XXIV

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Donc, on était en train de barbouiller notre troisième ou quatrième moto chacun, on commençait à avoir la même couleur que les bécanes, sur le visage, les mains, et les vieux tee-shirts enfilés sur nos pulls d’uniforme – on est en Novembre, je crois, et ça commence à cailler –, et je voyais Erk qui remettait son bras gauche dans son écharpe quasiment tout le temps. Il fatiguait.

C’était calme, et puis, tout à coup, ça ne l’était plus. Tito était de garde au premier fossé, le fossé d’Erk, comme on l’appelle, et m’a raconté l’arrivée du type.

L’ami Tito a entendu rouler quelques cailloux puis le ronflement d’un cheval qui s’ébroue. En alerte – et remerciant le cheval –, il a prévenu Mike, au PC Ops, qui a alerté les autres. Il a vu arriver le cavalier. Le type montait un grand canasson noir. Un étalon, une très belle bête, nous a dit Baby Jane quand elle l’a vu.

Il avait une drôle de dégaine : saharienne, pantalon sable et bottes lacées en cuir jaune, un chèche beige et blanc sur la tête et une cartouchière en bandoulière. Il avait un côté Lawrence d’Arabie, je sais pas trop pourquoi… Il portait un vieux pistolet-mitrailleur et Tito a aperçu, enroulé autour du canon, un chapelet à grains d’ivoire.

En anglais, le mec a demandé à parler à notre chef, Tito a répondu qu’il pouvait lui parler à lui. Le gars l’a fixé. Mais comme il avait des lunettes de soleil qui cachaient ses yeux et que le reste de son visage était camouflé par le chèche, Tito a supposé qu’il se faisait dévisager.

Le gars lui a dit qu’il voulait parler au chef, de nouveau, et Tito a répondu pareil.
- Le vrai chef, a dit le mec. Le grand blond.

Ah, s’est dit Tito, encore un qui se base sur le physique pour savoir qui est qui. Et puis l’Albanais s’est souvenu de la remarque d’Erk, quand il avait accueilli les R&R. Remarque que je lui avais rapportée, espérant qu’il pourrait éclairer ma lanterne. Mais walou.

En argot, via laryngophone, il a prévenu que le visiteur voulait parler au Viking, qu’il croyait être le chef.

Et nous, on a entendu Lin qui gueulait.
- Michel-Ange et Picasso, dans mon bureau !
- C’est qui Picasso, c’est qui Michel-Ange, à ton avis, Erk ? j’ai demandé en me levant pour obéir.
- Picasso, c’est toi, t’as déjà la tête à l’envers, il a répondu en touchant ma cicatrice. J’ai le crâne rasé, en ce moment, les cheveux repoussent lentement. Je vais peut-être devoir les laisser longs pour cacher la trace de la balle.

Et donc, on a rejoint Lin dans son burlingue et elle nous a envoyés nous faire propres et nous armer et armurer.

On s’est tous équipés pareils, gilet pare-balles, casque lourd, pull et veste, lunettes de soleil, keffieh sang séché, Behemoth à la cuisse et EMA 7 en parade.

On était une escouade de huit, Lin, Kris, Erk, Frisé, Bloody Mary, Dio, Baby Jane et ma pomme, en rang par deux dans le désordre. Obéissant aux ordres de Kris, on s’est rendu au pas jusqu’au fossé d’Erk. On avait de la gueule, m’a dit Tito plus tard.

En arrivant, on s’est rangés sur deux rangs de quatre et on s’est mis au garde-à-vous. De sa voix de sergent instructeur, Kris, derrière son géant de frangin, a gueulé : « Repos » et avec un bel ensemble et ce bruit merveilleux que font des soldats qui font le même geste ensemble, on a obéi.

Le cavalier nous a regardés, surpris. Sa tête n’a pas bougé, mais j’imagine que ses yeux ont dû passer de l’un à l’autre. On a senti que son attention se fixait sur le géant, il s’est redressé sur sa selle.
- Ne faites plus affaire avec les Roses & Rifles.

Erk a levé un sourcil derrière ses Ray Ban Aviator. Lin, derrière moi, a soufflé très légèrement. On est restés immobiles, attentifs et il a fini par faire faire demi-tour à son canasson et partir au pas, nous tournant le dos, vachement cool. Si on avait encore eu le salopard comme lieutenant, le gars serait mort.

On a attendu qu’il soit reparti puis Kris nous a remis en marche vers la base.

De retour dans la cour intérieure, Lin est repartie vers son burlingue, nous on est allés déposer nos armes et équipements à l’armurerie, sauf les Behemoth, bien sûr. Même Erk et moi, on les portait, alors qu’on n’avait rien de plus dangereux face à nous que des motos de trial.

Ce soir-là, au mess, Lin nous a annoncé qu’on aurait la visite des R&R le lendemain. Elle nous a dit qu’il était possible que certaines des choses qu’ils nous diraient seraient confidentielles et qu’il ne faudrait pas qu’on s’étonne de ne pas être conviés au briefing.

On a rappelé la patrouille, Puma cette fois-ci, puis Erk et moi on est retournés à notre barbouille.
- Dis, l’Archer, tout à l’heure, quand j’ai touché ta cicatrice, je l’ai trouvée un peu chaude. Va voir Doc, je pense que tu as un peu de fièvre. Et va te faire chouchouter par Lin un peu, après. Je pense qu’elle aussi en a besoin.
- Tu fais la mère maquerelle, maintenant, Erk ?

Il a plissé les yeux, vaguement en pétard.
- Tu veux que je te porte à l’infirmerie, ducon ? Ou tu préfères y aller sur tes pattes arrière comme un grand garçon ?
- Oh, te vexe pas comme ça, mon…

J’allais dire « mon pote » à mon supérieur. Oops. J’ai vite corrigé le tir. Je n’ai pas salué, mais je me suis mis au garde-à-vous vite fait. Il est tellement cool dans sa façon d’agir avec nous qu’on en oublie son grade.
- La Compagnie a besoin d’hommes solides, pas de types qui tombent comme des mouches pour un peu de fièvre. File voir Doc ou je te porte en pompier jusque chez elle.

J’ai obéi recta. La corvée de laverie, promise dix jours plus tôt et jamais faite, j’avais pas envie d’y retourner. Comme je n’ai pas d’allergie, moi, elle m’a filé de l’ibuprofène et de quoi me faire de la tisane d’écorce de saule pendant deux jours.
- Mais, Doc, je suis pas allergique…
- Ecoute, l’Archer, l’ibuprofène, c’est efficace, mais c’est pas franchement idéal pour la santé. Donc, j’aime autant que tu commences par la tisane et du repos. L’ibuprofène, c’est si ta température dépasse 39°C. Je sais que Lin a un mélange d’huiles essentielles pour les frangins, demande-lui de te masser le dos avec.
- Mais qu’est-ce que vous avez tous, avec Lin et moi ?
- Ben, tu as bien… tu sais… passé une nuit avec elle ?
- Oui mais c’était qu’une nuit, je vois pas…

Elle a penché la tête sur le côté, elle devait me trouver un peu lent à la comprenette, faut croire. Puis je me suis souvenu d’un baiser et de caresses, de nuit, dans l’infirmerie. Je me suis aussi souvenu d’une petite phrase quand j’étais dans le coma : « Reviens-moi, Tugdual ». J’ai rougi, me suis frotté le crâne en rigolant bêtement et je suis allé trouver mon capitaine.
- Qui t’envoie, l’Archer ? J’ai du boulot, là.
- Erk. Et Doc. Et je pense que le Gros doit pouvoir bosser tout seul, non ?

Le lieutenant a souri et hoché la tête, confirmant.
- Je veille sur votre bien-être, Capitaine, souvenez-vous. Et lui fait partie des remèdes. J’ai cru comprendre que c’était de la médecine douce.

Son sourire est tellement bourré d’allusions que Lin rougit. Notre badass de capitaine, le Lys de Sang, qui pique un fard ! Putain, faut l’avoir vu pour le croire.
- Mais qu’est-ce que vous avez, tous, à nous maquer, l’Archer et moi ?
- C’est exactement ce que j’ai dit à Erk et Doc, j’y suis allé de mon grain de sel.

Elle me jette un regard qui fait que je me sens tout petit – problématique pour la suite du programme, ça – et que j’essaye de rentrer dans le mur pour me faire oublier.
- Capitaine, depuis votre arrivée, vous avez fait ressortir en nous de bonnes choses. Je vais vous parler de votre prédécesseur et de mon co-lieutenant, si vous le voulez bien. Votre prédécesseur était ravi de laisser la discipline entre les mains de mon collègue et fermait ses oreilles aux plaintes des subalternes. Quand il voulait une fille, il faisait pression sur elle jusqu’à ce qu’elle cède pour avoir la paix. Il lui est arrivé d’exercer une pression physique. Il n’a jamais touché aux femmes mariées : Ketchup, Bloody Mary et Mac. Sacré, pour lui, le mariage. Higgins l’appréciait un peu, je crois savoir. Mais elle était pas nette, elle.

Sa remarque a fait tilt dans ma tête. Un début de réponse pour savoir pourquoi elle avait voulu abattre Kris ? Le Gros a continué.
- Le lieutenant… C’était une vraie ordure, un immonde salopard et j’en viendrais presque à regretter que sa mort ait été aussi rapide. Presque. Car je sais que je m’abaisserais à son niveau si je le voulais vraiment.

Il s’est passé une main sur le visage, a bu une gorgée d’eau.
- Toutes les filles étaient ses proies et lui ne faisait pas pression. Il prenait. Les homos aussi, parce que vu qu’ils avaient l’habitude de prendre des coups de bite, un de plus, un de moins, hein ? Voilà sa façon de faire. Je crois que seuls Mac et Tito lui ont échappé. Tito parce qu’en bon Albanais il est toujours armé d’un couteau et qu’il a menacé de lui couper les couilles et de les lui faire bouffer en goulasch et Mac…

Il a souri, il se souvenait. Moi aussi.
- Mac, après avoir retiré sa main de ses fesses, lui a demandé s’ils pouvaient oublier leurs rangs respectifs. En général, ça veut dire castagne.

Lin a fait signe qu’elle savait.
- Il a dit oui, elle lui a dit que s’il arrivait à lui faire toucher le sol des deux épaules, elle ouvrirait les jambes pour lui, à l’endroit même où elle serait tombée. Elle n’a jamais eu à le faire.
- On a vu de quoi elle est capable, a dit Lin. Je crois qu’il n’y a que Erk qui peut la mettre à terre, et c’est parce qu’il est le seul capable de la soulever.
- Exactement. Après les femmes et les homosexuels, il s’attaquait aux hommes plus petits que lui, et choisissait ses victimes pour blesser quelqu’un d’autre. S’il avait connu les deux frères, il aurait violé Kris pour faire mal à Erk. Parce que c’était du viol, tout ça, ne nous voilons pas la face. Mais le seul qui aurait pu le punir fermait les yeux.

Il a fixé Lin droit dans les yeux.
- Depuis que vous êtes là, Capitaine, on peut de nouveau afficher nos amitiés, notre orientation sexuelle, nos faiblesses, même, sans craindre qu’elles soient utilisées contre nous. Les filles peuvent de nouveau rembarrer un galant dont elles ne veulent pas sans rien craindre d’autre qu’un sourire triste ou des yeux de chiot.
- Je ne vois pas le rapport avec…
- J’y viens. Depuis votre arrivée, outre ceci et le code moral et éthique que vous vous efforcez de nous inculquer, on peut de nouveau aimer et des amours renaissent, hésitantes ou passionnées. Mais vous, vous restiez seule. Alors quand, il y a quelque temps, le page du caporal qui se planque à votre droite est resté vide toute une nuit, et qu’au petit-déj il avait un sourire idiot sur sa face de crapaud – je lui ai fait une grimace, je ne suis pas laid. Je vaux pas Kris mais quand même… – et que, dans votre démarche, il y avait une certaine légèreté malgré les blessures des frangins, on a additionné 2 et 2 et trouvé 4 et on était contents pour vous, Capitaine. Et comme on est tous d’indécrottables romantiques, il a ajouté avec un sourire ironique, on voudrait que ça continue, happy end, vécurent heureux, et tout et tout.
- Je suis un peu vieille pour la partie « enfants » du « et tout et tout »…
- Voyons, Lin, des enfants, vous en avez une cinquantaine, ici !
- Ce n’est pas faux, ça.

Elle a dévisagé le Gros un moment, puis elle s’est approchée de lui et lui a posé un baiser sur la joue, le faisant rougir, lui.

Puis, lui faisant un clin d’œil, elle a chopé ma main et m’a entraîné de force – j’ai pas beaucoup résisté, hein ? – dans sa carrée. Après tout, elle avait un massage à me faire, ordonnance du médecin de la compagnie.


* *


Vous avez dû remarquer que, si la Compagnie appelle le Viking « Erk », Kris et Lin, eux, l’appellent « Erik ». Sauf quand on a des étrangers (Elise par exemple) et qu’il faut rester cohérent. Vous avez aussi dû remarquer que, sous la surprise, Lin l’a appelé « Erik » devant Elise.

Je me suis demandé pourquoi ces deux-là ne lui donnaient pas son surnom. Et puis, ça m’a frappé : ils le connaissent depuis tout petit sous son vrai nom, alors que « Erk », c’est son surnom au sein de la Compagnie.

Donc, c’est logique.

Sur ce, bonne nuit, hein ?

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