai se raidit. Il en avait fait partie.
— Bah, je pouvais pas deviner qu’elle se barrerait juste.
Il releva le crâne de meikæs qui lui couvrait la tête, une protection naguère digne de moqueries. Un vent de changement soufflait sur le clan.
Niashæl considéra la koxji impassible.
— Je t’avais dit qu’elle était morte.
Si Caei ne nous revenait pas d’elle-même, m’avait soutenu la tigresse avant mon départ, alors elle avait perdu la vie, parce que rien d’autre n’aurait su l’empêcher de rejoindre les siens.
Pourquoi m’étais-je tant battu pour recouvrer la coquille vide d’une âme déchue ? Avais-je rêvé notre lien ? La koxji ne semblait pas s’intéresser à ma présence, ni à celle de personne d’autre. Les Riaon anormalement silencieux ne la quittaient pas des yeux, endurant l’aveuglement.
— Il se passe quoi, alors ? demanda Taki. Elle redevient Naræs, juste comme ça ?
— Elle peut t’incinérer rien qu’en le voulant. Elle n’a pas besoin de battre qui que ce soit.
J’observai l’étoile, pesante et étouffante, qui regardait Taki avec un semblant d’intérêt.
— Lᴇ ᴋᴏxᴀsᴏ ᴇ́ᴛʀᴀɴɢᴇʀ ᴀ̀ sᴏɴ ᴘʀᴏᴘʀᴇ ᴍᴏɴᴅᴇ. Cᴜʀɪᴇᴜx.
Il eut un mouvement de recul.
— Heu… Tu lui fais confiance, là ? Parce que c’est pas pour dire du mal des koxjin, mais la Caei m’a l’air un peu tapée.
Je secouai la tête sans contester ses propos.
— Quelles sont les nouvelles ? demandai-je à Niashæl pour changer de sujet.
Il m’aurait suffi de lire ces jeunes âmes pour le savoir, mais j’avais besoin de retisser mes liens avec Riao. Ensuite, peut-être que le fil de vie de la koxji s’y joindrait à nouveau, lui aussi.
— L’alliance s’est effondrée, me dit Niashæl sans lâcher Caei des yeux. Mais il en reste quelques échos. Les clans ont des réticences à se retourner les uns contre les autres. Même les Naræsn refusent de tuer leurs tovæln.
Je hochai la tête. Tout n’était donc pas si sombre.
— Et la Cité a pratiquement épuisé son stock de fyëw.
Je laissai échapper un cri de surprise.
— Ils sont en danger !
— Comme toujours.
— Eʟʟᴇ ᴇsᴛ ᴇɴ ʙᴏɴɴᴇ sᴀɴᴛᴇ́, ʟᴀ ᴊᴇᴜɴᴇ ᴀ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴘᴏʀᴛᴇs.
Niashæl posa les mains sur son ventre et sourit.
— Tᴜ ᴀs ᴅᴇ́ᴊᴀ̀ ᴏᴜʙʟɪᴇ́ Rᴏʏᴀɴ.
Niashæl cessa de sourire. Si Caei s’en rendit compte, elle n’en avait cure.
— Iʟs ʟ’ᴏɴᴛ ᴛᴏᴜs ᴏᴜʙʟɪᴇ́.
— Elle ne l’a pas oublié, m’insurgeai-je. Elle essaie juste de recommencer à vivre. Tu t’es enfuie ; Niashæl aussi, à sa manière.
— Jᴇ ɴ’ᴀɪ ᴘᴀs ғᴜɪ ᴅᴀɴs ʟᴇs ʙʀᴀs ᴅ’ᴜɴ ᴀᴜᴛʀᴇ.
J’ouvris la bouche, prêt à l’excuser auprès de Niashæl, mais la pâle Naræs gardait la tête haute. L’attention de la koxji s’égara dans les cieux.
— C’ᴇsᴛ ᴅᴇ ᴍᴀ ғᴀᴜᴛᴇ, dit-elle d’une voix plate et mélancolique. Jᴇ ᴍᴇ sᴜɪs ᴇɴғᴜɪᴇ ᴀᴜ ʟɪᴇᴜ ᴅᴇ ʟᴇs sᴜɪᴠʀᴇ. Jᴇ ʟᴇs ᴀɪ ᴘᴇʀᴅᴜs ᴘᴏᴜʀ ᴛᴏᴜᴊᴏᴜʀs.
Le visage de Niashæl, offensé un instant auparavant, ne refléta plus que son incompréhension. Et moi, je m’inquiétais pour cette âme infiniment plus grande que la mienne.
Je cherchais un moyen de lui venir en aide. Fouillant frénétiquement ma mémoire, il me sembla trouver l’histoire adéquate :
— Caei… Tu m’as dit un jour que l’excès d’acharnement existe. Est-ce que tu t’en souviens ?
Elle m’ignora. Évidemment qu’elle s’en souvenait.
— C’était tôt dans le dôme de Lyoonëi. Tu t’entraînais avec une recrue. Vous vous étiez enfermés dans une prise. Il était sur le point de te casser la clavicule, mais tu refusais de déclarer forfait. Tu as tenu en espérant qu’il relâche son emprise. Il t’a demandé d’abandonner, presque navré, mais tu t’obstinais. Quelqu’un a dû vous séparer. Tu l’ignorais, alors, mais son bras pressait ta carotide : tu te serais évanouie, ou possiblement éteinte pour de bon, si on ne t’avait pas forcée à capituler. Tu as appris deux choses ce jour-là, Caei : une nouvelle façon de tuer, et qu’il faut parfois être assez brave pour se retirer.
Elle me fixa, du regard perçant qui lisait et transissait les cœurs. Je frissonnai.
— Tu as eu le courage de t’enfuir. Et je t’ai suivie. Tu n’es plus seule.
Les yeux toujours rivés sur mon âme, elle parla sans remuer les lèvres.
— Çᴀ ᴠᴀ ᴛᴇ ʙʟᴇssᴇʀ, ᴍᴀɪs ᴊᴇ ɴᴇ sᴜɪs ᴊᴀᴍᴀɪs ᴀᴜssɪ sᴇᴜʟᴇ ᴏ̨ᴜ’ᴇɴᴛᴏᴜʀᴇ́ᴇ ᴅᴇ ᴄᴇᴜx ᴏ̨ᴜɪ ɴᴇ ᴄᴏᴍᴘʀᴇɴɴᴇɴᴛ ᴘᴀs.
Comme promis, ses propos m’entaillèrent profondément.
— Qu’est-ce que Royan avait de si différent, alors ? Pourquoi est-ce que tu as l’air de croire que personne ne pourra jamais le remplacer ?
Pour avoir osé parler de remplacer Royan, son regard abyssal m’enferma dans de sombres affres.
— Iʟ ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ʟᴀ ᴊᴏɪᴇ, dit-elle d’un ton vide. Iʟ ᴇ́ᴍᴀɴᴀɪᴛ ʟᴇs ʙʀᴀɪsᴇs ᴄʜᴀᴜᴅᴇs ᴅ’ᴜɴ ᴍᴏɴᴅᴇ ʟᴏɴɢᴛᴇᴍᴘs ᴅɪsᴘᴀʀᴜ. Jᴇ ᴍᴇ sᴇɴᴛᴀɪs ᴄʜᴇᴢ ᴍᴏɪ. Çᴀ ɴ’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ᴘᴀs ᴀʀʀɪᴠᴇ́ ᴅᴇᴘᴜɪs ᴅᴇ ɴᴏᴍʙʀᴇᴜsᴇs ᴠɪᴇs.
Les braises de son monde à elle ?
— Mᴀɪɴᴛᴇɴᴀɴᴛ, sᴏɴ sᴏᴜᴠᴇɴɪʀ sᴇ ᴍᴇ̂ʟᴇ ᴀ̀ ᴄᴇᴜx ᴅᴇs ᴛʀᴀᴄʜᴇ́ᴇs ᴏᴜ̀ ᴊ’ᴀɪ ᴘʟᴏɴɢᴇ́ ᴍᴇs ɢʀɪғғᴇs.
Niashæl me toucha le bras.
— J’ai quelque chose à lui montrer qui peut peut-être aider.
— Je ne sais pas si elle le verra, dis-je en considérant la présence éclatante au regard sombre.
Elle observait un point du ciel – je devinai sans mal lequel –, et nous suivit sans que j’eusse besoin de le lui demander. Elle lisait les âmes, après tout. Celles que sa lumière ne noyait pas, du moins.
Nous pénétrâmes dans l’obscurité de la hutte du Naræs, que Caei avait jadis faite sienne. Niashæl commença de ressusciter le feu, puis se ravisa quand un jour intense entra derrière nous. Elle secoua la tête, comme pour en chasser son ahurissement.
— Et v’là qui repleut, maintenant ! râla un Riao au-dehors.
Niashæl cligna des yeux, comme moi, le temps de s’acclimater à la vive lumière et tapota le pan de mur aux effigies des Naræsn antérieurs. Je m’approchai, mais ce n’était pas mon attention qu’elle cherchait à attirer.
Peu habituée à passer inaperçue, elle ne s’en offusqua cependant pas. Elle caressa son ventre en souriant avant de croiser mon regard.
— Je vais être mère. J’ai encore du mal à y croire. Et Caei ne me fera pas d’ombre dans ce domaine, ajouta-t-elle avec un petit rire effronté.
— Tu as toujours l’impression de devoir te mesurer à elle ?
— Non. En fait, je pense qu’elle se sentait seule là-haut, en première place.
Elle considéra la koxji à notre suite avec un sourire serein.
— Elle avait du mal à créer des liens. Elle a de la chance d’être tombée sur des têtus comme nous.
— Tu seras une mère formidable.
Elle secoua la tête, mais souriait toujours.
— Ils racontent tous ça. Mais toi, je te crois.
— Royan disait que je ne mens jamais.
— C’est vrai.
Elle posa une main sur son ventre.
— Je l’appellerai Rosia.
J’écarquillai les yeux.
— « Comme Royan » ?
— Comme Royan.
— Que cette âme-ci vive.
Elle poussa un soupir triste.
— Oui.
Je m’extirpai de cette douce scène pour diriger mon attention sur l’étoile distante qui inondait l’intérieur de la hutte.
— Caei ?
Elle s’arracha lentement du même coin de ciel qu’elle fixait à travers le plafond, puis posa les yeux sur moi, comme si elle me découvrait pour la première fois.
— Elle est partie… commenta Niashæl.
Mais Caei remarqua ce qu’elle avait voulu lui montrer. Parmi les Naræsn – dont Niashæl était encore absente –, les gravures exquises d’un loup riant et d’un tigre doré se touchaient à présent la patte, à nouveau unis.
Son sourire faible et fugace s’évanouit bientôt.
— C’ᴇsᴛ ᴜɴ ᴍᴇɴsᴏɴɢᴇ. Iʟs sᴇ sᴏɴᴛ ᴘᴇʀᴅᴜs.
— Caei… s’attrista Niashæl.
Caei la remarqua enfin. Elle luit davantage.
— Dᴇ ᴊᴇᴜɴᴇs ᴀ̂ᴍᴇs sᴇ sᴏᴜᴄɪᴇɴᴛ ᴅᴇs ᴀɴᴄɪᴇɴɴᴇs… Mᴀɪs ᴊᴇ sᴇʀᴀɪ ᴏᴄᴄᴜᴘᴇ́ᴇ ᴀ̀ ʀᴇɢᴀʀᴅᴇʀ ʟ’ᴜɴɪᴠᴇʀs ʟᴇɴᴛᴇᴍᴇɴᴛ s’ᴇ́ᴛᴇɪɴᴅʀᴇ. Vᴏᴜs ᴀᴜʀᴇᴢ ᴅ’ᴀᴜᴛʀᴇs ɪɴᴏ̨ᴜɪᴇ́ᴛᴜᴅᴇs ᴅ’ɪᴄɪ ʟᴀ̀.
Elle quitta la hutte – en flottant, aurais-je pu jurer – et s’évapora, dispersée par le vent. Mes derniers espoirs s’envolèrent avec elle, quoique sa peine s’ancra profondément en mon cœur. Je suppose qu’elle y restera jusqu’à ce que cet univers succombe.
J’avais faiblement convaincu ce qu’il lui restait de mortel, j’imagine. Mais cette part d’elle-même s’est évanouie en même temps que la koxji qui avait fui le bruit, les émois et le grouillement des jeunes âmes. Peut-être pour rejoindre la montagne solitaire qui dominait le désert et perçait le ciel, ou un autre endroit reculé où elle attendrait la fin. Et je comprenais en partie : elle n’avait plus nulle part où aller.
J’y repense souvent, à celle qui avait tant à donner à notre monde, tandis que nous n’avions rien pour elle.
Après son départ, le relief de la hutte du Naræs avait été altéré. Des figures vibrantes dansaient autour du tigre doré : à sa suite légitime, un tigre blanc aux crocs d’albâtre, dont les rayures évoquaient les motifs ælv ; à son côté, un Ælv droit et pâle qui cachait derrière lui une queue blonde ; et du côté du loup rieur, un aigle brun aux yeux réfléchissants, dont le bec reposait sur le cœur.
En fin de compte, l’étoile nous avait vus.

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