XXXI

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Le lendemain, comme promis, on s’est tous équipés comme pour une patrouille et on est partis vers le village. Il ne neigeait plus, mais la neige n’avait pas encore fondue. C’était tellement beau, notre promontoire, sous cette couche immaculée…

Les non-combattants nous accompagnaient : Cook traînait un chariot avec un réchaud à gaz et une grande gamelle soigneusement fermée mais déjà chaude et d’où s’échappaient des odeurs de jus de pomme chaud, de cannelle et d’orange. Dans des sacs à dos, Ketchup et Moutarde trimballaient des brioches tièdes avec planche et couteau. Doc et Nounou, Mike et Phone étaient là aussi, chacun chargé d’une caisse contenant la deuxième fournée d’Erk. Lui ne portait rien, Doc lui ayant dit que s’il voulait retourner sur le terrain, il devait se reposer encore un peu, surtout après avoir dansé ce putain de tango avec son frangin.

On a retrouvé les villageois au pied du promontoire, juste à l’endroit où notre chemin quitte la route du nord. Cook a mis en place son réchaud avec son jus de pommes et a commencé à le distribuer, avec des tranches des brioches. En échange, les gens du village nous ont offert des petits gâteaux et du thé. On a discuté ensemble en turkmène, la principale langue du coin, avec le dari.

Le plus mignon, c’était le Viking. Et comment un homme aussi grand peut être aussi mignon, ça, je n’en sais rien.

Il s’est assis à même le sol, ses armes vidées de leurs chargeurs respectifs, glissés sous son pare-balles pour être facilement attrapés et enclenchés mais hors de portée des enfants qui pourraient se blesser. Il s’est appuyé contre un rocher, entouré des caisses… et des enfants. Et des deux chiens, qui laissaient les petits leur grimper dessus.

Pas de chignon aujourd’hui, juste une très longue queue de cheval, que certains enfants touchaient, fascinés par la couleur et la longueur. Ses cheveux sont exactement de la couleur de l’or. Si vous avez un bijou en or chez vous, regardez, vous saurez de quoi je parle. Lâchés comme ça, on dirait une cascade du métal précieux.

L’un d’eux a remarqué qu’il avait des cheveux de fille. Cela l’a fait rire. Un tout petit s’était assis dans le creux de ses jambes, tenant une mèche en main et suçant son pouce de l’autre.

Erk a commencé à raconter une histoire en turkmène, se faisant aider par une des grandes quand un mot lui manquait. Du peu que j’ai compris, il racontait l’histoire de Samson et Dalila, expliquant en rigolant que c’est pour ça qu’il laissait pousser ses cheveux. Il est ensuite passé à des contes de fées, la Belle au Bois Dormant, le Chat Botté, mais à sa façon et les enfants se tordaient de rire. Certains de nous, comprenant le turkmène et traînant à portée, souriaient discrètement quand le narrateur déviait un peu du conte, pour se permettre une remarque amusante ou hors contexte ou alors carrément moderne. Il me semble que le Chat Botté avait un smartphone avec une appli type AirBnB, pour trouver le château et une autre, du genre Tinder, pour trouver une princesse disponible. Et je suis sûr que le Prince avait un GPS avec une voix énervante pour trouver la Belle endormie. On avait beau nous trouver loin de tout, les smartphones étaient relativement communs, même si, dans ce village, seul le chef et quelques autres en avaient.

De temps en temps l’un de nous lui apportait un verre de jus de pomme ou de thé et il glissait un « Merci » dans sa narration.

Il faisait les voix des personnages, et sa voix haut perchée pour imiter les princesses ou les fées était à mourir de rire, surtout avec son baryton si chaleureux. Il utilisait aussi beaucoup de gestes. Les enfants étaient suspendus à ses lèvres.

J’ai remarqué qu’une de ses mains était posée, protectrice, autour des épaules du bébé qui tenait ses cheveux.

Un des enfants lui demandant ce qu’il y avait dans les caisses, Erk a pris des mines de conspirateur et les a ouvertes une par une. Et avec de pseudo gestes de magicien, il a extirpé tout un bestiaire de terre cuite qu’il a distribué aux enfants au milieu des cris de joie.

Et puis il a fallu se séparer et celui qui a eu le plus de mal à voir partir les villageois, c’était le géant. La mère du bébé, ravie d’avoir pu se détendre, l’a embrassé sur la joue, le faisant rougir.

On est repartis sagement, toujours en alerte, comme lorsqu’on échangeait avec nos villageois, le géant totalement silencieux.

- Kris, j’ai demandé, pourquoi il est triste, ton frangin ?

- Oh. Il adore les enfants et tu as vu comme ils sont à l’aise avec lui…

- Oui.

- Eh bien, pendant un moment, il a oublié ce qu’on faisait ici et là, ça vient de lui revenir en pleine gueule. Tu as remarqué qu’il a remis ses chargeurs en place ?

- Ouais. Il va rester longtemps comme ça ?

- Non, ça va aller. Il va redevenir le Viking qui t’a collé à la laverie ou a menacé de t’envoyer rejoindre Tito au trou.

Kris avait un sourire sarcastique et j’ai répondu avec un grand sourire innocent.

Le lendemain, réunion de planification.

On s’est tous réunis au mess, comme d’hab, avec des litres du café doux de Cook.

Lin a commencé par annoncer qu’on changerait nos patrouilles de façon à ne plus être prévisibles et que, maintenant qu’on avait tous bossés ensemble depuis quatre mois, les compositions des patrouilles seraient fixes, jusqu’à nouvel ordre. Ces quatre mois avaient permis à nos officiers de découvrir les meilleures synergies possibles entre nous.

Puis elle est entrée dans le vif du sujet.

Ces derniers temps, après l’enlèvement du Viking, on avait surtout réagi. A part le vol de kérosène. Lin a décidé qu’il était temps de s’attaquer au deuxième gros poisson de notre liste, Duran Duran, soit Ashraf Abdâlî Durrani, celui à qui on avait volé le carburant.

La bonne nouvelle, c’est qu’il ignorait qui l’avait volé. La mauvaise, c’est qu’on n’était pas si nombreux que ça dans le coin et qu’il devait avoir une vague idée, de vagues présomptions, sur l’identité du coupable.

Donc, réunion de planification.

Lin nous annoncé qu’on traiterait le problème Duran Duran en guérilla, parce qu’on n’avait pas les moyens de lui faire une guerre frontale, ce qui, de toutes façons, risquait d’écorner l’image positive que nous avions commencé à projeter auprès des populations, témoin notre thé avec les villageois.

Nos actions devaient être envisagées avec plusieurs buts : démoraliser Durrani et ses hommes, réduire ses troupes, le transformer en salaud pour ne pas en faire un martyr quand on lui ferait la peau, le pousser à réagir sans réfléchir, bref, en un mot comme en cent, le déstabiliser.

Elle nous a demandé de réfléchir à des moyens de faire chier Durrani.

- Au début, je vous demande de faire attention aux populations. Mais il va falloir faire en sorte, à un moment, que Duran Duran les moleste un peu, si on veut qu’ils le voient comme le salopard qu’il est.

Erk a fait la gueule à ce moment-là. Lin l’a regardé, compréhensive.

- Je sais, litla mín. Mais sur ce point, nous devons être un mal nécessaire.

Il a soupiré.

- Je vais paraphraser je ne sais plus quel auteur polonais, mais le mal, qu’il soit moindre, moyen ou grand, qu’il soit nécessaire ou non, reste le mal.

- Erik…

- Non, Lin, je comprends. Je sais qu’il le faut, même si ce n’est pas pour ça que je suis devenu soldat. Et même si je comprends que nous devons faire de Duran Duran un salaud plutôt qu’un martyr, j’ai du mal à accepter que les populations innocentes doivent souffrir pour arriver à ce résultat. Surtout avec ce qui s’est passé chez les FER et dont je suis responsable.

- Arrête avec tes conneries, Hellason, elle a dit sèchement. Je te rappelle que sur ce coup tu es une victime, pas un responsable.

- Mais si je n’avais pas…

- Mais si tu n’avais pas fait ce que tu as fait, la journaliste et son caméraman seraient morts, sans parler du Gros. Donc, tu as fait ce que tu devais faire. Et grâce à tes phénoménales colères, nous sommes débarrassés des FER.

Il a détourné le regard, n’aimant pas qu’on lui rappelle le massacre qu’il avait perpétré. J’ai eu l’impression que ce qui le choquait le plus, dans ce qu’il avait fait, n’était pas tant d’avoir tué, après tout, en tant que soldat, c’était ce qu’il faisait. Je crois que ce qui le choquait le plus, c’était de l’avoir fait à mains nues – ou presque – et je vous avouerai que savoir qu’un homme, ou une femme, poussé à bout, peut tuer sans armes, ça fait flipper. Je suis en même temps en admiration devant l’exploit du Viking et horrifié qu’il ait dû faire ça et qu’il ait pu le faire.

Dans nos yeux à nous, il y avait quelque chose qui, si ce n’était pas de la pitié, parce qu’Erk la refusait, était de la compréhension. Nous avons tous tué, au moins une fois. Nous savons ce que c’est de prendre une vie. Mais tous ici, à part les Islandais, l’ont fait avec une arme, à feu ou blanche. De Lin ou de Kris je ne peux dire s’ils ont tué à mains nues, mais je ne peux jurer qu’ils ne l’aient pas fait. Quant à Erk, certains d’entre nous ont vu le résultat et ça me réveille encore la nuit, parfois.

Lin a longuement regardé le géant, puis, très doucement :

- Erik, ce jour-là, tu nous as rendu un immense service. La guérilla n’aurait pas marché. Un assaut classique, frontal, nous aurait coûté cher en hommes. Grâce à toi, non seulement nous n’avons perdu personne, mais nous avons même gagné un Lieutenant de plus.

Elle s’est encore interrompue puis elle s’est approchée de lui, a posé une main sur son épaule.

- Je sais que le prix que tu as payé pour nous est immense. Je sais combien cela te pèse, tant ça va à l’encontre de tes croyances. Je ne peux que t’en être reconnaissante et te remercier, encore, de nous avoir débarrassés des FER, c’était les pires. Les moins nombreux, mais les pires. Grâce à toi, les enfants sont un peu plus à l’abri. Grâce à toi, ils ont l’espoir d’avoir une vie un peu plus normale, un peu moins violente, peut-être même plus longue qu’elle aurait pu l’être.

Parler des enfants, c’était une bonne idée. Le Viking a levé les yeux vers elle, l’a dévisagée puis lui a fait un tout petit sourire. Elle lui a serré l’épaule et est retournée à sa place. En chemin elle a demandé :

- Erik, tu te souviens des principes de la guerre ?

Le Viking s’est gratté le front, pensif. Et détourné de son inquiétude, ce qui était, je crois, le but de Lin.

- Ce n’est pas Sun Tzu, ça doit être von Clausewitz. Il disait que les principes de la guerre sont les suivants : diviser et conquérir, identifier les points faibles et s’y attaquer sans pitié et égarer l’esprit de l’ennemi au point qu’il n’ose plus rien faire de peur de commettre une erreur. Il a aussi dit qu’il fallait avoir l’opinion publique de son côté.

- Merci. On va se baser là-dessus, même si diviser et conquérir est déjà plus ou moins fait, puisque les barons se tirent la bourre entre eux. Mais rien ne nous empêche de trouver une faille dans les alliances que chacun a de son côté et de l’exploiter aussi. Je vais demander aux Renseignements de me fournir un maximum d’informations. Il faudrait essayer, lors de vos patrouilles, d’en récolter aussi. Donc, le mot d’ordre, c’est de faire parler la population, de les aider, d’être les gentils. Rendez leur service, comme quand la patrouille Serval a curé une fosse septique.

Elle a bu un peu de café et a continué.

- Il est évident que le plus facile est d’identifier les points faibles. On va s’y attaquer, en utilisant les coups les plus pourris, les plus délirants, les plus… Elle a haussé les épaules et continué. Tout ça pour lui faire perdre la boule. Toutes les idées sont les bienvenues, sauf une : l’empoisonnement de la nappe aquifère. C’est trop dangereux pour les populations.

Une pause, pour qu’on comprenne bien que cette idée-là irait droit aux oubliettes et que c’était même pas la peine d’y penser. Forcément, on y a tous pensé…

- J’ai déjà quelques idées, mais je voudrais voir ce que vos esprits tordus peuvent imaginer, elle a conclu avec un sourire sarcastique. Surprenez-moi.

Le Gros a pris la parole.

- En attendant, les gars, patrouilles : Hellason frères, Puma, Frisé et Dio, Léopard…

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