XL

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Quelques jours plus tard, on était de nouveau à plat ventre dans la terre, à proximité du haras de Duran Duran. Le crépuscule était déjà passé depuis longtemps, on commençait à avoir froid, à force de rester immobiles.

On s’était approchés du haras avec la Land-Rover et quatre motos, et on avait fini notre approche à pied. On s’était allégés : on ne portait que casque et gilet pare-balles, plus arme de poing. Et nos oreillettes, forcément. Mais nous devions garder silence radio une fois à l’intérieur.

Tito, Baby Jane et moi allions entrer dans le haras et voler l’étalon Akhal-Teke.

Baby Jane avait dans sa poche des petites carottes tirées de notre potager et un licol de fortune, fait d’une simple corde, qui empêcherait Duran Duran de remonter à sa source pour trouver l’auteur du vol.

Tito avait, lui, un injecteur de ketamine, qui calmait les chevaux et les humains. Il était réglé, par Doc, pour endormir tout humain qui nous repèrerait, même si on devait à tout prix éviter ça. Il ne servirait pour calmer le cheval que si nous rencontrions des difficultés. Tito avait également des lunettes de vision nocturne.

J’avais, dans mes poches, des chiffons avec lesquels on envelopperait les pieds du cheval pour le sortir sans bruit. Une paire de gants en coton enduit, un pinceau et un pot d’une teinture pour cheveux naturelle mais tenace, faite par Lin. Et une burette d’huile dégrippante, au cas où.

Les frangins nous accompagneraient jusqu’à un certain point puis iraient remplir leur mission : préparer l’endroit où le cheval serait attaché, à quelques mètres du portail. Kris portait un petit sac d’avoine, et Erk une bassine de plastique ayant vu des jours meilleurs et un jerrycan d’eau de 40 litres. Donc pesant 40kg. Mais il est parfaitement capable de porter ça, même s’il ressemblait un peu à une tortue debout sur ses pattes arrière. Une grande tortue.

Enfin, on portait tous les cinq, attaché à la taille, un petit sac de grosse toile un peu lâche rempli de crottin presque sec (heureusement…) provenant du haras – qui déposait le fumier dehors, là où des camions de Duran Duran venaient le chercher pour l’utiliser dans les champs de pavot. On s’était donc servis. L’odeur émise par le crottin à demi sec allait dissimuler la nôtre et rendrait notre retour en Land-Rover plus supportable pour tous.

A trois heures du matin, l’heure la plus dure pour les sentinelles, on a commencé notre approche.

Nos camarades, tous volontaires, comme nous, nous ont accompagnés puis se sont placés à 200m de la porte pour sécuriser notre retour jusqu’à la Land.

Baby Jane avait été choisie parce qu’elle connaissait les chevaux et saurait gérer l’étalon, Tito parce qu’il est tellement silencieux et discret qu’il pourrait couvrir nos arrières sans que personne ne s’en rende compte. Et moi, parce que je m’étais porté volontaire. Non, en fait, c’est Erk qui avait suggéré que j’y aille, à cause de ma mémoire, qui est excellente. A part ce petit morceau qui manque, suite à ma blessure à la tête. Les conversations que vous lisez sont rapportées verbatim. Et j’avais donc mémorisé par cœur le chemin à suivre une fois entrés pour atteindre le box de l’étalon.

Enfin, Erk s’était porté volontaire parce qu’il était le seul à pouvoir bouger facilement avec les 40 litres d’eau dans le dos et Kris parce que vouloir séparer les deux frères, c’est vouloir supprimer la nuit pour ne garder que le jour.

Donc, on est partis tous les cinq, avec nos anges-gardiens juste derrière nous.

A 500 m du haras, on s’est séparés, les frères allant au portail, Tito, Baby Jane et moi allant vers les écuries.

Du fait de la réputation d’Ashraf Abdâlî Durrani, peu de gens du coin sont assez fous pour oser ne serait-ce qu’imaginer entrer dans ses locaux sans autorisation. Donc les murs qui entourent la propriété ne sont là que pour indiquer la limite, en quelque sorte. S’ils font 2 m de haut, c’est le bout du monde. Alors, là, normalement, vous allez me demander comment je vais sortir un cheval de cet endroit clos autrement que par le portail. Eh bien, vous verrez.

Je me suis mis dos au mur, j’ai fait la courte échelle à Baby Jane, et quand j’ai cherché Tito pour lui proposer, je l’ai vu prendre de l’élan et « marcher » sur le mur pour se hisser dessus à califourchon et se foutre à plat-ventre immédiatement. Quel cabotin, celui-là !

J’ai fait pareil, mais comme je suis juste un peu plus petit que le mur, c’était facile.

On est descendus de l’autre côté, très silencieusement, puis on s’est dirigés vers les écuries des étalons. Pas de chiens, pas de gardes. C’en était presque inquiétant. Tito, qui avait allumé ses lunettes, nous a fait signe que la voie était libre. On a continué à progresser lentement, entre des buissons décoratifs, des barrières, des... trucs inidentifiables à trois heures du matin. On a eu de la chance, la burette d’huile est restée au fond de ma poche de cuisse.

Le luxe obscène des écuries des étalons a failli nous faire prendre, tellement on était surpris. Tito a laissé échapper un petit « Oh » de surprise, je crois bien que j’ai fait pareil. Je ne sais pas si vous êtes déjà entrés dans des écuries, mais généralement, c’est bois, ciment, métal et paille. Là, c’était pierre polie, verre dépoli et marbres colorés, dorures, rideaux de velours et autres trucs qui auraient plus leur place dans une maison close qu’ici. Dignes de certaines écuries saoudiennes ou émiraties. Pas de trace de crottin, pas de poussière, le sol, poli comme le crâne chauve de Frisé, brillait sous la lumière de la lune qui entrait par les lucarnes.

Merde, le bruit des fers sur la pierre allait nous dénoncer, malgré les chiffons. Mais Baby Jane n’étant pas inquiète, on a continué comme prévu.

Elle a trouvé le box de l’Akhal-Téké doré, l’a ouvert et est entrée doucement. L’animal était très bien dressé, très calme, mais restait méfiant. Les petites carottes ont eu raison de son hésitation, les caresses et la voix douce de l’Anglaise l’ont convaincu d’accepter le licol en corde et les chiffons autour de ses pieds, non ferrés. La miss nous expliquerait plus tard qu’ici, le climat étant sec, on ne ferrait pas souvent les chevaux et encore moins ceux qui ne travaillaient pas beaucoup, comme ces étalons qui s’agitaient un peu dans les paddocks mais restaient oisifs. La belle vie, quoi.

Tu penses, draguer les minettes à quatre pattes qu’on te présente, bouffer à s’en faire péter la sous-ventrière, de temps en temps tourner en rond et faire le beau, le reste du temps, rêver aux verts pâturages auxquels tu n’auras pas accès à cause de la valeur que tu as aux yeux de ton propriétaire. Tout compte fait, je préfère être humain.

Tito est parti en avant, puis Baby Jane et le cheval et j’ai fermé la marche et la porte du box puis des écuries. Le seul bruit, c’était le murmure de l’Anglaise et le claquement étouffé des sabots du cheval. On a vite quitté les chemins tout tracés, pour étouffer encore plus nos pas.

Pendant tout le trajet des écuries au mur, la poupée de porcelaine a parlé au cheval, très doucement. Arrivée à quelques mètres, elle a continué à le caresser, lui parler, pendant que je m’assurais que les chiffons ne risquaient pas de le faire trébucher. Puis je lui ai fait la courte échelle pour qu’elle se hisse sur le dos de l’étalon. Il a un peu agité les oreilles puis plus rien. Elle a serré les mollets, il s’est raidi puis détendu. Elle l’a félicité en lui caressant l’encolure. Tito et moi nous sommes écartés.

Un léger coup de talon, l’animal est parti au petit galop droit vers le mur, puis s’est envolé par-dessus sans faire plus de bruit qu’un oiseau. Un grognement à la réception, on a couru pour franchir le mur à notre tour. J’ai béni les travaux de terrassement qui nous avait redonné à tous une putain de musculature. Et on est vite partis se mettre à l’abri pendant que Baby Jane s’éloignait du mur au trot. Tout ça sans selle. Ouais, une sacrée bonne femme !

On a attendu. Lin, dans la Land-Rover, avait braqué ses jumelles infrarouges sur les bâtiments. Elle attendait un signe d’alarme. Une porte s’est ouverte, un type est sorti pour voir ce qui se passait, mais comme nous étions planqués derrière le mur, que Baby Jane était loin et que les frangins étaient bien cachés de chaque côté du portail eux aussi, il n’a rien vu et est retourné à l’intérieur.

Lin a donné son Go, on est allés rejoindre les frères au portail. Il y avait un petit arbre pas très loin, la bassine d’eau y attendait l’étalon. Baby Jane l’a attaché à l’arbre, a posé les carottes qui lui restaient sur le petit tas d’avoine, a poussé un gros soupir et a embrassé le museau velouté de l’étalon. Il a soufflé dans ses cheveux puis s’est tourné vers l’avoine.

J’ai enfilé les gants, qui protégeraient ma peau de la teinture, évitant de montrer mon crime à tous – le brou de noix, c’est tenace –, et que l’on brûlerait une fois rentrés, sorti la teinture et je me suis appliqué, sous le regard désapprobateur de Baby Jane. L’étalon n’a pas bronché.

On est repartis, rejoints par nos anges gardiens. Tout s’était super bien passé. On n’a pas été vus, on n’a pas tiré une balle, pas une flèche. On a rejoint la Land, on s’est félicité. Lin a laissé quatre mecs avec des motos à surveiller, bien planqués. Ils devaient voir ce qui se passerait au matin, filmer et prendre des photos.

Dans la Land, malgré les cahots, Tito s’est endormi, coincé entre le Viking et Kris. Erk a levé un bras, s’est légèrement tourné vers lui et mon p’tit pote a glissé pour se retrouver appuyé contre le torse du géant qui a entouré ses épaules de son bras. Ah, s’il avait été réveillé, il se serait régalé. Mais Erk n’aurait pas fait ça. Il l’a regardé avec un petit sourire presque attendri.

- C’est mignon, à cet âge-là, hein, Kris ? il a chuchoté.

- Je te rappelle qu’il est plus âgé que nous.

- Justement…

Kris a doucement gloussé en secouant la tête et m’a regardé. On a échangé des haussements de sourcils et des sourires. Puis le sourire de Kris s’est agrandi : Baby Jane venait de s’appuyer sur mon épaule et de s’endormir. J’ai moi aussi passé un bras autour de ses épaules, posé ma joue sur sa tête et fermé les yeux.

La tension de marcher entre les bâtiments sans faire de bruit, en espérant que les chevaux ne nous sentiraient pas, que les humains ne nous verraient pas, tout ça nous avait épuisés, tous les trois.

On savait qu’il n’y avait pas de chiens, les étalons étant tous des animaux de très grande valeur, Duran Duran ne voulait pas risquer un accident si l’un d’eux se mettait à décider que le chien était dangereux. Donc, pas de chiens.

On savait également que Durrani ne serait pas aux haras cette nuit-là, ce qui nous avait décidés pour l’attaque. S’il avait été là, il y aurait eu des gardes supplémentaires, des rondes et, si on était intervenus, des morts des deux côtés.

Mais malgré ces renseignements, on n’était pas à l’abri d’un type qui serait sorti fumer ou respirer un grand bol d’air parfumé au cheval.

Je n’ai pas dormi, j’ai juste fermé les yeux, j’ai écouté les deux frères qui parlaient doucement en islandais, nos anges-gardiens, dont Quenotte et son arc, qui s’agitaient sur le plateau ou papotaient.

Un gros cahot nous a tous secoués comme des dés dans un gobelet, réveillant les dormeurs. Tito, quand il s’est rendu compte qu’il avait le bras du Viking autour des épaules, qu’il était appuyé contre lui, s’est redressé, horriblement gêné, et s’est retrouvé à basculer contre Kris qui, gentiment mais en gloussant, l’a aidé à se remettre d’aplomb.

Je ne le voyais pas bien, la nuit tout est en noir et gris, mais je l’imaginais tout rouge, mon p’tit pote. Coincé entre les deux plus beaux mecs de la Compagnie… On peut presque dire qu’il était tombé de Charybde en Scylla…

Erk n’a fait aucun commentaire et Kris non plus, mais il a posé une question en islandais et a hoché la tête quand Lin, qui conduisait, lui a répondu.

- Encore une bonne heure, les gars.

- Alors je peux me rendormir, a dit Baby Jane d’une voix ensommeillée et elle s’est blottie contre moi et s’est rendormie.

Moi, j’étais bien réveillé, maintenant, et je crois que Tito n’osait plus se rendormir.

- Erk ? a dit mon p’tit pote.

- Oui, Tito, qu’y a-t-il ?

- Pour Kitty, je pense qu’il faudrait éviter de l’emmener avec nous en patrouille jusqu’à ce qu’on ait récupéré Cass.

Erk a jeté un œil aux anges-gardiens mais, à part Quenotte qui nous écoutait, les autres avaient l’air dans la lune. Faut dire qu’il était très tôt, et qu’on était tous crevés. Il faisait encore nuit et heureusement pour nous, même les méchants dorment, la nuit.

- Pourquoi ça, mon pote ?

- Eh bien, si elle n’est pas en patrouille, elle ne peut pas saboter nos efforts.

- Certes, mais ce serait un peu louche de ne plus l’emmener avec nous, tu ne crois pas ?

- Et si elle avait un « accident », et son ton de voix mettait le mot entre guillemets, sans gravité, mais qui l’obligerait à rester à la base ?

- Mais c’est que t’es malin, toi ! Et un peu tordu, aussi. Mais…

Erk a réfléchi. Kris ne disant rien, je l’ai regardé. Il avait les yeux fermés. Dormait-il ?

- Je trouve que c’est drôlement bien pensé, a-t-il dit au bout d’un moment. Donc, non, il ne dormait pas.

- Il faut trouver quelque chose de très temporaire.

- Pourquoi ? On ne sait pas combien de temps il va nous falloir pour trouver Cass.

- Si tu veux mon avis, Kris, il faut se dépêcher. Pas sûr que les « commanditaires » de Kitty ne se doutent qu’il y a un loup si elle est toujours bloquée à la base.

- Je sais bien qu’il faut se dépêcher, mais il est hors de question qu’on aille la chercher sans un minimum de renseignements, sinon tu vas encore jouer les preux chevaliers et, putain, j’ai pas envie de revivre ça, tu vois !

Erk a ouvert de grands yeux surpris et, bizarrement, Tito a gloussé. Les frères l’ont regardé, interdits.

- Tito, ce n’était pas drôle, ce que je viens de dire.

- Non, c’est vrai, mais j’imaginais Erk en armure de chevalier complète, avec épée au côté et bazooka sur l’épaule...

Et là, on a eu tous les cinq un regard flou, sans doute la même idée en tête, et on a ricané.

- Ouais, a dit Kris. Tito, a-t-il repris après un moment, ton idée est bonne, il va falloir la préciser. Et on fera le point demain matin, après avoir dormi un peu. Avec Lin et le Gros, d’abord.

Après ça, on s’est tus.

Quand on est arrivés à la base, c’est Lin qui s’est occupée de notre linge, envoyant les cinq porteurs de sacs de crottin (qu’on avait jeté en route, quand même mais l’odeur était un peu restée) se laver au plus vite et se coucher.

Elle m’a retenu par la manche un instant.

- Tugdual, je t’aurais bien… détendu mais il faut que tu dormes. Et moi aussi.

- Lin, je n’aurais pas été bon à grand-chose. Mais merci de l’offre.

Et je l’ai embrassée, un petit baiser de bonne nuit. J’étais crevé.

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