LXII

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Nos soigneurs, Doués ou non, dormant profondément, épuisés par l’effort fait pour sauver nos camarades, Lin et moi avons déposé le chien au mess, exceptionnellement, pour que Cook puisse le surveiller et, peut-être, si nécessaire, intervenir.

Le pain commençait tout juste à cuire, alors Ketchup nous a servi du porridge. C’est pas trop mon truc, mais ce matin-là, j’étais vivant et j’ai décidé de ne pas faire le difficile.

Maintenant, il fallait nettoyer. Et ça, putain, c’est franchement merdique.

Nos deux morts étant au frais – désolé, les gars – on a commencé par ratisser la cour pour supprimer les traces de sang de nos blessés. Lin a voulu s’y mettre, je lui ai dit que non, il fallait qu’elle nous laisse faire.

- Tu devrais aller voir avec le Gros pour nos morts, s’ils ont de la famille. Et puis tu devrais te reposer un peu. Comme ça, quand Frisé arrivera, tu seras d’attaque.

- Mmh. Essaye de placer quelques sentinelles, d’accord ?

- Je verrai ce qu’il me reste comme effectif, Lin, mais je ne te promets rien.

J’ai rassemblé les hommes valides dans la cour. J’ai été content de voir que Kitty et Baby Jane étaient là, épuisées, certes, mais intactes. J’ai envoyé Kitty chercher les hommes et la femme qui surveillaient les blessés, et Tondu réveiller Doc ou Nounou.

- Et Erk ?

- Il s’est effondré il y a peine une heure. On va le laisser roupiller un peu plus longtemps si on le peut. Le connaissant, si on le réveille, il va retourner à l’infirmerie pour essayer de soigner nos blessés et, franchement, il n’est pas en état.

- Kris ? Tito ?

- Kris… est une inconnue, pour l’instant. Et Tito le surveille, au cas où…

Ils ont compris. Ils savent tous ce que veut dire Shaïtan. Ils ne sont pas cons non plus, ils ont réfléchi.

- Bon, j’ai dit. Je voudrais une ou deux personnes pour faire tout le périmètre jusqu’à ce que le peloton de Frisé revienne. On va compter sur les piquets de tente.

Oui, ces pieux ultra-sophistiqués installés à Noël, on les appelle des piquets de tente. Si leur inventeur savait ça… Bon, cette nuit ils ne nous avaient pas aidés et je me demande si ce n’est pas parce qu’ils sont mal placés. Ou pas aussi bien placés qu’ils pourraient l’être. Il va falloir qu’avec Lin et les Lieutenants on revoit les périmètres.

- Il me faudrait aussi quelqu’un pour le pont-levis.

J’ai eu des volontaires sans problème. J’ai demandé à tous de rester sur le canal général.

Ceux qui sont restés, et il y avait Kitty et Baby Jane, ont ratissé avec nous. On a arrosé la cour, aussi, pour essayer de diluer le sang. Puis on est partis avec des gants, des pelles, des grands sacs de toile, nous occuper de nos agresseurs.

- Merde, l’Archer, on peut pas les laisser, non ? Franchement, ils ne méritent…

- Non, j’ai coupé. Non, on ne peut pas. Ils vont gonfler et puer, avec la chaleur. Et puis… Ce sont des êtres humains, ils méritent un minimum de respect.

- Putain, tu te mets à parler comme Erk, l’Archer.

- Ben je préfère parler comme lui que comme notre ancien Lieutenant, tu vois !

Il a fermé son claque-merde et on est partis avec notre barda vers l’endroit où Kris nous avait bien fait flipper.

- On fait quoi, maintenant ?

On se tenait devant les corps, restés là où ils étaient tombés. Il faisait encore frais, heureusement, mais des mouches avaient déjà été attirées et… ça m’a rappelé la pièce dans laquelle on avait trouvé tous ces FER. Heureusement, ici c’était à ciel ouvert et j’avais dû m’endurcir un peu depuis.

- Bon.

Je me suis raclé la gorge. Même si je savais quoi faire, le dire et le faire, c’était autre chose.

- On leur fait les poches, on prend tout ce qui peut être utile, on récupère les armes et on les… je ne sais pas trop. A voir avec Lin.

- Elle est où, d’ailleurs ?

C’était le même que tout à l’heure, un type maigre et nerveux, du peloton de Tondu. Me souviens plus de son surnom et je m’en tape, honnêtement. Je ne l’aime pas, ce type. Toujours à chercher la p’tite bête. Tondu le tolère et le garde en ligne. Si y en a un de nous, les anciens, qui doit suivre le chemin de Lull… pardon, Higgins, je parierais sur lui. Mais j’ai été sympa, la transparence, tout ça, je lui ai répondu.

- Je l’ai envoyée se reposer.

- Ah ouais, je vois.

Son ricanement nous a tous pris à rebrousse-poil.

- Alors change de lunettes, mon gars, parce que tu n’as pas vu Lin faire la toilette de Saint-Hélier et de Gonzales. Tu ne l’as pas vue pleurer nos morts, tu ne l’as pas vue porter Alpha blessé jusqu’au mess. Maintenant, ferme ta gueule et fouille ce type.

- Non, je vais pas mettre les mains dans les poches d’un mort, putain, c’est trop dégueulasse.

- Petite nature, a dit Baby Jane en détachant chaque syllabe et en se dirigeant vers l’un des corps.

Tondu, qui m’avait jusque là laissé diriger l’escouade de nettoyage, s’est gratté la gorge. Le type – vraiment, impossible de me souvenir de son surnom ni même de son nom – a sursauté et s’est agenouillé pour fouiller.

Baby Jane avait déjà commencé. Cette femme est admirable. Elle ne craint pas grand-chose, elle n’a pas peur de se salir les mains, au propre ou au figuré. Kitty a décidé que fouiller n’était pas son truc, mais elle a pris un sac et a commencé à y mettre les armes des mecs. Bien pensé.

J’ai pris un autre sac, et j’ai ramassé les munitions, les cartouchières. Tondu a pris un autre sac, encore, pour rassembler ce que les autres sortaient des poches et qui n’étaient ni des armes, ni des munitions. Y avait de tout.

Baby Jane n’était pas la seule à fouiller, mais elle est passée derrière l’autre crétin pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Elle a sorti quelques trucs, mais pas beaucoup. Le grattement de gorge de Tondu avait été efficace.

Chaque corps fouillé a ensuite eu droit à un minimum de respect. On a enroulé leur keffieh autour de leur tête, on les a alignés les uns à côté des autres, les mains croisées sur le ventre.

Tondu est venu me tenir compagnie comme je contemplais la vingtaine de cadavres. On avait tous les deux les sacs à nos pieds et Baby Jane avait rapatrié les autres mecs au caravansérail.

- Dis, l’Archer, qu’est-ce qu’on va en faire, à ton avis ?

- On n’a pas trop de solutions, tu sais, sergent. Soit on les brûle, et on est un peu à court de bois, par ici, soit on les enterre, mais Erk n’est pas en forme pour nous creuser un trou bien profond tout seul. Encore une fois, il faut demander à Lin.

- Ouais. A propos, fais pas attention à Bic, c’est un crétin et un macho. J’ai dû lui casser la gueule une fois ou deux, parce qu’il n’y a que ce langage qu’il comprend.

- Lin le sait ?

- Non, elle a assez de soucis comme ça. Tu peux lui en parler, si tu veux. Après aujourd’hui, je vais le surveiller trois fois plus, ce con.

On a fait demi-tour pour repartir, chargés des sacs.

- l’Archer ?

- Oui ?

- Ne prête pas trop attention à ses sous-entendus. On sait, nous, ce qu’elle porte et on sait que, chacun à votre manière, Le Gros et toi, vous vous occupez d’elle.

Il a poussé un caillou du bout de pied.

- Tu sais, le commandement, ça isole. Je suis content qu’elle t’ait, pour… lâcher de la vapeur.

Il avait un sourire en coin en disant ça, mais il rougissait quand même.

- Je ne t’envie pas ce rôle, sache-le. Je ne serais pas capable de faire comme toi, d’être là quand elle en a besoin et, surtout, de ne pas essayer de profiter de votre relation. Ta mère t’a bien élevé, caporal.

J’ai rougi, à mon tour.

- Merci mec, j’ai dit. Et merci pour tout à l’heure.

Il a fait un geste vague et on est repartis vers le caravansérail.

On s’est rassemblés au mess. J’ai confié les sacs à Tondu et je suis allé voir si nos officiers faisaient encore partie du monde des vivants. Le Gros s’est réveillé dès que je lui ai touché l’épaule alors, pendant qu’il se rhabillait, je lui ai vite fait mon rapport.

- Bien vu, l’Archer. On va attendre pour réveiller les Islandais, surtout si tu me dis que Kris est peut-être un danger pour nous.

- Je ne sais pas trop ce qu’il est, Gros, mais Erk a demandé à Tito d’être là à son réveil, alors…

- Tu as bien fait, de toute façon. Je vais aller au mess faire le tri de ce que vous avez ramassé, va donc faire un tour à l’infirmerie pour revenir me faire ton rapport, OK ?

J’ai confirmé et je suis allé voir les blessés. Je suis passé au mess d’abord, et Ketchup m’a tendu un thermos de café et des tasses. Après un merci, j’ai continué ma route.

Doc, réveillée par Tondu, avait à peu près réussi à ouvrir un œil. Elle était assise sur son lit, clignant son œil, donc. L’arôme du café que je lui ai tendu l’a réveillée un peu mieux.

- Bonjour Doc. Désolé de ne pas te laisser dormir plus longtemps.

- Mmh… J’ai dormi combien de temps ?

- Pas assez longtemps, Doc.

Je lui ai fait mon rapport, surtout sur les soins donnés par Erk.

- Et il est où, maintenant ?

- Dans la petite chambre avec le type.

- Quoi ?! Mais ça va pas la tête !

- Oh, mollo, Doc ! J’ai shooté le type à la morphine y a un peu moins de deux heures, il est attaché à son lit et K2 est en planton à l’intérieur de la chambre.

- Mais quand même…

- Doc, j’aurai été incapable de le porter plus loin que les arcades. J’ai failli pas réussir à le poser sur le lit, heureusement qu’il était encore un tout petit peu conscient.

Elle a grommelé un peu puis a dû se rendre à l’évidence. Je ne suis pas capable de soulever 110 kg, surtout inconscients.

Une fois son café bu et sa mauvaise humeur disparue, elle s’est levée, a remis un peu d’ordre dans sa tenue – je me suis tourné par politesse – et elle est partie faire le tour des blessés, en commençant par JD.

En soulevant un coin du pansement et en regardant la plaie – qui avait encore meilleure mine qu’avant – elle m’a demandé ce qu’Erk avait fait, je lui ai raconté ce que j’avais vu.

- Mmh, elle a dit en vérifiant les constantes de JD, il a fait du beau boulot. Je suis contente de l’avoir, celui-là.

On a fini la tournée dans la petite chambre, que K2 nous a ouverte. Il est sorti prendre un peu l’air.

Erk et l’agresseur dormaient toujours, l’un épuisé par les Soins qu’il avait fait, l’autre drogué à la morphine. Doc a vérifié que le type n’avait pas de fièvre – 38°C, rien de grave –, que son cœur battait à peu près normalement – un peu plus rapide – et elle s’est ensuite tournée vers son amant.

Depuis que je l’avais bordé sous sa couverture, il n’avait pas bougé. Roulé en boule dans un lit trop petit pour lui, ses cheveux couleur d’or – je deviens poétique, avec lui – répandus sur l’oreiller, ses mains ouvertes devant son visage, lequel était détendu, tout contribuait à lui donner un air de petit garçon endormi. J’en étais tout attendri.

Doc a craqué, elle lui a caressé la joue avec beaucoup de tendresse.

- Quand je pense que je vais devoir te briser le cœur…

- Pourquoi ?

- Oh !

Elle a sursauté.

- Je t’avais oublié. Tu es trop discret.

Je lui ai fait un sourire en coin. Dans le bureau de Lin, c’était un putain d’avantage.

- Tu veux bien expliquer ta remarque ?

Elle m’a longuement regardé. J’ai senti qu’elle hésitait. Mon sourire en coin s’est accentué. Elle avait commencé une confidence en ma présence, il lui fallait aller jusqu’au bout. Elle a poussé un gros soupir.

- Il est trop gentil, trop doux, trop… prévenant.

- Et ça ne te plaît pas ?

Elle a détourné le regard, rougissant.

- Doc, tu fais ce que tu veux, mais fais-le avec délicatesse, c’est tout ce que je te demande. Tu connais la pensée de Lin sur les affaires de cœur au sein de la Compagnie.

- Oui, je sais. Faut pas que ça éclabousse et que ça mette en danger la Compagnie.

- Fais ça pour lui, au minimum.

- Compris, l’Archer.

- Merci Doc.

J’ai regardé l’heure à mon smartphone. Bon sang, la matinée était bien avancée. Avant d’aller réveiller Lin, je suis passé à la radio, où Phone était toujours là, sans relève car Mike était blessée. Il avait eu des nouvelles de Frisé, qui serait là pour le déjeuner. Une bonne nouvelle, ça, ça ferait des gars un peu plus frais que nous… Bon, pas dans le sens moins fatigués, juste que ça ferait un peloton qui n’avait pas vécu cette nuit éprouvante.

Une fois Lin réveillée, je lui ai refait un topo et on est allés tous les deux au mess, rejoindre Tondu et les sacs de matériel récupéré sur nos agresseurs.

Tondu avait déjà fait du tri. Les armes des mecs étaient des Kalach, leurs munitions – le peu qu’il y en restait – incompatibles avec nos armes, même avec le MKSR qui chambrait le même calibre. On allait devoir s’en débarrasser. Lin nous a dit que le prochain hélico les emporterait vers un endroit où elles seraient détruites.

On avait une micro-forge à l’armurerie – on s’en servait pour fondre des balles, parfois –, on ferait fondre le métal des armes, pour en faire d’autres balles, des qui traverseraient des cibles sans s’écraser sous le choc. Le plastique ou polymère des crosses et autres iraient dans la pile de trucs divers que l’on gardait car « ça pouvait servir ». C’est vrai qu’on pouvait les retailler, ces morceaux de plastiques. Pour faire à peu près tout, en fait. Jo était le spécialiste de ce genre de bricolage.

Les poignards seraient rendus anonymes et conservés à l’armurerie. Restaient les trucs persos. On avait laissé sur les gars leurs bracelets de prière, car c’était quelque chose de très personnel et que personne, chez nous, ne voudrait garder, même comme trophée, car Lin interdisait cette pratique.

Malheureusement, les papiers d’identité, même de nos jours, n’étaient pas une denrée indispensable à la survie dans les montagnes afghanes, surtout après l’échec en 2022 de la carte d’identité électronique, avec le retour des Talibans au pouvoir après le premier retrait américain. Donc, de ce côté-là, macache. Un des poignards était typiquement turkmène, un verset du Coran était écrit en ouzbek sur un bout de papier… Rien de très concluant.

- Si tu veux mon avis, Lin, a dit le Gros, ils viennent d’un peu partout. Mais c’est étrange, parce que ces ethnies ne se mélangent pas tellement. A moins d’avoir une bonne raison.

- Et tu penses qu’on pourrait être la bonne raison, a dit Tondu.

- Ouais, c’est ce que je crains.

- Faut être suicidaire, pour nous attaquer à plus de deux contre un, a remarqué Lin. Cela dit, il est inutile de faire des hypothèses tant qu’on n’a pas parlé à notre agresseur. Et je préfère attendre qu’Erik ne soit plus dans la chambre pour le… convaincre.

Je la savais pragmatique, mais là, je vous avouerais que j’ai plaint le type. Et pourtant, on avait deux morts, neuf blessés, dont un dans un état grave, et deux Lieutenants hors-service à cause de lui et de ses potes.

- Et comme je n’aime pas attendre, on va prendre une civière et déplacer le géant, le mettre dans sa chambre.

On n’a pas eu à le faire, le Viking était juste assez réveillé pour se diriger vers les douches – c’est là que sont les toilettes – puis sa chambre, où il s’est rendormi aussi sec.

L’irruption d’un certain nombre de soldats en colère dans la petite piaule a réveillé le blessé. A la demande de Lin, le Gros est allé chercher Doc pour qu’elle surveille son état de santé. La petite toubib n’était pas ravie de l’interrogatoire qui se profilait, mais elle a bien compris qu’on avait besoin de savoir. Comme je le disais, neuf blessés, ça fait pencher la balance d’un certain côté.

On s’est retrouvés avec Doc assise au bord du lit, ayant collé quelques trucs à des endroits stratégiques du torse du gars, pour mesurer ses constantes, et tenant un moniteur portatif. Lin et elle s’étaient mises d’accord. Si les constantes dépassaient un certain niveau, Doc demanderait l’arrêt de la discussion. Lin déciderait si elle obéissait ou pas.

J’ai regardé le mec droit dans les yeux et j’y ai lu de la peur. Mais aussi autre chose. De l’espoir ? Putain, si ce mec éprouvait de l’espoir alors qu’il était grièvement blessé et à notre merci, qu’avait-il fui ?

J’ai fait part de mes réflexions aux autres, en français.

- Tu veux lui parler, Tudgual ? m’a proposé Lin.

J’ai accepté.

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