LIX

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LIX

C’est un baiser de Lin qui m’a réveillé. C’était plutôt sympa. Il était relativement tôt, genre 8 heures du matin plutôt que nos habituelles 6 heures, mais je me sentais reposé.

Après une douche bienvenue, j’ai décidé qu’un petit-déj était de rigueur et j’ai filé au mess, suivi par Yaka qui m’a laissé à la porte, sachant très bien que le mess leur est interdit, sauf en hiver.

Toute notre patrouille était là, sauf Erk. Bon, je me souvenais qu’il avait le sommeil lourd, je m’attendais donc à ne pas le voir avant un moment.

Au bout d’un autre moment, ne le voyant pas arriver, j’ai commencé à m’inquiéter, quand même.

- Kris, où est ton frère ?
- Dans son lit, sur le ventre.

Le ton était sec, presque froid, comme si…

- Qu’est-ce qu’il a ? Il est blessé ? La balle d’hier l’a vraiment touché ?

Kris a poussé un gros soupir agacé et m’a jeté un regard noir. Je me suis senti gêné, et puis, merde, j’allais pas me laisser marcher sur les arpions par un gamin de dix ans plus jeune que moi, fût-il mon officier supérieur.

- Oh, pardon, ai-je dit d’un ton aigre, excuse-moi de m’inquiéter de sa santé ! On attendra qu’il soit à l’article de la mort, la prochaine fois !

Kris m’a dévisagé puis a poussé un gros soupir de découragement.

- Excuse-moi, l’Archer. Mais cet idiot m’a caché sa blessure hier soir. Pourtant, il a dû douiller en se déshabillant, mais il n’a rien dit, ce con, et ce matin, c’était, forcément, chaud, douloureux, gonflé… enfin, bref, tous les symptômes de l’infection.
- Attends, tu as dit « sur le ventre » ? Il s’est pris une balle dans le cul ?

J’en avais les yeux comme des soucoupes. C’était à la fois marrant et pas marrant. Tito, assis à côté de moi, a sursauté.

- Pas vraiment, la balle lui a éraflé les fesses, arrachant un peu de peau mais il est tombé dans la poussière, puis sur le matelas, puis il n’a pas pensé à prendre une douche hier soir…
- Faut dire qu’on était crevé…
- Et dis-toi que c’est lui qui t’a posé sur ton pieu, après Tito et juste avant moi. Tito et toi n’avez pas bronché, mais moi, ça m’a réveillé. Mais pas assez pour remarquer qu’il avait du sang sur son futal. Je te jure, il me fatigue à oublier de prendre soin de lui…
- Il était peut-être trop fatigué ?
- Dans la Légion, on nous a appris à ne jamais nous coucher avec une blessure, même une petite coupure, sans l’avoir au minimum savonnée et/ou désinfectée. Et ce, quelle que soit notre fatigue. Et là, ce…

Et Kris s’est arrêté parce qu’il ne trouvait sans doute pas de mot pour qualifier le comportement de son frère.

- Bon, j’ai dit. Et qu’est-ce que tu as décidé ?
- Comment ça ?
- Eh bien, étant donné que tu prends toutes les décisions concernant sa santé, ou presque, qu’as-tu décidé ?

Il était surpris, le Kris. Il clignait des yeux, comme un hibou surpris en plein jour. C’est Tito qui a enchaîné.

- Doc l’a vu ? Ou Cook ?
- Euh…
- Enfin, Kris, tu ne peux pas le laisser comme ça ! Je vais chercher Cook !

Tito était énervé et en partant il a jeté à Kris un regard, mi-colère, mi-déception, et, pour moi qui savait, très intime et Kris a rougi. J’étais un peu dégoûté de l’attitude de Kris, moi aussi, et j’ai failli suivre Tito puis j’ai réalisé que Kris avait peut-être besoin qu’on l’écoute ou qu’on l’engueule.

- Kris, il y a autre chose, non ?

Il n’a pas bougé mais son regard a papillonné tout autour, faisant très attention à ne pas me fixer. Les autres ont compris et sont partis. Je raconterai peut-être. Ou pas. Tout dépendrait de ce que me dirait notre Lieutenant qui avait l’air de perdre un peu les pédales.

J’ai profité du branle-bas pour m’asseoir à ses côtés.

- Tu vas écrire tout ça, l’Archer ?
- Y a des chances.

Il a semblé réfléchir un bon moment.

- C’est idiot, parce que c’est une simple éraflure. Mais c’est tellement lui… Hier soir, cette nuit, j’étais tellement fatigué qu’il n’a pas voulu me déranger en me demandant de l’aider, soit à désinfecter l’éraflure, soit, après une douche, à vérifier qu’elle était propre. Il me l’a avoué ce matin.

Il s’est passé une main sur le visage.

- Mais tu vois, ça vient après tant de choses. La journaliste, où il s’est mis volontairement en danger. Kaymani, où il était devant après ma blessure. P’tite Tête… Et avant ça, Matteo, où il aurait pu simplement arrêter le pieu en prenant le type par le poignet mais non, il a protégé Matteo et s’est pris le pieu dans l’épaule. Et encore avant, le tigre.
- Ah. Donc, l’étoile tordue sur son épaule, c’est le pieu.
- Oui. Je te raconterai peut-être, un jour. Comme je te le disais ce jour-là, en patrouille, il ne peut pas s’empêcher de se mettre entre nous et le danger, et ça m’épuise, cette angoisse, quand il est blessé. Un jour… un jour, ça… ça finira mal et ce jour-là… je ne sais pas ce que je ferai…

Il s’est tu, la gorge serrée.

- Et tu… quoi, tu te punis pour ça ? Parce que tu n’oses pas le mettre dans du coton, tu préfères te mettre la rate au court-bouillon à chaque fois ?
- C’est idiot, hein ?
- C’est très con, oui.

Je me suis tu. Je n’avais pas grand-chose à dire. Sauf…

- Ecoute, Kris, j’ai l’impression que tu n’es pas loin de… craquer. Et… j’aimerai… Merde, je ne trouve pas les mots. Enfin, si tu as sens que tu vas craquer, si tu as besoin d’une épaule, de… pleurer, ou autre, je suis là, moi aussi.

Il m’a regardé de côté, a baissé les yeux sur ses mains.

- Merci Tudic. J’essaierai de venir te voir avant de… m’effondrer.
- Ça me va, Kris. Dis-moi, il y a une chose que j’ai du mal à expliquer.
- Ah ?
- Ça n’a pas grand-chose, enfin, si, un peu, peut-être, à voir avec Erk. C’est ton Don. Tu vois, le Don de ton frère est très prévisible, contrôlable, même si le résultat final n’est pas garanti, Erk peut s’en servir quand il en a besoin. Pour P’tite Tête, avant, pour Baby Jane, c’est pareil, même si pour elle c’est instinctif. Mais toi, c’est…
- Erratique. Incontrôlable, et, parfois, ingérable. Heureusement, sinon je serai riche à millions en jouant au Loto ou au tiercé.
- Pourquoi, heureusement ? Ça t’aiderait pas, un peu de fric de côté ?
- Si, mais j’aurais l’impression de ne pas l’avoir gagné honnêtement, tu vois.
- Tu préfères risquer ta peau, et celle de ton frère, plutôt que…

Je me suis tu. J’avais dit une connerie en mentionnant le Viking, et Kris s’est fermé. Il a fait tourner sa tasse vide entre ses mains, les yeux fixés dessus puis l’a posée et s’est avachi.

- Désolé, l’Archer.
- Non, c’est moi, je n’aurais pas dû dire ça.
- C’est vrai, mais je te dois un minimum de respect et là, j’ai merdé. Pour me faire pardonner, et comme je connais ta nature curieuse, je peux t’éclairer un peu sur quelques points.
- Attends, je reviens, j’ai dit, et je suis parti chercher deux cafés chauds.
- Merci, il a dit en soufflant sur sa tasse. Matteo… Donc, Erik a souffert en arrêtant le pieu de bois destiné à Matteo. On avait fait sa rencontre un peu avant, sans savoir qui c’était. Et quand on l’a appris, et qu’Erik a vu qu’il était en danger, il n’a pas hésité, malgré son sentiment vis-à-vis de la Mafia. En remerciement, outre les soins et l’accueil chez eux, Matteo voulait nous donner de l’argent, ce que mon cher frangin si droit dans ses bottes aurait refusé s’il l’avait su. Alors il m’a donné des tuyaux d’investissements. Je lui ai fait promettre que tout serait propre et je lui en ai confié la gestion.

Il a bu un peu. Ils m’épatent les frangins, Kris me dit que le parrain de la Mafia Lombarde, la plus importante d’Italie, gère leurs investissements… J’hallucine.

- Mon Don… Il est en effet erratique mais ne concerne qu’Erik et moi. Jusqu’à l’autre jour. C’est la première fois qu’il a concerné quelqu’un d’autre. Et tant mieux pour Tito.
- Oui, je suis heureux que ton Don ait décidé d’inclure mon p’tit pote dans ses attributions… Kris, je voulais savoir. Ce que tu as fait, ce que tu as dit, tu lui as demandé de retourner te voir avant de recommencer… Pourquoi ?

Il m’a fixé droit dans les yeux un moment, essayant de voir ce qui motivait cette question somme toute très personnelle. Il s’est décidé.

- Plusieurs raisons, égoïstes ou non. Je pense qu’on ne peut pas se permettre de perdre un homme de cette manière. Je pense qu’Erik se sentirait très mal si un homme mourrait à cause de lui.
- Joseph.
- Joseph. Et puis, je l’aime bien, ce petit bonhomme. Si mon cœur n’était pas déjà occupé par mon cher frère, il aurait pu l’être par Tito. Et… Je suis bisexuel, avec une préférence pour les femmes. Mais ça faisait longtemps que… Disons que moi aussi j’avais besoin de ça.

Je n’ai rien dit de plus, parce que je ne pouvais pas comprendre ce qu’il éprouvait. Mais j’étais content d’apprendre que quelqu’un aimait suffisamment mon p’tit pote pour lui sauver la vie.

Et en parlant du loup… Tito est entré dans le mess où il n’y avait plus que nous et s’est posté devant Kris qui a fini par baisser les yeux. Tito a passé une main sous son menton et a soulevé, l’obligeant à le regarder. Son expression de colère a disparue pour être remplacée par de la compassion.

- Va le voir, Kris. Il se fait des reproches parce que tu t’inquiètes pour lui et parce qu’il aurait dû suivre les préceptes de la Légion.
- Ça ne m’étonne pas de lui, Kris a dit d’une voix étranglée.

Kris s’est levé, dominant Tito maintenant, mais on avait toujours l’impression que c’était lui le plus grand, tant le lieutenant avait l’air abattu. Tito a attrapé Kris par le cou, l’attirant à portée pour chuchoter à son oreille.

- Merci Tito.

Mon p’tit pote s’est assis à côté de moi.

- Je me demande si un jour Kris avouera son amour à son frère.

J’ai sursauté, je ne m’attendais pas à cette remarque.

- Enfin, Tudic, c’est évident comme le nez au milieu de la figure. Par contre, vu la sexualité du géant, ça va faire bizarre…

Ce qui fut bizarre, ce fut la démarche raide du Viking quand il est entré, quelques instants après, dans le mess pour grignoter quelques fruits en attendant le déjeuner. Eh oui, on approchait du déjeuner et Cook ne servait plus.

Et puis je me suis mis à glousser bêtement et Tito m’a regardé bizarrement.

- Je viens d’imaginer la tronche de Cook et d’Erk, tous deux hétéros, quand Cook a dû poser sa main sur le cul d’Erk, à même la peau, pour le soigner.
- Hé hé. Heureusement Cook est un ancien médecin et est resté très pro. Erk…

Il s’est tu, ce p’tit con. Exprès, pour que je me pose des questions. Il m’a balancé un grand sourire bourré de sous-entendus que j’ai été incapable de déchiffrer. Comme je fronçais les sourcils, la colère tout juste là, il a continué.

- En fait, Erk avait tourné la tête vers le mur.
- Donc, tu n’as rien vu.
- Non, juste son magnif-mffff !!

Je lui ai collé mes deux mains sur la bouche, je ne voulais pas en entendre plus. Et puis Erk approchait avec une tasse de café et une pomme et s’est assis, un peu raide, en face de nous.

- Salut les gars. Merci Tito.
- Je t’en prie, Erk. Ça va mieux, maintenant que Cook t’a…

Il s’est tu, un sourcil levé et Erk a rougi, pivoine, faisant ressortir la très fine cicatrice qui court de son œil au coin de sa bouche, reçue en tentant d’échapper aux FER. On ne la voit pas, en temps normal, car elle n’est pas en relief. Tito, fasciné, a tendu la main et a tracé cette cicatrice du bout des doigts. Le Viking s’est figé, complètement pris par surprise, ne sachant pas comment réagir.

- J’ai une question pour toi, Erk, il a dit en reposant sa main sur la table. Tu détournes toujours le regard quand un mec te touche les fesses, ou c’est que quand ce mec n’est pas Kris ?

Erk a ouvert de grands yeux, j’étais moi-même sur le cul de l’audace de cette question.

- Putain, Tito, j’ai crié, c’est quoi cette question ? T’es malade !
- J’essaie de comprendre…
- De comprendre quoi, putain ? De comprendre comment tu peux retourner au trou ? Je te rappelle que quand on l’a aidé à se laver, après Kaymani, c’était toi et moi, pas Kris !
- Ah merde… T’as raison Tudic.

Erk a cligné des yeux et un léger sourire a refait son apparition sur son visage.

- Tito, tu nous parlais l’autre jour d’une version améliorée du goulash albanais…
- Oui…

Il avait l’air emmerdé, mon p’tit pote qu’avait bien déconné. Inquiet, même.

- Tu viens de me donner l’idée d’une variante d’un plat traditionnel de chez nous. Avec toi en ingrédient principal.

Derrière Erk, j’ai vu Kris arriver, un peu moins défait que tout à l’heure, et qui avait l’air toute ouïe.

- Ah ? a demandé Tito, franchement inquiet.
- Oui, les Hrútspungar.

Kris a mis sa main sur sa bouche, les yeux écarquillés. Je ne savais pas s’il se marrait ou s’il était vraiment horrifié.

- Euh, c’est quoi, les rutpun… truc ?
- Des couilles de bélier marinées.

Tito a blanchi et s’est mis à transpirer à grosses gouttes. Le sourire d’Erk est devenu diabolique et il a laissé mariner Tito encore un peu.

- Tu vois, Tito, chez nous, à cause de la température extérieure, la vengeance est un plat qui se mange chaud.

Il a fait une pause puis :

- Au fait, t’es de corvée laverie aujourd’hui, pour t’être foutu de ton officier supérieur.

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