LII

12 minutes de lecture

Deux rivières à boucher. Il a donc fallu faire deux bouchons.

L’idée de la manière de procéder vient de Mac. Ça fait bizarre d’écrire ça, mais elle s’est inspirée des tampons hygiéniques des femmes et on a amélioré l’idée pour élaborer un truc temporaire.

Cook a fabriqué, en sucre filé, des tronçons de 20cm de longueur et 2cm de diamètre. Il s’est débrouillé pour y inclure un max de bulles d’air – ce qui n’est pas facile dans du sucre filé –, histoire qu’ils fondent rapidement. Il a dû s’y reprendre à plusieurs fois et a fini par nous fournir les quatre cœurs des bouchons.

Ensuite, on a collé dessus, au sucre, des morceaux de coton compressé grâce à la machine sous vide. On avait déchiqueté en petits rubans tous fins des tonnes de coton. Enfin, c’est l’impression que ça donnait. Une espèce de colle à base de farine a empêché le coton de reprendre sa forme une fois sorti de la machine. Cette colle serait la première chose à se dissoudre dans l’eau, permettant au coton de gonfler.

Avec les ordis, on avait fait un savant calcul pour avoir une idée de la taille des conduits en fonction de la puissance du jet d’eau et du dénivelé du ruisseau. On a donc fabriqué quatre bouchons longs de 20 cm et de 4cm de diamètre. Le coton mouillé devrait boucher un conduit jusqu’à 10cm de diamètre, on devait donc être bons.

Pour qu’ils se mettent dans la bonne position dans le conduit et pas en travers – ce qui les rendrait moins efficaces – on y a collé des ailettes en sucre, toujours, qui devait les garder dans le sens du courant jusqu’à ce que la largeur du conduit les empêche de se mettre par le travers.

Pour des bouchons temporaires, c’était vachement élaboré, quand même.

Donc, l’idée, c’était de larguer les machins dans le torrent, qu’ils se bloquent en gonflant, retenant ainsi une grande partie de l’eau et faisant baisser le débit. Puis leur cœur en sucre fondrait, les morceaux de coton se désolidariseraient et jailliraient dans les fontaines par les tuyaux. Ça, malheureusement, il n’y avait pas moyen de l’éviter. Si les jardiniers de Durrani faisaient le lien entre les petits morceaux de coton (gros comme des noisettes) et la pénurie d’eau, eh bien, bravo et on verrait bien comment les choses se passeraient.

Donc, les bouchons étaient prêts et on s’est rassemblés au mess pour une réunion de stratégie. On a vite décidé que les bouchons seraient lâchés au petit matin, pour que tout le monde, Durrani inclus, voit les fontaines s’assécher. Par contre, on n’était pas d’accord sur qui devait aller sur place. En fait, la première virée s’était tellement bien passée, malgré la rencontre avec la patrouille de Durrani, que tout le monde voulait y aller.

Les trois Islandais se sont vite retirés du débat et se sont mis dans un coin, discutant à toute vitesse dans leur langue maternelle. J’ai jeté un œil de leur côté. Erk ne semblait pas d’accord, mais il avait l’air d’être en minorité. Lin a fait un geste tranchant de la main, Erk a ouvert la bouche, l’a refermée illico et n’a plus rien dit. Il allait sans doute, comme à chaque fois qu’il n’est pas d’accord, oublier son désaccord et suivre Lin sans poser d’autres questions.

Ils sont revenus et nous n’avions toujours pas pris de décision. Eux l’avaient fait pour nous, puisque Lin annonça que les patrouilles de Frisé et de Mac reprendraient leurs rôles, puisqu’ils connaissaient le chemin.

Et donc, une fois les bouchons prêts, Frisé et sa patrouille, Mac, Stig et leur patrouille, sont repartis, au milieu de la nuit, pour être à pied d’œuvre au petit matin.

Cette fois-ci, c’est Stig qui m’a raconté. Faut dire que Frisé était bien secoué. J’ai interrogé Benji pour savoir, mais en fait, toute la patrouille de Frisé est secouée. Il va falloir que j’attende.

Stig m’a dit que leur trajet à l’aller s’était super bien passé. Ils s’étaient placés au même endroit que la dernière fois, avec la super caméra, et avaient attendu le signal de Frisé, qui était venu en temps et en heure. Ils avaient commencé leur décompte et, quelques minutes avant le moment où les bouchons arriveraient à destination, ils avaient commencé à filmer.

Durrani se levait tôt et exigeait que les fontaines fonctionnent dès son lever, pour pouvoir les admirer à son réveil. Donc, quand ils ont commencé leur reportage, Mac et Stig ont pu voir que les fontaines coulaient déjà. Une bonne grosse heure après le top de Frisé, le débit semblait déjà ralentir ; une heure et demie après le top, le débit était tellement faible que les fontaines ne coulaient plus.

Stig et Mac ont filmé encore un peu puis ont enfourché leurs motos et sont rentrés avec leur patrouille. Stig a eu la bonne idée de retirer la carte SD de la caméra. Parce qu’à peine partis, ils ont entendu un « Putain ! » de la patrouille de Frisé puis leurs oreillettes se sont mises à siffler, à tel point qu’ils les ont retirés au plus vite, tout comme leurs laryngophones qui chauffaient un peu trop fort.

Mac, qui avait un smartphone perso, bidouillé par Jo pour…

Il faut que je fasse une parenthèse rapide sur les téléphones. On peut garder son smartphone perso, à condition que Jo l’ait rendu indécelable, intraçable, non-hackable. Jo rajoute une appli qui permet d’appeler le PC Ops. Moi, j’en ai un, j’échange quelques SMS avec mes parents. Ma mère, surtout, mon père me fait un peu la tête à cause de ma connerie, même si Maman me dit qu’il est fier de moi, surtout depuis l’arrivée des Islandais. Tito en a un, même s’il n’a jamais voulu me dire pourquoi, puisque je croyais qu’il avait coupé tous liens avec son pays et sa famille. Et donc, Mac en a un.

Mac a donc sorti son téléphone pour appeler le PC Ops et il ne s’est rien passé. Toutes les applis de son téléphone fonctionnaient sauf celle pour appeler la base, elle avait toujours ses photos. Elle a essayé de m’appeler (on s’est tous échangés nos numéros, pour doubler les comms) et là elle a cru qu’elle n’avait pas de réseau, mais non, tout était OK. Sauf qu’elle ne pouvait appeler aucun des numéros.

Dans ce cas-là, il ne leur restait plus qu’à rentrer à la base pour essayer de comprendre ce qui s’était passé. Stig m’avouerait plus tard qu’il avait eu mal au ventre pendant tout le trajet, craignant une attaque sur la base, redoutant d’arriver chez nous et de trouver nos cadavres.

Mais nous, nous n’étions au courant de rien, si ce n’est que les patrouilles de sortie avaient cessé d’émettre, ce que Lin n’appréciait pas franchement. Elle était prête à passer un savon à Frisé, Mac et Stig pour avoir coupé leurs oreillettes. Mais je voyais bien qu’elle ne disait ça que pour éviter de penser au pire : une embuscade, une patrouille éradiquée, des hommes et des femmes prisonniers, torturés…

Il restait quatre motos à la base, Erk avait très envie de partir à la recherche d’une des deux patrouilles et Lin a dû le menacer de le foutre au trou s’il osait monter sur une des machines. Même si Frisé, Mac et Stig avaient déposé un double de leur plan de route dans le bureau de Lin, ils avaient peut-être été obligés de changer d’itinéraires et c’était trop dangereux.

- Laisse-moi au moins aller au village, Lin !
- Pour foutre la trouille aux villageois ? Hors de question, Eiríkur.

Et là, comme avec Katja, il a laissé tomber le sujet. Mais pas ses inquiétudes. Et voilà notre Viking qui s’est mis à tourner en rond dans la cour, alternant entre les arcades ou le sable. Cassandra a voulu faire sourire son Erk mais tout ce qu’elle a réussi à faire, c’est à le faire s’asseoir.

Ils ont discuté un moment, il ne pouvait pas lui expliquer ce que les autres faisaient, il n’osait pas lui dire que c’était dangereux.

- Ecoute, Erk, vous êtes des soldats, tous, n’est-ce pas ? a-t-elle dit au bout d’un moment, et son sérieux a presque réussi à faire sourire le géant.
- Oui, c’est vrai, c’est ce que nous sommes.
- Et les soldats, ça fait la guerre, n’est-ce pas ?
- Oui, ça aussi c’est vrai.
- Et la guerre, c’est dangereux. Je sais que ce que font Mac et Frisé, c’est dangereux, tu sais. Je sais que c’est dangereux. Et que c’est pour ça que tu es inquiet, hein ?

Il a hoché la tête.

- Et tu sais où ils sont, tous ? Tu pourrais aller les chercher, comme ça tu saurais s’ils vont bien.
- Lin me l’a interdit, c’est encore plus dangereux. Et elle a raison. Et puis je ne sais pas où ils sont, je pourrais les rater.
- Ben utilise le GPS !
- Mais ça ne marche pas comme ça, c’est eux qui ont besoin de GPS pour savoir …

Il s’est tu, brusquement. Puis il s’est mis debout, a posé la miss à terre, et a filé au PC Ops, Cassandra courant derrière lui. Là, il a demandé à Mike de pinger les traqueurs des ceintures.

Comme les seuls qui apparaissaient étaient les nôtres, il lui a demandé d’agrandir la zone de recherche. Toujours rien. Ça devenait vachement inquiétant. Mike a boosté le signal, je ne sais pas trop comment, et on a eu un ping. Un seul.

Erk et moi – je l’avais suivi au PC Ops – on s’est regardés, on était blancs. Erk a envoyé Cassandra chercher Lin. Elle seule avait les codes nécessaires pour une autre chose.

La remarque de Cassandra l’avait fait penser aux puces GPS des ceintures mais elles semblaient grillées. Apparemment, le seul ping qu’on a eu, c’était celui de la Land-Rover. Ouais, on est tous étiquetés. Et c’est le fait que ce soit celui du pick-up qui lui a fait penser aux puces RFID de nos flingues.

Seule Lin avait l’accès au lien satellite qui permettrait de tagger les armes. Les motos et la Land sont doublement étiquetées : traqueur GPS, parce que c’est ce que veut Lin, et puce RFID, parce que c’est ce que veut la règlementation européenne.

Erk lui a fait un topo rapide, lui disant qu’il pensait que nos patrouilles avaient été victimes d’un flash électromagnétique, ce qui aurait griller toute leur électronique, les rendant sourds et muets, d’un point de vue radio. Les puces RFID étant passives, on pouvait espérer qu’elles répondraient au signal.

Elle s’est posée devant l’ordinateur et a lancé le logiciel. Cassandra, qui la suivait, contaminée par l’angoisse qui régnait dans la petite pièce, a réclamé un câlin que le géant lui a bien volontiers donné. J’ai eu l’impression que ça lui permettait de s’ancrer un peu. Son regard était fixé sur l’écran du PC, mais je l’ai entendu féliciter Cassandra pour son idée.

On a entendu le clavier cliqueter, l’ordi ronronner puis on a aperçu la carte du coin et on a eu la joie de voir deux paquets de points rouges, convergeant à une certaine vitesse vers le promontoire. Le logiciel a fait un petit calcul quand Lin lui a demandé et nous a sorti une vitesse de déplacement beaucoup trop rapide pour l’état des routes.

- Ils vont bousiller les bécanes, à ce train-là ! a râlé Erk. Et pourtant, ils le savent, tous, qu’il ne faut pas rouler comme des dératés sur ces routes…
- C’est qu’ils sont dans la m… mare, a dit Lin, se rattrapant au dernier moment. L’Archer, prends Cassandra. Mike, dis à Kris et Tondu de nous retrouver au bureau.

On porte tous nos oreillettes tout le temps depuis quelques jours. N’ayant pas reçu d’autres instructions que de porter la petite fille, j’ai suivi Lin et Erk.

Dans la minute qui a suivi notre arrivée au bureau de Lin, on s’est retrouvés entourés de toute la Compagnie ou presque. On a déplacé la réunion près du mât.

Lin a informé mes camarades de la situation et a demandé à chacun de revenir ici, équipé comme pour une patrouille. Elle a réparti les motos par patrouille, à deux dessus on pouvait avancer plus loin. Les pilotes déposeraient leur passager et retourneraient chercher les autres, faisant avancer la patrouille plus rapidement.

Erk resterait à la base, aidant Doc et Nounou à préparer l’infirmerie pour les blessés éventuels. Les frères n’ont pas eu le temps de se dire au revoir, mais ils ont échangé un regard. Ils n’apprécient vraiment pas d’être séparés.

Ils ne restaient plus que les non-combattants, et Lin et Erk, à la base. Phone était parti avec Kris, armé comme nous. C’est pas parce qu’il tient la radio avec Mike qu’il est mauvais combattant. Il se débrouille plutôt bien avec un flingue. Elle aussi, d’ailleurs. Il restait aussi deux mecs de la patrouille de Tondu, qui devaient surveiller le pont tournant du troisième fossé, histoire que personne n’en profite pour se glisser jusqu’à chez nous. Et puis, ils le refermeraient derrière nous à notre retour.

La patrouille de Kris devait aller à la rencontre de Frisé, celle de Tondu vers Mac et Stig. Tito pilotait une des deux bécanes de notre patrouille, je me suis accroché à lui comme si ma vie en dépendait – c’était le cas, vu la mauvaise route ravinée par les pluies – et il a foncé, pleins gaz, vers la Land-Rover. Lin, au PC Ops, suivait notre progression et corrigeait notre direction en se basant sur les puces RFID des flingues.

Au moment où Lin nous demandait de nous rassembler, on a vu les motos de Mac et Stig rejoindre la Land-Rover devant nous.

Ils n’étaient pas poursuivis.

On a prévenu la base, Tito a fait demi-tour un peu avant d’atteindre la Land et est reparti à fond de train, laissant le pick-up nous rattraper. Je me suis agrippé à la portière de Frisé qui conduisait, j’ai posé mes pieds sur le marchepied. Je féliciterai Tito de sa conduite, malgré les cahots, je ne me suis pas cassé la gueule.

- Ralentis, Frisé, Lin sait que vous êtes là.
- Peux pas, L’Archer, peux pas.
- Mais pourquoi, putain ? Tu vas niquer la caisse ou te foutre dans le décor si tu continues.

J’ai essayé de le faire ralentir, mais il était crispé sur son volant, les yeux fous. J’ai cherché les autres du regard, aussi bien dans la cabine que sur le plateau. Puis j’ai recompté. Il manquait un mec. Merde !

- Frisé !

J’ai dû hurler à cause du vent de la course.

- Frisé ! Putain ! Où est P’tite Tête ?

Sur le canal, j’ai entendu Tito qui rassurait la base que la patrouille de Mac était au complet. Un problème de moins, mais je n’avais pas de réponse. Je me suis tourné vers Benji, en poste à la 12.7.

- Benji, j’ai gueulé, où est P’tite Tête ?

Il a pointé son doigt vers le sol. J’ai flippé, mon horreur a dû se voir sur mon visage parce qu’il s’est penché vers moi pour me hurler à l’oreille qu’il était allongé sur le plateau. Et pas mort comme je l’avais cru au début.

Je me suis hissé sur le toit du pick-up, puis je me suis laissé glisser sur le plateau. Ça serait moins dangereux pour moi. J’ai fait glisser la vitre arrière pour l’ouvrir et passé ma tête entre Frisé et son passager.

- Frisé, nos oreillettes marchent, nous, et on a prévenu Lin, ralentis, s’il te plaît.
- Peux pas.
- Bordel !

J’ai secoué le passager, que j’ai mis un moment à reconnaître, parce qu’il avait l’air aussi secoué que Frisé, les yeux fous, le visage pâle et figé.

- Jude ! Jude, secoue-toi, merde !

Ses yeux ont papillonné, il s’est passé une main sur le visage et m’a reconnu.

- Pardon, c’est…
- Fais-le ralentir, je vois pour P’tite Tête.
- Je vais essayer.

J’ai failli me la jouer Yoda, mais franchement, j’avais autre chose à foutre. En tout cas, il a dû réussir parce qu’on a un peu ralenti.

Je me suis penché sur P’tite Tête. Il était out, du sang avait coulé de ses oreilles et de son nez et séché sur sa peau pâle, il était couvert de sueur et sa respiration était plutôt faible. Tout ça, je l’ai transmis à Erk et Doc par radio. J’ai entendu Erk qui voulait à tout prix nous rejoindre mais on a encore ralenti en entrant dans notre village, alors j’ai dit à Erk qu’on serait là dans moins de 5 minutes. J’ai aussi prévenu que les hommes de Frisé auraient besoin d’un réconfort psychologique.

Et moi aussi. J’ai besoin d’un verre de quelque chose de fort.

Annotations

Vous aimez lire Hellthera ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0